Séminaire

Anticiper et conjurer les guerres : une approche par les communs 

28 juin 2025

L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a constitué un tournant brutal, à la fois géopolitique et intellectuel. Alors que j’étais engagé dans ma deuxième année de post-doctorat à l’École Polytechnique, menant des recherches sur les méthodes d’anticipation des conflits armés, j’ai été confronté à l’échec cuisant des outils classiques de prévision. En janvier, les discussions allaient bon train parmi les experts, mais le consensus était clair : la Russie ne franchirait pas le pas. Elle bluffait, et les signaux d’alerte émis par les États-Unis étaient interprétés comme de la surenchère stratégique. En vérité, nos analyses, si savantes soient-elles, n’étaient guère plus pertinentes que celles que l’on aurait pu entendre dans un café parisien — et sans doute bien moins éclairantes que celles échangées dans un bistrot du Donbass. Ce décalage soulignait le poids des grilles d’analyse dominantes. Nombre d’entre nous restions prisonniers d’un cadre rassurant, forgé notamment par les thèses de Steven Pinker dans La part d’ange en nous, où la guerre entre États en Europe semblait statistiquement marginale, sinon impossible. Mais à l’instar de Norbert Elias à la veille de la Seconde Guerre mondiale, nous avions confondu tendance historique et événement singulier. Or, l’exception historique peut tout faire basculer.

Les auditions menées par la Commission de la Défense nationale après l’invasion l’ont bien illustré : diplomates et experts français ont reconnu leur scepticisme, à rebours des renseignements américains et britanniques qui, eux, anticipaient une attaque — mais se sont à leur tour lourdement trompés sur ses conséquences, persuadés que l’armée ukrainienne serait balayée en quelques jours. Cette disjonction entre accumulation d’informations et interprétation valide met en lumière l’un des problèmes fondamentaux de l’anticipation : la difficulté à saisir l’intentionnalité politique, à relier faits bruts et décisions humaines. Dans ce contexte, j’ai été amené à reconsidérer mes propres orientations de recherche. Jusqu’alors, je me débattais sans grand enthousiasme dans les querelles paradigmatiques des relations internationales — entre réalistes centrés sur l’État comme acteur rationnel, et libéraux misant sur la prééminence d’un ordre international juridico-normatif. Mais cet événement tragique a soudain cristallisé en moi une intuition ancienne, encore diffuse : je travaillais depuis des années sur la théorie des communs, sans en percevoir jusqu’alors les liens féconds avec l’anticipation des conflits armés. Je croyais ce champ inexploré. Il ne l’était pas : je ne l’avais simplement pas vu.

Progressivement, une conviction s’est imposée : les communs offrent un cadre conceptuel précieux non seulement pour comprendre les dynamiques conflictuelles, mais aussi pour mieux anticiper la guerre, faciliter les sorties de crise et construire une paix durable. Là où les approches classiques échouent — du fait de leur verticalité, de leur technicisme ou de leur aveuglement statistique — les communs introduisent une autre rationalité, fondée sur la participation, la contextualisation et l’attention aux dynamiques locales. Il est utile ici de revenir brièvement sur cette notion. Le point de départ canonique demeure l’article de Garrett Hardin, « La tragédie des communs » (1968), qui postule que les ressources partagées sont vouées à la surexploitation en raison de la rationalité égoïste des individus. Deux solutions lui paraissaient possibles : la privatisation ou l’étatisation. Ce modèle, largement influencé par les théories des jeux, a profondément façonné les relations internationales, où les États sont conçus comme des acteurs rationnels en quête de maximisation stratégique, peu enclins à la coopération et régis par une paix précaire, fondée sur la dissuasion. C’est contre ce cadre que s’est élevée Elinor Ostrom. Par ses enquêtes empiriques, elle a montré que des communautés locales peuvent élaborer elles-mêmes des règles de gestion efficaces et durables pour leurs ressources communes, sans recourir à l’État ni au marché. Ce que Hardin décrivait comme une fatalité n’était en réalité que le produit d’un présupposé anthropologique discutable. Loin d’être des agents isolés, les usagers sont capables de négociation, d’inventivité institutionnelle et de gouvernance collective. À leurs yeux, l’exclusion imposée par les structures centralisées — qu’elles soient étatiques ou économiques — est souvent une source d’instabilité.

C’est précisément ce que je propose d’extrapoler à l’analyse des conflits armés. Mon hypothèse est la suivante : si l’anticipation échoue, c’est parce que les acteurs véritablement concernés sont exclus de la construction du savoir stratégique. De même, la résolution des conflits échoue souvent car elle repose sur des logiques top-down qui reconduisent les rapports de domination. En revalorisant l’implication directe des communautés, les communs peuvent non seulement prévenir les violences, mais aussi enraciner des dynamiques de paix durable, que j’appelle paix positive — c’est-à-dire dépassant la simple absence de guerre. J’ai défini ailleurs les communs comme des institutions gouvernées par les parties prenantes liées à une chose partagée, au service d’un objet social, garantissant des droits fondamentaux (accès, gestion, décision) et des devoirs envers cette chose (préservation, ouverture, enrichissement). Ici, la chose partagée serait la paix elle-même, comprise comme bien commun, comme processus politique collectif.

Le projet que je poursuis désormais consiste à explorer cette piste à travers trois axes : l’anticipation, la résolution et la conjuration des conflits. L’anticipation appelle une critique des modèles linéaires dominants, et une attention accrue à la complexité, à la contingence et à la pluralité des savoirs. La résolution requiert une approche systémique et ascendante, impliquant les acteurs locaux dans les processus de réconciliation. La conjuration, enfin, suppose une refonte de la diplomatie : non plus fondée sur la souveraineté rigide des États, mais sur une coopération polycentrique et fédérative. Ce déplacement théorique invite à repenser profondément les fondements de la politique internationale. En substituant aux logiques de pouvoir une logique de participation, en opposant aux décisions unilatérales des dynamiques collectives, les communs ne se contentent pas d’offrir des outils pour gérer les conflits : ils dessinent une autre manière d’en faire surgir la possibilité — et d’en conjurer la répétition.

I. Anticiper les conflits armés : de la prospective à une épistémologie de l’incertitude

A. De la prospective à l’anticipation de la guerre : enjeux épistémologiques

Dans un contexte d’incertitude croissante, le besoin d’anticiper les conflits armés est devenu à la fois plus urgent et plus problématique. Ce champ, longtemps dominé par des approches prospectives classiques, s’est progressivement enrichi, voire fragilisé, par la prise de conscience de ses présupposés épistémologiques et de ses impasses prédictives. Historiquement, la prospective s’est constituée au XXe siècle comme une tentative de rationaliser l’avenir, en s’appuyant sur des modèles empiriques, souvent linéaires, destinés à prolonger les tendances observées. Gaston Berger, puis des figures comme Bertrand de Jouvenel ou la Rand Corporation, ont incarné différentes approches – normatives, positivistes ou critiques – visant à éclairer l’action politique par des scénarios élaborés. Cependant, ces méthodologies, malgré leur sophistication croissante (Delphi, simulations informatiques, big data, etc.), ont buté sur leur propre prétention à la prévisibilité. Face à ces limites, l’anticipation s’est progressivement affirmée comme paradigme alternatif, moins focalisé sur la prévision des résultats que sur la préparation aux futurs possibles. Là où la prospective cherche à projeter des tendances, l’anticipation assume la contingence, la discontinuité, et intègre la réflexivité dans les modèles décisionnels. L’écart est ici d’ordre épistémologique : alors que la prospective repose sur une rationalité calculatrice, l’anticipation accueille l’hétérogénéité des régimes de rationalité et valorise la capacité à agir dans l’incertitude.

L’histoire de l’échec des prédictions stratégiques, de la guerre du Vietnam à la chute de l’URSS, montre les impasses des modèles positivistes. Lawrence Freedman et d’autres ont souligné l’incapacité des experts à anticiper des événements majeurs comme la guerre civile syrienne, du fait de l’aveuglement induit par des « scripts hérités » inadaptés. Ces échecs ne sont pas uniquement techniques ; ils sont le fruit de biais cognitifs, institutionnels et épistémiques. Les illusions de maîtrise statistique, les confusions entre absence de preuve et preuve d’absence, ou encore les dynamiques de groupe au sein des cercles décisionnels affaiblissent la capacité même de penser l’événement. Plus profondément encore, ces limites renvoient à une conception appauvrie de la rationalité. Contre les postulats des théories des jeux ou des doctrines de dissuasion qui modélisent des acteurs hyperrationnels, des auteurs comme Herman Kahn, Pierre Hassner ou Castoriadis rappellent l’importance des passions, de la perception subjective, et de la dimension tragique de l’histoire. Thucydide n’est pas seulement l’analyste d’une causalité inexorable : il pense le moment de bascule, l’indécidable qui fait la guerre. Dans cette optique, l’évaluation d’un seuil critique ne se laisse pas enfermer dans un modèle : elle suppose une intelligence contextuelle, sensible aux discontinuités. C’est ce que rappellent également les approches inspirées de Deleuze, pour qui l’anticipation n’est pas une projection, mais un travail sur les limites : repérer le point au-delà duquel un système bascule dans un autre agencement. L’anticipation devient ainsi l’art de conjurer le seuil – non en le niant, mais en intégrant sa possibilité. 

Les « cygnes noirs », conceptualisés par Nassim Taleb, incarnent la limite ultime de tout effort de prédiction. Aberrants, puissants et rétrospectivement rationalisés, ils échappent par nature aux modèles probabilistes. Leur irruption révèle l’« arrogance épistémique » des élites décisionnelles, leur tendance à sous-estimer l’inconnu en surévaluant la robustesse des dispositifs de prévision. Plus grave encore : les systèmes d’alerte précoce eux-mêmes, lorsqu’ils fonctionnent, se heurtent à l’inertie institutionnelle, à l’inaudibilité des signaux faibles, ou au refus de voir – comme ce fut le cas, tragiquement, lors du génocide rwandais. Dès lors, l’anticipation ne peut se limiter à une amélioration technique de la prospective. Elle doit être repensée comme un geste critique, épistémologiquement vigilant, pluraliste dans ses outils, et fondamentalement politique. À ce titre, deux orientations contemporaines méritent d’être articulées. D’une part, l’anticipation adaptative, qui cherche à maintenir une ouverture évolutive, en cultivant les capacités de résilience, de plasticité, et d’intelligence collective. D’autre part, l’anticipation projective, qui, à l’instar de l’utopie ou de la science-fiction, mobilise l’imaginaire pour penser des bifurcations inédites, hors du poids du passé. Loin d’être une simple alternative sémantique à la prospective, l’anticipation devient ici un enjeu ontologique et stratégique. Elle implique une réforme de la rationalité, une ouverture à l’incertitude, et une revalorisation du politique comme espace d’invention collective face à l’inconnu. 

B. L’intelligence collective du commun : vers une épistémologie de la délibération distribuée

L’un des apports fondamentaux de la théorie des communs à la réflexion stratégique réside dans la valorisation de l’intelligence collective comme forme supérieure d’évaluation et de décision. Loin de l’imaginaire élitiste du stratège isolé ou de l’expert omniscient, les communs permettent de concevoir un modèle de rationalité distribuée, fondé sur la pluralité des perspectives, la délibération ouverte et l’agrégation de savoirs hétérogènes. Cette intelligence collective n’est pas seulement une méthode : elle constitue une ressource épistémique à part entière, capable de surclasser les experts dans des contextes d’incertitude, de complexité ou d’interdépendance stratégique. Déjà Machiavel, dans Les Discours sur la première décade de Tite-Live, affirmait que « la foule est plus sage et plus constante qu’un prince ». Ce jugement empirico-intuitif fut validé au XXe siècle par Francis Galton, qui démontra, lors d’une expérience célèbre, que la moyenne des estimations du poids d’un bœuf par une foule de villageois était plus précise que n’importe quelle évaluation individuelle. Ce phénomène, désormais connu sous le nom de « sagesse des foules », a été théorisé et étendu par des auteurs comme James Surowiecki ou Philip Tetlock. Les recherches de Tetlock, notamment dans son Good Judgment Project, ont montré que des groupes composés d’individus ordinaires, correctement formés et structurés, pouvaient surpasser de manière significative les experts du renseignement dans des exercices de prévision. Les « superprévisionnistes » ne sont pas nécessairement plus instruits, mais ils adoptent des stratégies cognitives spécifiques : usage de sources diverses, souplesse intellectuelle, capacité à reconnaître leurs erreurs, désidéalisation des modèles idéologiques. Ce qui importe ici, ce n’est pas tant la compétence individuelle que la structure de l’interaction cognitive.

L’intelligence collective repose sur des mécanismes d’agrégation, de contradiction et de feedback. La performance ne naît pas d’un consensus mou mais d’une confrontation rigoureuse entre hypothèses divergentes.  L’exemple du retournement stratégique entre la débâcle de la baie des Cochons (avril 1961) et la gestion maîtrisée de la crise des missiles de Cuba (octobre 1962) constitue un cas d’école fondamental dans l’analyse des dynamiques décisionnelles en contexte de conflit. Ce qui est ici particulièrement éclairant, c’est qu’il ne s’agit pas d’un changement d’équipe ou de paradigme politique, mais bien d’une transformation des procédures délibératives à l’intérieur d’un même noyau décisionnel, celui de l’administration Kennedy.

La catastrophe de la baie des Cochons, marquée par l’échec retentissant de l’invasion secrète de Cuba, a révélé les dangers inhérents au groupthink, ce phénomène psychologique par lequel la recherche de consensus prime sur l’examen critique des options disponibles. Dans ce cas précis, la pression du conformisme, la peur de contredire le président et l’absence de confrontation des points de vue ont conduit à une planification irréaliste, entérinée par une illusion de rationalité stratégique. Face à ce fiasco, John F. Kennedy et ses conseillers opérèrent un tournant méthodologique majeur, que l’on peut interpréter comme une tentative embryonnaire d’institutionnalisation de « commun décisionnel ». Lors de la crise des missiles de Cuba, qui plaça pourtant le monde au bord d’un conflit nucléaire, la Maison Blanche mit en place un dispositif plus horizontal de réflexion stratégique, l’Executive Committee of the National Security Council (ExComm). Les règles furent modifiées pour permettre l’expression d’avis divergents, éviter les prises de parole anticipées du président afin de ne pas biaiser le débat, et instaurer un temps de latence dans la prise de décision. Ainsi, ce qui fut corrigé, ce n’est pas seulement le contenu des décisions, mais le dispositif par lequel elles furent élaborées. La réussite de la gestion de la crise ne tient pas à une intelligence supérieure des acteurs, mais à la mise en place de mécanismes de régulation délibérative plus ouverts, plus contradictoires et moins hiérarchiques. En acceptant l’éventualité de l’erreur, en ouvrant des espaces où le désaccord pouvait être formulé sans sanction symbolique, les décideurs ont pu se doter d’une réflexivité stratégique accrue. Cet épisode pourrait être interprété comme la démonstration concrète d’un principe fondamental des communs : ce n’est pas tant la compétence individuelle des acteurs qui fonde la résilience d’un collectif face à la menace, que sa capacité à instituer des formes de gouvernance permettant l’apprentissage collectif, la controverse organisée et la circulation équitable de l’information. C’est en cela que l’épisode cubain constitue, au sein même d’un système étatique centralisé, une leçon expérimentale d’intelligence institutionnelle coopérative — bien plus proche d’une dynamique de communs politiques qu’on ne l’admettrait de prime abord.

Le bruit – défini comme la variabilité indésirable dans les jugements – est l’un des principaux obstacles à l’évaluation juste. Il affecte aussi bien la justice, la médecine, l’assurance ou la stratégie. Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass Sunstein ont montré que seule l’agrégation méthodique des évaluations permet de réduire ce bruit. Les jugements doivent être indépendants, contextualisés, comparatifs et fondés sur des cas de référence externes. En ce sens, l’intelligence collective est aussi une intelligence statistique, soucieuse de structurer le jugement sans le figer. Mais l’efficacité des communs ne réside pas uniquement dans la réduction du bruit ou des biais. Elle tient également à la capacité de leurs membres à adopter une posture de vigilance épistémique : alterner entre point de vue intérieur (l’analyse contextuelle) et point de vue extérieur (le taux de base, les régularités statistiques). Là où l’individu tend à se laisser absorber par les détails concrets d’une situation singulière, le collectif peut équilibrer cette immersion par une distance critique. La force des communs est ainsi d’instituer une forme de savoir distribuée, dialogique, et réflexive, capable de mobiliser les marges cognitives, d’ouvrir l’espace des possibles, et de générer des décisions plus robustes. Mais cette force suppose des conditions institutionnelles spécifiques : une structuration souple des échanges, des mécanismes de rétroaction rapides, une culture de la remise en question et de l’auto-correction. Sans cela, l’intelligence collective peut se réduire à une simple foule, soumise aux dynamiques mimétiques et à l’unanimisme. À travers ce prisme, l’évaluation collective devient une capacité politique à part entière. Elle ne relève pas simplement d’un gain d’efficacité, mais d’un modèle alternatif de gouvernance du savoir, où la capacité à bien juger est indissociable de la manière dont le pouvoir est partagé. Loin d’être un supplément technique, l’intelligence collective du commun est une critique vivante de la technocratie, un appel à démocratiser la prévision autant que l’action.

II. Résolution

A. La pensée systémique des communs

Les approches classiques de la résolution des conflits, souvent héritées d’une pensée linéaire et centralisatrice, postulent un lien direct entre cause et effet, comme si les conflits résultaient d’un facteur unique à identifier et neutraliser. Or, cette vision réductionniste s’avère inopérante dans un monde où les systèmes sociaux, politiques et institutionnels s’enchevêtrent dans une dynamique non-linéaire, marquée par la contingence, l’interdépendance et l’émergence. La typologie développée par David Snowden permet d’opérer une distinction conceptuelle cruciale entre systèmes simples (prédictibles), compliqués (experts), complexes (évolutifs) et chaotiques (turbulents). Les contextes de sortie de guerre relèvent majoritairement de cette troisième catégorie : la causalité y est floue, l’ordre n’y est pas centralisé, et l’efficacité repose sur des capacités d’adaptation distribuées. Dans de tels systèmes, les interventions descendantes échouent précisément parce qu’elles sont incapables d’épouser les rythmes, les interconnexions et les rétroactions locales. La réponse doit être organique, localisée, et plurielle. La pensée systémique, à la différence de la logique linéaire, met l’accent sur les relations plutôt que sur les éléments, sur les régulations horizontales plutôt que sur les ordres verticaux, sur l’apprentissage itératif plutôt que sur le déploiement de solutions préétablies. Elle refuse la segmentation en silos (juridique, économique, militaire…) et promeut une approche holistique. Les échecs répétés des politiques de peacebuilding centralisées illustrent les impasses de cette gouvernance fragmentée, rigide, souvent coupée du terrain. À l’inverse, l’auto-organisation des communautés, en tant que dynamique émergente, permet une gestion située des tensions et une capacité d’intervention rapide face aux signaux faibles de crise. C’est dans ce cadre que la pensée des communs trouve toute sa pertinence stratégique. Le commun n’est pas un dispositif théorique exogène mais une réalité institutionnelle infra-politique, enracinée dans les interactions locales. Loin des dispositifs hiérarchiques, il s’appuie sur des mécanismes relationnels, décentralisés, adaptatifs. Il est d’autant plus efficace qu’il n’ambitionne pas de contrôler l’ensemble du système, mais d’agir à l’échelle de l’arène d’action, en produisant des effets d’exemple, de coordination et de redondance bénéfique.

La pensée d’Elinor Ostrom, dans sa critique conjointe de la centralisation étatique et de la privatisation néolibérale, offre un modèle opératoire pour comprendre comment les communautés peuvent non seulement gérer des ressources, mais aussi résoudre des conflits. La polycentricité, concept central de son œuvre, désigne un système dans lequel plusieurs centres décisionnels autonomes interagissent, coopèrent ou se régulent mutuellement sans s’annuler. Cette structuration en réseaux permet à la fois une flexibilité locale et une cohérence globale, indispensable dans des environnements de haute instabilité. Ostrom distingue une approche horizontale (coopération/compétition entre arènes d’action) et une approche verticale (imbrication des niveaux de règles, du micro-institutionnel au macro-constitutionnel). Cette double structuration permet à la fois l’innovation locale (à travers l’expérimentation directe, les feedbacks rapides et les mécanismes de comparaison entre unités) et la protection contre les dérives autoritaires ou les captations oligarchiques (via une articulation ascendante avec des dispositifs de coordination plus larges). Autrement dit, les communs permettent une subsidiarité ascendante, et non un simple localisme autarcique. Ce système suppose une conception non dogmatique de la rationalité : les individus n’agissent ni comme purs calculateurs d’intérêt, ni comme purs altruistes. Ils évaluent en fonction de l’environnement, des règles partagées, des rétroactions empiriques et des apprentissages répétés. La coopération n’est pas un miracle mais une dynamique institutionnelle soutenue par trois piliers interdépendants : la confiance, la réputation et la réciprocité. Ces éléments, souvent invisibles aux modèles classiques, forment pourtant le noyau dur du capital social, entendu ici à la fois comme ressource individuelle (relationnelle) et comme cadre institutionnel (organisé, itératif et pluraliste). L’auto-application des règles – plutôt que leur imposition extérieure – produit non seulement une meilleure observance mais renforce la légitimité de la norme, en alignant règles formelles et attentes sociales. Cette réflexivité des acteurs dans l’élaboration des normes et leur révision permanente constitue une des grandes forces du paradigme des communs, apte à saisir les logiques complexes de la paix dans la durée. Enfin, les communs mobilisent une logique de praxis instituante : loin d’être figée dans des schémas téléologiques ou idéologiques, l’action collective se construit à travers des allers-retours entre théorie et expérience, entre innovation locale et mise en réseau, entre objectifs hétérogènes et stratégies convergentes. À l’image des théories de Saul Alinsky ou Paulo Freire sur l’empowerment communautaire, le leadership dans un commun n’est pas celui d’un chef surplombant, mais d’un organisateur qui aide les groupes à formuler leurs intérêts, à identifier leurs ressources et à mutualiser leurs revendications. Ce mode d’organisation, non vertical et non unifié, est précisément celui qui permet à des objectifs multiples (désarmement, justice transitionnelle, réforme foncière, reconnaissance des droits, etc.) de cohabiter dans un processus de résolution enraciné.

Cette capacité à articuler pluralité des objectifs et cohérence stratégique constitue la supériorité politique du commun sur les approches descendantes, souvent limitées par leur homogénéité normative et leur insensibilité à la complexité du terrain. C’est pourquoi, au-delà de la gestion des ressources, les communs offrent un paradigme renouvelé pour penser la résolution des conflits : décentralisé, évolutif, démocratique et résilient.

B / Les limites structurelles des sorties de guerre descendantes

Les processus de sortie de guerre impulsés par le haut – qu’ils relèvent de la justice pénale internationale, des politiques de peacebuilding ou de la mise en place précipitée d’élections – témoignent d’une logique verticale profondément déconnectée des dynamiques sociales locales. Ces dispositifs, fondés sur une rationalité libérale centralisée et juridicisée, prétendent imposer la paix comme on imposerait l’ordre, négligeant les conditions de légitimité, de reconnaissance et de participation sans lesquelles aucune pacification durable ne saurait être envisageable. La justice transitionnelle en constitue un révélateur emblématique. Née à l’origine comme tentative de concilier justice et réconciliation dans des contextes post-dictatoriaux, elle s’est institutionnalisée à partir des années 1990 dans des formes largement technocratiques et moralisantes. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie illustre cette dérive : en réduisant les crimes à la responsabilité de quelques individus désignés, il escamote les dimensions structurelles et collectives du conflit, évacue toute historicité et se prive, ce faisant, de la possibilité d’une vraie reconnaissance mutuelle. La mise en scène judiciaire, présentée comme un remède universel, produit au contraire des effets contre-productifs d’humiliation et de ressentiment. Cette approche, qui repose sur une fiction individualisante et dépolitisée de la responsabilité, tend à remplacer les enjeux de justice sociale et politique par une pédagogie morale surplombante. L’expérience sud-africaine, bien que plus inclusive en apparence avec la mise en place de la Commission Vérité et Réconciliation, n’échappe pas à ces limites. En se concentrant sur les crimes les plus visibles et en individualisant les réparations, la CVR a laissé dans l’ombre la dimension systémique de l’apartheid, ainsi que les besoins collectifs des populations opprimées. Le pardon, présenté comme une clef de voûte de la réconciliation, s’est trouvé instrumentalisé au service d’une pacification formelle, sans transformation réelle des rapports de pouvoir ni reconnaissance des inégalités héritées. Là encore, le refus d’ancrer les mécanismes de justice dans les communautés concernées trahit une conception paternaliste de la sortie de conflit.

Cette logique descendante se retrouve amplifiée dans les politiques de peacebuilding, où les « Peacelanders », issus des organisations internationales, interviennent selon une approche exogène, standardisée et déconnectée du terrain. Ces experts, souvent étrangers à la langue et à la culture locales, reproduisent une hiérarchie cognitive et administrative qui marginalise les savoirs situés et les initiatives communautaires. Leurs programmes, conçus dans les capitales ou les sièges diplomatiques, traduisent moins une volonté de reconstruction que la projection d’un ordre libéral façonné par les standards occidentaux. Leurs actions, peu évaluées en fonction des réalités sociales, produisent des effets d’incompréhension, d’inefficacité voire de sabotage involontaire. Les tentatives de désarmement, les formations simplistes sur les violences sexuelles ou encore les dispositifs inadaptés aux réalités matérielles (comme la distribution de téléphones sans réseau) illustrent cette déconnexion systémique. À cette exclusion des populations locales s’ajoute une vision faussement apolitique du conflit, selon laquelle la paix devrait résulter d’accords conclus entre élites. Or les accords conclus entre chefs de factions ou représentants étatiques n’ont que rarement permis de mettre fin aux violences. Non seulement les élites sont fréquemment en décalage avec les groupes qu’elles prétendent représenter, mais ces accords, loin d’apaiser les tensions, peuvent parfois les figer dans des rapports de domination ou d’impunité. L’exemple du conflit nord-irlandais, « gelé » plus que résolu, révèle ainsi l’échec d’une pacification fondée exclusivement sur les arrangements entre les élites.

Enfin, cette logique top-down culmine dans la centralité accordée aux élections, présentées comme le socle de la transition démocratique. Or, dans des contextes post-conflit marqués par la fragmentation sociale, la défiance et la faiblesse institutionnelle, la tenue d’élections selon un modèle libéral-majoritaire tend à aggraver les tensions au lieu de les atténuer. En forçant la compétition politique sans en reconstruire les bases sociales, les scrutins renforcent les clivages identitaires, comme en ex-Yougoslavie, au Rwanda ou en République Démocratique du Congo. Cette illusion démocratique nourrit un identitarisme instrumentalisé par les élites, qui s’appuient sur l’ethnicisation des appartenances pour asseoir leur pouvoir dans un contexte de désinstitutionnalisation généralisée. Loin de réconcilier, les urnes deviennent alors le théâtre d’une nouvelle conflictualité. Ainsi, les sorties de guerre top-down reposent sur une série de présupposés idéologiques – individualisme moral, autorité experte, primauté procédurale, fétichisme électoral – qui neutralisent les dynamiques collectives de reconstruction politique. À rebours, une approche fondée sur les communs, sur la participation active des communautés à la définition des règles et des finalités du vivre-ensemble, apparaît non seulement plus légitime mais plus efficiente. Elle permettrait de réarticuler justice, mémoire, gouvernance et ressources autour d’une praxis inclusive, polycentrique et réflexive, seule à même de garantir une paix véritablement durable.

C) Les vertus d’une réconciliation bottom-up par les communs

La critique des processus de sortie de guerre imposés par le haut ouvre la voie à une autre approche, fondée sur les logiques d’auto-organisation, d’autonomie locale et de participation délibérative. Dans cette perspective, les communs ne désignent pas seulement des ressources partagées, mais bien des modes de gouvernement des conflits par les communautés elles-mêmes, portés par une rationalité située, une mémoire collective active et une dynamique de coopération intersubjective. Ces formes de justice et de paix émergentes, si elles demeurent précaires, suggèrent néanmoins les linéaments d’un autre horizon politique : une réconciliation fondée sur le dialogue, la reconnaissance mutuelle et la construction partagée de normes communes. La justice transitionnelle pensée depuis les communs se distingue fondamentalement des modèles punitifs et centralisés. Elle ne vise pas seulement à punir les coupables, mais à restaurer des relations sociales détruites par la violence, en rendant aux communautés concernées leur capacité à penser et instituer collectivement la justice. Cette philosophie restaurative implique une participation directe des victimes, des bourreaux et de leurs milieux respectifs dans des processus d’élaboration de récits, de réparation symbolique et de réinsertion sociale. Ainsi, l’expérience ougandaise du mato oput, rituel traditionnel de réconciliation acholie, montre à quel point la restauration des liens sociaux suppose une médiation culturelle, un ancrage symbolique et une négociation communautaire. Cette démarche n’est toutefois efficace que si elle s’ouvre à une altération réciproque entre traditions locales et exigences modernes de reconnaissance des droits individuels, notamment des femmes. La justice transitionnelle inclusive suppose en ce sens une double subversion : celle de l’étatisme moderne par les logiques locales de justice, et celle des communs traditionnels par les principes universels de pluralisme et de droits fondamentaux.

C’est précisément cette articulation complexe que le Rwanda a tenté de réaliser à travers la résurgence des gacaca, instances coutumières de justice villageoise. Leur instrumentalisation par le pouvoir central a toutefois largement biaisé leur potentiel délibératif, les transformant en dispositifs de contrôle social plus qu’en véritables lieux de reconfiguration collective des normes. A contrario, l’expérience timoraise constitue un modèle plus abouti d’articulation entre institutions locales et cadre étatique. Fondée sur une forte participation des populations, elle a permis une élaboration collective de la mémoire, une reconnaissance des violences structurelles et une visée réparatrice intégrant les dimensions sociales et économiques de la réconciliation. Toutefois, les tentatives de récupération de ces processus par les élites politiques — comme en témoigne la création de la Commission pour la vérité et l’amitié — rappellent que toute justice des communs reste exposée à des dynamiques de capture et de dénaturation.

Au-delà du seul registre de la justice, les communs permettent d’envisager une dynamique proprement politique de construction de la paix, qui repose sur la capacité des communautés à s’auto-organiser, à analyser elles-mêmes les causes de la violence et à élaborer collectivement des réponses adaptées. C’est cette logique bottom-up qui explique le succès relatif de certaines expériences locales, comme celle du Somaliland, où des processus de réconciliation endogènes, portés par des chefs traditionnels, ont permis d’instaurer une paix durable sans soutien international significatif. A contrario, l’échec du peacebuilding international en Somalie illustre la faillite des modèles imposés, calqués sur des matrices étatiques inopérantes. Autre exemple : à San José de Apartado, en Colombie, les communautés paysannes ont mis en place des principes de neutralité active, de non-violence et de coopération locale qui, sans nier les menaces extérieures, permettent d’instaurer des îlots de paix résistants aux dynamiques de guerre. Le dilemme récurrent auquel ces expériences se heurtent, cependant, est celui du passage à l’échelle : comment transformer des poches de paix locales en dynamiques politiques plus vastes sans risquer la récupération, la répression ou la dilution ? Contrairement à une idée reçue, les accords locaux ne sont ni anecdotiques ni périphériques. Les travaux de Christine Bell et Laura Wise montrent que ces accords, loin d’être de simples mécanismes d’apaisement humanitaire, constituent des dispositifs politiques à part entière, susceptibles de stabiliser les relations sociales, de restaurer les infrastructures critiques et de recomposer le tissu institutionnel. Loin d’opposer le local au global, ces processus articulent différentes échelles et intègrent des acteurs transnationaux dans une dynamique de co-construction de la paix souvent transfrontalière. Qu’ils prennent la forme d’accords de pré-négociation, d’accords-cadres ou d’accords de mise en œuvre, ces dispositifs permettent d’anticiper, de désamorcer et de transformer les conflits par des moyens non coercitifs. Ils révèlent, en creux, l’échec d’un modèle étatiste de la paix fondé sur une centralisation autoritaire et une vision étroite de la souveraineté. Ils rappellent également que le délitement des communs – entendu comme perte des institutions partagées, des règles égalitaires et des mécanismes de coopération – alimente les dynamiques de violence, notamment en laissant place aux seigneurs de guerre, aux clientélismes ou aux replis identitaires. Mais pour que ces initiatives locales puissent constituer autre chose que des exceptions précaires, encore faut-il leur donner une portée institutionnelle à l’échelle macroscopique. C’est l’objet de la prochaine étape de cette réflexion : penser une diplomatie et un fédéralisme des communs comme condition de consolidation des paix locales dans un ordre politique plus juste et durable.

III. Conjuration

A. La diplomatie des communs

L'approche classique de la diplomatie repose sur une représentation hiérarchique et rigide des relations internationales, souvent assimilée à un jeu d’échecs où les États, comme pièces maîtresses, interagissent selon des règles codifiées. Cette vision stratégique repose sur une dichotomie entre un « Nous » – les États démocratiques, rationnels et porteurs de valeurs – et un « Eux » essentialisé, souvent perçu comme un obstacle ou un ennemi. Or, une telle construction, fondée sur des abstractions et des stéréotypes, ne permet pas de saisir la complexité des dynamiques réelles sur le terrain. Carne Ross, ancien diplomate britannique, dénonce cette diplomatie aristocratique, autoréférentielle, aveugle aux réalités sociales et souvent coupée des populations concernées. La surévaluation des menaces, la logique d’opposition systématique, la sélection biaisée des informations, la déconnexion des diplomates des contextes qu’ils administrent, l’instrumentalisation des notions de valeurs ou de sécurité – tout cela contribue à un système diplomatique inefficace, voire contre-productif. L’exemple du Kosovo en 2004 constitue une scène révélatrice, presque paradigmatique, de l’échec structurel de la diplomatie internationale lorsqu’elle repose sur un modèle autoritaire, externalisé et non-participatif. Pendant deux jours, le Kosovo, administré alors directement par les Nations unies via la mission UNMIK, a sombré dans une forme d’anarchie violente. Officiellement, ces violences furent imputées à une flambée de tensions interethniques entre Albanais et Serbes, présentée comme une manifestation ponctuelle d’extrémisme nationaliste. En réalité, comme le souligne Carne Ross, cette explosion fut aussi une révolte dirigée contre l’administration internationale elle-même.

Ce qui est frappant dans cette situation, c’est l’absence de responsabilité politique locale. Lors de cette crise, le chef de la mission de l’ONU – un ancien président finlandais – convoqua les principaux leaders kosovars pour leur demander ce qu’ils comptaient faire pour calmer la situation. Ces derniers restèrent silencieux. Non pas par indifférence ou duplicité, mais tout simplement parce qu’ils ne se sentaient aucunement responsables. Et pour cause : ils n’étaient associés à aucune des décisions fondamentales concernant le gouvernement du territoire. La gestion du Kosovo, y compris dans ses normes les plus ordinaires, comme la rédaction des standards démocratiques ou des garanties pour les minorités, était directement imposée depuis le sommet de la pyramide onusienne. Le peuple kosovar, dépourvu de toute souveraineté effective sur sa vie politique, était réduit au statut d’administré passif. Cette dépossession de la capacité à gouverner fut perçue localement comme une violence symbolique, accentuée par l’éloignement, le formalisme et l’opacité de la mission de l’ONU. La paix imposée d’en haut – cette paix administrative et procédurale – était perçue comme une forme de domination. En se substituant aux dynamiques politiques locales, l’ONU devenait une entité opaque et lointaine, insensible aux aspirations et aux réalités du terrain. La violence de mars 2004 fut, en ce sens, aussi un symptôme d’un déficit démocratique profond, une manifestation de frustration devant une gouvernance sans inclusion ni redevabilité. Cet épisode constitue ainsi un puissant contre-exemple pour tout projet de diplomatie prétendument universelle qui ignorerait la nécessité de l’ancrage local, du partage du pouvoir et de la participation. La leçon en est claire : moins les populations disposent de contrôle sur leur vie politique, plus elles sont susceptibles de se révolter, parfois violemment. La stabilité, dans ce cadre, ne peut être produite ni par l’ingénierie institutionnelle extérieure, ni par le monopole décisionnel d’agents internationaux, fussent-ils animés des meilleures intentions.

La diplomatie des communs, à rebours, repose précisément sur la conviction inverse : ce n’est que par l’activation des subjectivités politiques locales, la reconnaissance des savoirs situés et la redistribution effective du pouvoir que peuvent être instituées des conditions de paix durables. L’exemple du Kosovo en 2004 constitue ainsi un avertissement : là où les institutions s’imposent sans médiation démocratique, elles deviennent elles-mêmes facteurs de conflit. En lieu et place de la responsabilité politique, la structure diplomatique actuelle demeure marquée par le privilège, l’immunité et l’opacité. En somme, cette diplomatie échoue non seulement à prévenir les conflits, mais elle aggrave souvent les tensions en excluant ceux qui sont directement affectés des processus décisionnels. L’inadaptation de ses outils d’analyse, son arrogance épistémique et son enfermement dans des schémas binaires nécessitent une refonte radicale, non pas simplement dans ses objectifs, mais dans ses formes mêmes.

Face à ces impasses, la diplomatie des communs émerge comme une alternative prometteuse. Elle se fonde sur l’inclusion, la participation directe des parties concernées, et la construction de réseaux transnationaux aptes à redéfinir les règles du jeu diplomatique. L’ONG Independent Diplomat, fondée en 2004 par Carne Ross, constitue un exemple de cette transformation. En offrant un appui diplomatique à des communautés marginalisées, qu’il s’agisse des populations syriennes, sahraouies, ou encore des habitants des Îles Marshall, elle cherche à redonner voix et pouvoir aux acteurs habituellement exclus du champ diplomatique. L’objectif n’est pas de parler à la place des groupes concernés, mais de les accompagner dans leur capacité à se représenter eux-mêmes et à peser dans les négociations internationales. Ce modèle repose sur l’idée d’un « commun diplomatique » : une reconfiguration du système international à travers des pratiques horizontales, décentralisées et démocratiques. Dans les cas du Mali ou du Sahara occidental, Independent Diplomat a permis de renforcer la position d’acteurs non étatiques dans des processus bloqués ou biaisés. Ce faisant, elle montre que la diplomatie peut s’instituer autrement, par en bas, dans une logique de partenariat et de reconnaissance mutuelle.

Ainsi, la diplomatie des communs ne se contente pas d’amender les pratiques existantes ; elle propose un changement de paradigme. Elle entend substituer à la verticalité d’un système aristocratique la polycentricité d’un monde coopératif, dans lequel les relations internationales ne sont plus l’apanage d’un cercle restreint mais deviennent un processus ouvert, ancré dans les communautés, les territoires et les expériences vécues. Elle préfigure ainsi une diplomatie post-westphalienne qui articule le local et le global dans un projet partagé de conjuration de la guerre. C’est à ce titre qu’elle prépare la voie à une institutionnalisation mondiale des communs, dont le fédéralisme constitue la prochaine étape conceptuelle.

B) Le fédéralisme des communs

L’efficacité des communs, loin de résider dans une autarcie locale fantasmée, suppose au contraire leur inscription dans un cadre institutionnel plus large. Une gouvernance réellement opératoire des communs appelle une architecture polycentrique, articulant différents niveaux de décision et d’action. Elinor Ostrom, dans ses travaux les plus tardifs, a particulièrement insisté sur ce point : les communs ne peuvent être durables que s’ils s’intègrent dans un écosystème de gouvernance multiniveaux, permettant la coordination entre les acteurs locaux, intermédiaires et globaux. Cette approche permet non seulement de faire face à des problèmes systémiques comme le changement climatique, mais aussi d’anticiper les risques de compétition destructrice entre usages et territoires. Dans cette perspective, le fédéralisme apparaît comme le schème institutionnel le plus adéquat. Il corrige ainsi les limites d’une subsidiarité naïve, qui tendrait à idéaliser les capacités du local, alors même que certaines dynamiques de prédation ou de capture peuvent y prospérer. Ce que propose Ostrom, ce n’est pas une simple délégation vers le bas, mais une mise en réseau des niveaux de gouvernance, capables de prendre en compte à la fois la complexité des systèmes ouverts et la pluralité des parties prenantes. De ce point de vue, la force des « liens faibles » – ceux qui relient des entités différentes sans les enfermer dans un lien fusionnel – devient un levier fondamental de résilience et d’organisation collective. Mais pour qu’un tel agencement puisse exister durablement, encore faut-il qu’il repose sur une philosophie politique du pouvoir. C’est ce que propose l’idée de fédéralisme intégral, à la fois politique et économique. La guerre est largement liée à la concentration du pouvoir (et non nécessairement à la taille). Dans cette optique le fédéralisme opère une déconcentration des pouvoirs à la fois politiques mais aussi économiques. Proudhon, dans sa critique du capitalisme centralisé, posait déjà les bases d’un fédéralisme productif, articulé autour d’associations ouvrières et de structures de péréquation assurant la solidarité entre les territoires. Le fédéralisme intégral combine ainsi deux trames complémentaires : la fédération des communes et la fédération des producteurs.

Une telle architecture institutionnelle rend possible la régulation des conflits par la base, par l’élaboration conjointe des règles communes et le contrôle effectif des décisions par les individus concernés. Elle offre également une réponse décisive aux dynamiques impérialistes des États-nations, qui tendent naturellement à projeter leur puissance sur des territoires extérieurs pour compenser les déséquilibres internes. Dans une fédération, la conquête est disqualifiée d’emblée, car aucun membre ne peut engager les autres sans leur consentement, et la logique de solidarité prime sur les ambitions unilatérales. De même, le fédéralisme permet de conjurer la guerre civile en rendant chaque entité responsable devant l’ensemble, dans le respect d’une charte commune définissant les droits fondamentaux et les principes de coexistence.

Conclusion : Vers une paix positive par les communs

La plupart des approches contemporaines de la paix se limitent à l’absence de guerre, autrement dit à ce que Johan Galtung qualifie de « paix négative ». Or, cette définition minimaliste permet de considérer que des situations aussi dissemblables que la cohabitation tendue entre les deux Corées et la coopération franco-allemande relèveraient du même registre pacifique. Pour dépasser cette ambiguïté, Galtung propose une distinction structurante entre paix négative et paix positive, en insistant sur la nécessité de reconfigurer notre conception de la violence. Celle-ci n’est pas seulement physique ou manifeste, mais aussi structurelle : elle est présente dès lors que des conditions sociales, politiques ou économiques empêchent les individus d’actualiser leurs capacités. Une paix positive implique donc l’éradication de ces entraves systémiques et la création de conditions institutionnelles permettant l’émancipation des individus et des collectifs. Ce déplacement de la focale a des implications profondes pour les études stratégiques et les politiques de sécurité. La sécurité authentique ne réside pas dans la simple gestion des menaces, mais dans l’émancipation — soit la levée des obstacles empêchant les acteurs d’exister librement. C’est dans cette perspective que les communs apparaissent comme une alternative structurante aux approches classiques de la paix, en proposant une philosophie de la sécurité fondée sur la participation, l’autonomie, la reconnaissance mutuelle et le partage équitable des ressources. En valorisant les dynamiques bottom-up, en s’inscrivant dans une logique de gouvernance distribuée, et en intégrant les réalités locales à des échelles de coordination plus vastes, les communs permettent d’élaborer des formes de paix plus durables, plus légitimes et plus justes. Ils donnent aux populations les moyens d’identifier et de résoudre elles-mêmes les conflits qui les traversent, tout en construisant des institutions capables de subsumer la conflictualité dans une architecture coopérative.

Toutefois, le déploiement des communs à grande échelle se heurte à plusieurs obstacles. En premier lieu, les structures politiques traditionnelles, centralisées et hiérarchisées, perçoivent souvent l’auto-organisation des communautés comme une remise en cause de leur autorité. Il en résulte une résistance active ou passive — bureaucratique, juridique, voire répressive — qui peut entraver la mise en place de communs institutionnalisés. En second lieu, l’un des défis majeurs réside dans la garantie d’une participation effective de l’ensemble des parties prenantes, notamment des groupes historiquement marginalisés ou vulnérables. L’inclusion ne peut être proclamée abstraitement ; elle doit se construire par des mécanismes concrets de gouvernance participative, capables de prendre en compte les asymétries de pouvoir, les obstacles socio-économiques, les clivages culturels et les écarts de légitimité perçue. Les communs ne sont donc pas une solution miraculeuse, mais un cadre politique exigeant, qui suppose un travail patient de construction institutionnelle, de transformation culturelle et de consolidation des solidarités. C’est à ce prix qu’ils peuvent se déployer comme matrice de paix durable, en intégrant la conflictualité dans des dispositifs de régulation démocratique et d’autonomie coopérative. Ainsi, en prolongeant leurs potentialités théoriques et pratiques, notamment à travers une refonte du fédéralisme et une ouverture à la diplomatie décentralisée, les communs peuvent constituer une réponse novatrice aux impasses des paradigmes actuels. Ils permettent de penser la paix autrement : non plus comme un état passif, mais comme un processus vivant de co-institution de règles, de reconnaissance réciproque et de maîtrise collective du devenir. À cette condition, l’horizon d’un monde plus juste et plus pacifié cesse d’être une utopie lointaine pour devenir une praxis politique immédiatement opératoire.