L’imbrication des éléments naturels avec les objets industriels fait de notre planète un laboratoire à ciel ouvert : aucun lieu de la Terre n’échappe plus à l’expérimentation. S’il y a bien un épicentre géologique naturel du tremblement de terre, la centrale de Fukushima, elle, représente l’épicentre symbolique de l’ère de l’Anthropocène. Cet accident convoque la réflexion et l’action. Fukushima marque la fin d’une ère, mais en inaugure une autre. Penser l’avenir par-delà les logiques de puissance qui ont dominé les Trente Glorieuses et la fin du XXème siècle, voilà le projet de l’Institut Momentum.
L’action tellurique de l’humanité sur la Terre caractérise une ère nouvelle : l’Anthropocène. Cette appellation désigne l’époque d’accélération liée à la combustion du charbon et du pétrole dans les machines thermiques, qui a entraîné en moins de deux siècles une croissance et un développement sans précédent dans l’histoire humaine. Depuis les débuts de l’époque industrielle, l’humanité, ou une partie de l’humanité, s’est érigée en force géologique centrale et toute-puissante. Au point qu’aujourd’hui, tous les cycles de la biosphère sont modifiés par les activités humaines – cycle du carbone, de l’eau, du phosphore. La nature se reconstitue par endroits, mais le taux de gaz carbonique n’a jamais été aussi élevé dans l’atmosphère et va causer au cours de ce siècle une hausse de la température d’une rapidité inconnue depuis 800 000 ans. Pourra-t-on en sortir de l’impasse de l’Anthropocène ?
L’Anthropocène, c’est aussi une ère d’exubérance qui abolit l’angoisse, où l’automobile et l’écran plat sont devenus des droits humains fondamentaux. Une ère d’addiction, où la production de moyens est devenue la fin de l’existence. Une ère d’accélération, où la croissance, qui repose sur le cycle sans fin de la production et de la consommation, doit produire toujours plus d’objets inutiles pour ceux qui en ont déjà trop. C’est la logique même du productivisme.
L’année 2008 a marqué un tournant dans l’histoire de l’ère industrielle. La hausse du prix du pétrole a été telle qu’elle a déclenché une réaction en chaîne. Pour la première fois, l’énergie est apparue comme un facteur de basculement de l’économie. La crise des prêts hypothécaires aux Etats-Unis a suivi la flambée des cours du brut : elle résulte d’un enchaînement qui n’est pas fortuit. Le prix de l’énergie conditionne l’économie. La hausse du prix de l’énergie se fait sentir sur les cours des matières premières agricoles. Le risque systémique d’un collapse financier reste d’actualité.
En même temps que ce vacillement de la finance mondiale se déroule une crise plus silencieuse, mais plus préoccupante, car il n’est pas possible de négocier avec celle-ci. Cette crise est celle de la nature et de l’ensemble des êtres vivants. L’emprise des sociétés industrielles sur les ressources naturelles épuise le sous-sol et les sols. Les rejets de ces sociétés dans les milieux excèdent la capacité des écosystèmes à se régénérer. Les stocks de poissons sont en diminution, ainsi que la biodiversité en général, les sols fertiles et les nappes aquifères.
Cette dégradation rapide de l’écosphère se déroule en relation avec la diminution des ressources énergétiques et la dislocation du système financier. Ces trois domaines interconnectés ont atteint leur point de non retour au cours de la première décennie du 21ème siècle.
Le pic pétrolier de brut conventionnel a été atteint en 2006, selon l’Agence internationale de l’énergie elle-même. Et le remplacement de cette énergie extraordinairement concentrée qu’est le pétrole demeure pour le moment un fantasme, sinon une illusion collective. La réponse ne sera pas technologique. Elle tiendra à l’organisation des sociétés elles-mêmes, au renforcement de leur résilience, au maintien de leur trame de sécurité.
Le 21ème siècle ressemble ainsi à la sortie d’une parenthèse. L’exubérance énergétique du 20ème siècle est terminée. La majeure partie du pétrole facile à extraire a été brûlée en 200 ans d’ère industrielle. La fête est finie.
Toutes les dettes accumulées, dette financière, dette énergétique et dette écologique nous reviennent aujourd’hui comme des bombes à retardement qui commencent à exploser. Les conséquences de la croissance exponentielle des économies industrielles avaient été annoncées dès 1972 dans le rapport Halte à la croissance : croissance démographique, industrialisation, pollution, production alimentaire et accélération de la dégradation des systèmes naturels.
Les générations de ce siècle héritent de la dette de la gabegie industrielle. Celles du XXIIème siècle n’en auront pas fini de démanteler nos centrales nucléaires. Les sociétés vont être profondément transformées. Elles doivent se préparer à ce changement en se rendant moins dépendantes des ressources non renouvelables, et en consolidant leurs réseaux de solidarités, au sein de communautés humaines renforcées.
Au stade actuel, les alertes lancées par les auteurs de Halte à la croissance en 1972 se confirment. Le temps des limites est notre temps. L’économie mondiale est entrée depuis 2008 en collision avec ces limites. La croissance voit aujourd’hui ses bienfaits menacés par les nuisances qu’elle engendre. Les coûts marginaux du développement productiviste dépassent désormais les bénéfices escomptés.
Depuis 200 ans, et plus encore depuis le début du 20ème siècle marqué par les premières découvertes de gisements de pétrole, le formidable foisonnement démographique et technologique, les progrès dans les domaines de la santé, des transports et des communications, résultent de l’accès à une énergie bon marché, abondante et concentrée. Plus l’énergie est disponible, plus elle est rapide à extraire, plus d’autres ressources sont exploitées, dont les produits entraînent à leur tour plus de demande énergétique. La boucle des causes et des effets tourne de plus en plus vite.
Le point de départ de l’Institut Momentum se fonde sur cette prise de conscience que nous vivons aujourd’hui la fin de la période de la plus grande abondance matérielle jamais connue au cours de l’histoire humaine – une abondance fondée sur des sources temporaires d’énergie concentrée et à bon marché qui a rendu possible tout le reste. A l’heure où les sources les plus nécessaires à cette abondance matérielle entrent dans un déclin inévitable et irréversible, nous abordons une période de contraction économique généralisée.
La crise globale des systèmes naturels, énergétiques et économiques forme l’étoffe de notre époque singulière.
Pour y réagir, nous sommes convaincus de la nécessité de contribuer à l’élaboration des transitions vers les sociétés de l’après-pétrole, les sociétés de sobriété.
Mobiliser un nouvel imaginaire social
Ces transitions ne se limitent pas à installer des éoliennes et des panneaux solaires, ou à réhabiliter les bâtiments. Développer les sources alternatives d’énergie et l’efficacité énergétique est important, mais cela ne suffira pas à constituer une transition pour deux raisons :
Aucune énergie alternative (renouvelable ou autre) n’est en mesure de fournir de l’énergie aussi bon marché et aussi concentrée que les énergies fossiles en temps et en heure, et dans le court délai qui reste.
Les infrastructures de transport, d’électricité, les bâtiments et les systèmes alimentaires ont été conçus en rapport avec les caractéristiques du pétrole, du gaz naturel et du charbon, et, en France, du nucléaire. Passer à des énergies différentes supposera de redessiner et reconfigurer la plupart de ces infrastructures.
En France, le Grenelle de l’environnement n’a pas favorisé un nouvel imaginaire social. Il ne permet pas d’opérer les changements nécessaires, même s’il encourage les énergies renouvelables et la réhabilitation des bâtiments. Le Grenelle n’a pas opté, par exemple, en faveur de la démocratisation et la déconcentration des systèmes énergétiques.
La transition post-pétrolière, post-nucléaire et post-carbonique s’attache à complètement redessiner et à repenser les infrastructures de la société mais aussi à œuvrer à un nouvel imaginaire social en se projetant dans un futur proche sans pétrole et sans énergies de stock.
De même que l’économie agraire de 1800 était complètement différente de l’ère des énergies fossiles actuelle, de même l’économie post-fossile et post-fissile de 2050 diffèrera profondément du paysage contemporain.
Cette différence se verra dans la conception urbaine, dans l’utilisation des terres, dans les systèmes alimentaires, dans la production manufacturière, les réseaux de distribution, les emplois, l’organisation des transports, les soins médicaux, le tourisme et autres. Cette transformation va également requérir de revisiter nos valeurs culturelles et économiques. Comme l’écrit le psychosociologue Harald Welzer, « la seule possibilité qui s’offre à nous, c’est de maintenir notre niveau de civilisation dans le domaine de la culture, de la santé, de la sécurité, de l’égalité, de la démocratie, et de freiner de façon radicale les aberrations du développement, et notamment une utilisation de l’énergie qui obère l’avenir, une mobilité tous azimuts et une culture de la disponibilité chronique »[1].
Le temps est venu d’établir un régime de production et de répartition de l’énergie équitable et favorable à l’appropriation par les localités et les citoyens. Le temps est venu de solidarités et de démocraties fondées sur le partage et la coopération. Le temps est venu de poser un nouveau cadre pour l’économie afin de l’encastrer dans notre écosystème local et global.
Le Moment de changer d’ère
Le vent du changement est là. Le consumérisme connaît ses derniers feux, non pas en raison d’une prise de conscience, mais parce que la crise limite le pouvoir d’achat de chacun. Le moment historique que nous vivons demande un mode de pensée différent, et il ouvre aussi sur de nouvelles opportunités de résoudre des problèmes très pratiques. Par exemple, la réduction des emballages, la relocalisation de l’économie, l’autosuffisance énergétique des bâtiments sont maintenant des questions prises au sérieux, alors que, pendant des décennies, économistes et politiciens se moquaient de ces idées issues des mouvements écologistes et environnementalistes.
Sans faire de bruit, un mouvement informel composé de citoyens engagés, de communautés, d’entreprises et d’élus a entamé la transition vers le monde post carbone. Ces acteurs précoces travaillent à réduire leur consommation, à produire localement nourriture et énergie, à investir dans l’économie locale, à réhabiliter des savoirs, à préserver les écosystèmes locaux. Pour certains citoyens, cet effort a principalement abouti à planter un jardin, à se rendre en vélo au travail, ou à cesser d’acheter dans les hypermarchés. Leurs motivations sont diverses : freiner le changement climatique, préserver l’environnement, la sécurité alimentaire, le développement économique local. L’essence de ces efforts est cependant la même : tous reconnaissent que le monde change, que la manière habituelle d’agir, fondée sur l’idée que la croissance de la consommation peut et doit continuer indéfiniment, ne fonctionne plus.
Pris isolément, tous ces efforts sont loin de suffire. Mais une fois rassemblés, ils peuvent orienter la nouvelle société.
Jusqu’à présent, la plupart de ces efforts ont été exprimés par des individus exceptionnels qui ont vite compris à quelle crise nous sommes confrontés. A mesure que le collapse va se dérouler, de plus en plus d’individus vont devoir subvenir à leur survie. Beaucoup d’entreprises multinationales, dont le chiffre d’affaires repose actuellement sur le prix relativement bas de l’énergie et des ressources naturelles, vont faire faillite, tandis que des entreprises locales et les coopératives vont se développer. Les gouvernements locaux, confrontés à la baisse des ressources fiscales, vont devoir trouver les sources d’énergie leur permettant de maintenir les systèmes de traitement de l’eau, les transports publics et les services d’urgence.
Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est de clarté, de mise en œuvre, de coopération et de coordination. A partir d’une vision commune et d’une compréhension des défis et des solutions, nous pouvons établir la transition vers un monde équitable, soutenable, le monde d’après qui s’annonce à l’issue de l’ère de l’énergie bon marché.
Reste que la transition est proposée depuis quatre décennies, sans résultats. A relire le rapport Meadows de 1972, les enjeux pressentis à l’époque sont aujourd’hui révélés. La société est plus réceptive qu’hier, fragilisée dans ses assises par la crise qui s’installe et va se révéler être une récession. Les stratégies de transition doivent aujourd’hui être pensées et proposées comme une alternative centrale et non marginale pour la société. Encore faut-il parvenir à établir des interconnexions entre les myriades d’initiatives et de réflexions qui, ici et là, forment une transition soutenable.
Quel rôle pour l’Institut Momentum ?
L’institut Momentum se consacre à répondre au défi de notre époque : comment organiser la transition vers un monde post-croissant, post-fossile et modifié par le climat ? Comment penser et agir les issues de l’Anthropocène ? Quelles sont les sorties de secours ? A quoi ressemblent des sociétés résilientes au temps de la triple crise, énergétique, économique et écologique ?
L’objet de notre démarche est de constituer une communauté de contributeurs, composée d’experts reconnus ou émergents dans les domaines majeurs de la transition. Les contributeurs de l’Institut Momentum interviennent dans leur domaine d’expertise, en relation avec la pensée de la transition. Ils produisent des diagnostics, des analyses, des scénarios et des propositions originales sur les stratégies de transition et de résilience. L’Institut Momentum est là pour les susciter et les faire connaître aux individus, aux collectivités, aux entreprises et aux gouvernements. L’ensemble des contributeurs publiera un Annuel du Momentum, couvrant chaque thème principal et les initiatives les plus récentes pour répondre à la crise, dans un esprit cohérent voire holistique.
Nous faisons une veille sur les thèmes tels que : restauration des écosystèmes, systèmes alimentaires, utilisation des terres, permaculture rurale et urbaine, énergie et autonomies énergétiques, économie coopérative, métiers de la résilience, solidarités pratiques, résolution de la dissonance cognitive, nouvelles formes de la démocratie.
Nous avons aussi le souci de donner de la visibilité aux solutions émergentes, déjà mises en œuvre par les villes en transition, les coopératives de l’énergie, les Amaps, les entreprises d’insertion, les collectivités dotées d’éco-quartiers.
La Revue durable est notre principal partenaire éditorial, en raison de la compatibilité évidente la vision de LRD, inlassablement dédiée depuis dix ans à la recherche de pistes originales et de foyers de création de résilience, et les thématiques portées par l’Institut Momentum. Nous sommes aussi en relation avec des publications tels que Silence, ou des revues telles qu’Entropia, avec le mouvement de la transition, avec l’Université populaire de permaculture et avec d’autres lieux de pensée tels que le Post Carbon Institute californien, la New Economics Foundation britannique, et, en France, avec l’association et l’institut Negawatt.
Appel
Tandis que les mauvaises nouvelles affluent de la centrale nucléaire de Fukushima, des scientifiques du climat, des géologues du pétrole et des économistes, la conscience se répand que les décisions que nous prenons aujourd’hui détermineront le visage du monde pour plusieurs générations voire plusieurs siècles. Ce moment historique de transition est une opportunité. Nous savons ce qui va arriver si les choses suivent leur cours.
Mais si nous parvenons à les diffuser, les initiatives et les contributions pour imaginer et créer le monde d’après pétrole se répandront globalement et localement. Elles deviendront majoritaires, et les efforts que nous déployons aujourd’hui seront demain des lieux communs qui feront que nos efforts ne seront plus nécessaires. Entre temps, nous avons une chance, et c’est peut-être la dernière, de nous écarter du précipice. Un défi, un moment singulier, une fenêtre d’opportunité : le Momentum. Rejoignez-nous.
Le Monde, 26 mars 2011.