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André Gorz, penseur de la catastrophe, aurait cent ans cette année

10 février 2023

Intervention du 15 octobre 2022
à l'occasion de l'anniversaire des dix ans de l'Institut Momentum 

Dans son livre Face à l’effondrement, Luc Semal rappelle que le contenu apocalyptique est proprement consubstantiel à l’écologie politique. Or, Gorz a largement contribué à construire cet horizon apocalyptique et sera un précurseur éloquent de la décroissance, d’abord comme journaliste au Nouvel Observateur sous le pseudonyme de Michel Bosquet. Ces contributions sont réunies dans le recueil Ecologie et Politique (Points/Seuil, 1978). 

Pour moi, les discours actuels de la décroissance et de la collapsologie réactivent certaines de ses convictions fondamentales, avec évidemment des orientations qui leur sont propres. Il écrit dans son article de 1972 intitulé « les impasses de la croissance » : « d’autres civilisations se sont effondrées avant la nôtre, dans les guerres d’extermination, la barbarie, la famine et l’extinction de leurs peuples pour avoir consommé ce qui ne peut se reproduire et détruit ce qui ne se répare pas. » (1) Parce qu’il a été ébranlé lui aussi par le rapport Meadows au Club de Rome, il impulse un colloque à cette occasion sous la houlette du Nouvel Obs, auquel ont assisté environ 1200 personnes. Celui-ci réunissait des intervenants d’horizons divers qui vont compter dans le paysage intellectuel de l’écologie naissante, dont son ami Herbert Marcuse, autre penseur de la décroissance, Edgar Morin ainsi qu’Edward Goldsmith (2) . Il y a donc à ce moment-là rupture avec la temporalité progressiste. Notons que cette large prise de conscience s’opère dans le contexte historique et théorique de la rupture déjà instaurée par ce qu’on a appelé la Nouvelle Gauche - dont Marcuse et Gorz ont été des figures de proue – et qui préfigurait la critique écologiste par son questionnement de l'orientation productiviste et économiciste. 

Dans ce contexte, l’originalité de la pensée écologique de Gorz réside dans son arrière-plan philosophique : Gorz est d’abord un philosophe qui croise l’existentialisme (Sartre au premier chef) et le marxisme hétérodoxe/humaniste d’après-guerre pour lequel l’interrogation sur l’historicité est centrale et qui conçoit l’histoire comme non déterminée, en opposition frontale au positivisme scientiste, au caractère prophétique du marxisme dominant à l'époque. C’est la raison pour laquelle, alors qu’il qualifie le message du rapport Meadows de « profondément subversif », il considère cependant qu’il entretient l’illusion d’un capitalisme raisonné, sans croissance. Gorz, lui, insiste sur l’incompatibilité entre croissance capitaliste et survie de l’humanité et, par conséquent, sur la nécessité d’une « décroissance ». On est donc ici en présence d’une pensée de la catastrophe qui est inséparable d’un projet d’émancipation, de justice et de transformation sociales. Son article « leur écologie et la nôtre » (1974), repris dans Ecologie et politique, pose une distinction - toujours pertinente à mon sens - entre une écologie radicale et une écologie marquée par le rejet de la conflictualité. L’article s’ouvre sur cette assertion provocatrice : « L’écologie, c’est comme le suffrage universel et le repos du dimanche : dans un premier temps, tous les bourgeois et tous les partisans de l’ordre vous disent que vous voulez leur ruine, le triomphe de l’anarchie et de l’obscurantisme. Puis, dans un deuxième temps, quand la force des choses et la pression populaire deviennent irrésistibles, on vous accorde ce qu’on vous refusait hier et, fondamentalement, rien ne change. ». Pour le situer précisément, Gorz est un penseur de l’écosocialisme ; d’un socialisme antiproductiviste, une tradition socialiste minoritaire au sein de la gauche (3) ; ou du choix de ce qu’il appelait la « décroissance productive ». Concrètement : se libérer du travail et de la consommation ; travailler et consommer moins pour vivre mieux et s’activer en dehors de l’emploi. Il écrit : « « Mieux », ce peut être « moins » : créer le minimum de besoins, les satisfaire par la moindre dépense possible de matière, d'énergie et de travail, en provoquant le moins possible de nuisances. ». (4)

Une chose est certaine : la simple prise en compte des contraintes écologiques ne garantit aucune issue Une chose est certaine : la simple prise en compte des contraintes écologiques ne garantit aucune issue émancipatrice. C’est pourquoi on a de sa part un refus de fonder la politique sur la science, qui consacre le pouvoir des experts. Gorz stigmatisera toute gestion bureaucratique ou autoritaire de l’impératif écologique à l’instar de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul. (5) Il est l’un des rares, je crois, à saluer à cette époque l’apport de la référence aux lois de la thermodynamique chez Nicholas Georgescu-Roegen ; ce qui ne veut pas dire que cet apport soit, selon lui, suffisant : la détermination en dernier ressort de la catastrophe en termes bio-physico-chimique est bien la dynamique d’accumulation de capital qui exige la croissance. Une précision est essentielle ici : Gorz soulignait l’urgente nécessité d’une rupture avec l’industrialisme et la religion de la croissance qui ne sont pas propres au seul capitalisme :

« Le capitalisme de croissance est mort. Le socialisme de croissance, qui lui ressemble comme un frère, nous reflète l’image déformée non pas de notre avenir mais de notre passé. Le marxisme, bien qu’il demeure irremplaçable comme instrument d’analyse, a perdu sa valeur prophétique ». 6
En résumé : cette pensée de la finitude, du basculement s'est extraite du « prisme continuiste ». La
problématique catastrophiste n’empêche néanmoins pas un horizon émancipateur. Un de ses livres s’intitule d’ailleurs Misères du présent, richesse du possible. 7 Qu’est-ce qui l’a mis sur la voie de cette écologie ? C’est une critique subtile des besoins qu’il élabore dès 1959 (avant L’Homme unidimensionnel de Marcuse, 1964) et qu’il explicitera dans les années 1960. Je n’ai pas le temps de développer mais deux choses sont d’emblée claires pour lui :

- La croissance n’est pas une condition de justice sociale mais une nécessité systémique du capitalisme.
- La décroissance doit être socialement équitable (ce que des représentants de la gauche se résolvent à dire … 50 ans plus tard !).

Gorz formule un appel à une société d’« équité sans croissance » choisie fondée sur l’autonomie et l'autolimitation. Dans une grande proximité avec Illich, il invitait à restaurer une notion du « suffisant », conçu comme un projet collectif, politique - et non comme un effort individuel, celui des petits gestes nécessaires mais insuffisants. En somme, on a à faire à une critique de la rationalité productiviste – qu’elle soit capitaliste ou  « socialiste » qui conduit au développement sans fin des forces productives. Les questions de la production, de ses objectifs mais également de ses moyens sont d’ailleurs pour lui essentielles. Souvenez-vous de sa longue croisade contre le nucléaire, qui fait partie des « technologies verrou » et non des « technologies conviviales » selon Illich. La technoscience représente un élément clé de la critique gorzienne et il est de ceux qui ont affirmé la non neutralité des forces de production. Sa thèse est la suivante : La naissance de la technoscience et de l’industrialisation sont inséparables du développement de la division et de l’organisation hiérarchique du travail. En conséquence, la fameuse « appropriation des moyens de production » est impossible en raison de la complexité des techniques et des savoirs mis en jeu dans la « mégamachine industrielle ». Celle-ci suppose en effet une séparation de l’acte de production et de consommation – préoccupation motrice de son œuvre – qui rend impossible une définition concertée des besoins dans une double visée d’autonomie et d’autolimitation. C’est l’essence de sa critique du salariat. Dans ses dernières années son cauchemar est celui de machines unifiées en un macrosystème totalitaire. Voici ce qu’il m’écrivait en septembre 2005 :
Je vous joins un livre fondamental […] 8 . Il (Günther Anders) est l’un des fondateurs de l’écologie politique technocritique. Heideggerien dissident, il a une certaine parenté avec Ellul. Je regrette que le deuxième tome [ne soit] pas traduit 9 . Il contient, entre autres, un article, « L’obsolescence de la machine », qui anticipe le manifeste de Theodor[e] Kaczynski 10 (alias Unabomber), lequel démontre que les machines finiront par s’unifier en une seule grande « machine totalitaire » exerçant son pouvoir (sa domination) sur la société des hommes. Tous les grands systèmes – d’énergie, de communication, d’alimentation en eau, gaz, pétrole, de prévision, d’alerte, d’opérations financières et bancaires, etc., etc. constituent des réseaux interdépendants
commandés par ordinateur. Le pouvoir de décision et d’action passe insensiblement au système complexe de machines intelligentes et la complexité de ces systèmes se soustrait progressivement au pouvoir humain. Seule, peut-être, une minuscule élite a encore les moyens de contrôler et de guider le système. L’élite, écrivait Kaczynski, aura le choix soit d’exterminer la masse devenue inutile de l’humanité, soit de la réduire au rang d’animaux domestiques. » (11) Et pourtant, il est sous d’autres aspects lui aussi victime de l’industrialo-technicisme (12) dans la mesure où il croyait en une rédemption par la technique, au sens où les gains de productivité permettraient de nous sortir de cette prison qu’est le statut de salarié-consommateur aliéné. Pour Gorz, il y a en effet une ambivalence fondamentale des technologies numériques ; elles sont aussi le support potentiel d’une organisation productive horizontale, d’une autonomie productive dans la coopération. Dans ses dernières années, il avance qu’elles pourraient permettraient de sortir du règne de la marchandise en abolissant la déconnection entre production et consommation. Au jour d’aujourd’hui, son optimisme concernant la possibilité d’une réorientation émancipatrice du numérique ne semble pas fondé et on peut donc douter de cette utopie d’un communisme numérique. Pour autant, il a contribué à nourrir la réflexion, toujours actuelle, qui traverse tous les écrits de l’écologie radicale sur les voies de sortie des grands systèmes, qui multiplient les médiations productives et, du même coup, politiques. En conclusion, il existe des tensions, points aveugles, contradictions dans son œuvre. Néanmoins, sa lecture reste précieuse pour contrer les récits dépolitisés sur l’effondrement et, pour les penseurs de l’écologie aujourd’hui, pour se prémunir du fantasme d’être à soi-même sa propre origine. 

1. In Critique du capitalisme quotidien, Galilée, 1973, p. 287.

2. Edward Goldsmith, Robert Allen, Michael Allaby et al., A Blueprint for Survival, Harmondsworth, Penguin, 1972, trad. en français : Changer ou disparaître, Paris, Fayard, 1972.

3. Je renvoie ici à Serge Audier, L’Âge productiviste, La Découverte, 2019.

4. In Écologie et politique, 1978, p. 36.

5. Voir ici son testament écologique « L’écologie, entre expertocratie et autolimitation » (1992) in Écologica, Galilée, 2008.

6. « Le réalisme écologique », in Écologie et politique, 1978.

7. Galilée, 1997.

8. Il s’agit de : Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle. Tome I, Éd. de l’Encyclopédie des Nuisances-Éd. Ivréa, 2002.

9. Il a été publié depuis : L’Obsolescence de l’homme. Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle. Tome II, Éd. Fario, 2012.

10. Theodore Kaczynski, La Société industrielle et son avenir, Éd. de l'Encyclopédie des Nuisances, 1998.

11. Reproduit in Françoise Gollain & Willy Gianinazzi, André Gorz, Leur Écologie et la nôtre. Anthologie d’écologie politique, Le Seuil, coll. Anthropocène, 2020, p. 79-80.

12. Comme l’avance Aurélien Berlan dans Terre et liberté (L’échappée, 2021) qui pourtant reconnaît son influence sur sa pensée de l’autonomie.