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Apocalypse Nerds, note de lecture

8 décembre 2025
Apocalypse Nerds : comment les technofascistes ont pris le pouvoir de Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquier, éditions Divergences, 2025.

Anatomie d’un mouvement

Dans cet ouvrage décapant, les journalistes Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquier se livrent à une dissection du « putsch technologique » fomenté par la nébuleuse « technofasciste » qui a porté Donald Trump au pouvoir, sous le regard sidéré des sociaux-démocrates.

Ils s’appellent Elon Musk, JD. Vance, Peter Thiel, Curtis Yarvin et rêvent de saper les fondements de l’État de droit au profit d’une technologie jugée plus fiable que les  institutions humaines. Chantres des « Lumières Sombres », ils constituent le versant obscur de l’histrionisme exhibitionniste de Donald Trump. Néoréactionnaires radicalisés, ces « technofascistes » sont animés de crédos hybrides, entre libertarianisme et techno-autoritarisme. Oligarques de la tech, ils sont inspirés par la science-fiction qui trace la perspective d’un futur post-humain affranchi de toute limite et par des régimes politiques plus ou moins anciens, disciplinaires et inégalitaires. Le terme de techno-fascisme rend compte de la façon dont, selon eux, le pouvoir technologique doit servir à organiser et contrôler la société selon une logique mêlant innovation et domination.

La dystopie du techno-fascisme n’est plus une fiction. Ces néo-libertariens bien pensants sont au sommet du pouvoir exécutif (le vice-président étasunien J.D. Vance), dans les industries du numérique et de l’IA (avec comme chefs de file Peter Thiel et Marc Andreessen), mais également dans des cercles de réflexion conservateurs tels que l’Heritage Foundation (la figure de Curtis Yarvin par exemple). Leur crédo s’articule autour d’un triptyque du pouvoir : le capital, la technologie et l’influence. Leur obsession : dépasser les limites physiques, intellectuelles et spatiales. 

Une partie de ces technophiles sont issus de la Silicon Valley, territoire californien où sont présentes des méga-entreprises tel que Meta, Google et tant d’autres. Ces entrepreneurs technologiques abordent, du fait de leur légitimité autoproclamée, une posture messianique qui vise à incarner une vision quasi prophétique de l’avenir technologique et social. Milliardaires pour la plupart, ils  s’estiment visionnaires des maux de nos sociétés et des solutions pour sortir de l’inévitable apocalypse. Ces maux se résumeraient en trois grands axes : des États trop centralisés limitant la liberté économique et l’innovation, une décadence cognitive de la société, et des institutions inefficaces et incapables d’exploiter pleinement la technologie et l’intelligence artificielle. 

Du rêve à l’influence : conquérir les institutions

Pour réaliser leurs projets, les « apocalypse nerds » n’investissent pas le pouvoir par la violence armée, mais bien grâce à une stratégie moins tape à l’œil associée dans l’ouvrage au concept de « soft coup » emprunté au politologue Gene Sharp et détourné de son sens originel. Comme le préconise le néo réactionnaire Curtis Yarvin, le but est un renversement lent et diffus pour paralyser les institutions démocratiques de l’intérieur et défaire leur crédibilité auprès de l’opinion publique. Leur stratégie est simple : une logique d’ « under-throw », c’est-à-dire un grignotage par le bas des institutions. Depuis la réélection de Donald Trump en 2024, cette reconfiguration a été particulièrement marquée par une stratégie nommée RAGE : Retire All Government Employees. En employant Elon Musk en 2024 et en le mettant à la tête du tout nouveau Department Of Government Efficiency (DOGE),  l’administration Trump se serait séparée de quelque 284 000 agents publics selon le New York Times

Ces technofascistes veulent faire émerger organiquement un pouvoir autoritaire, avec comme première étape une stratégie d’anesthésie administrative, c’est-à-dire une mise en sommeil progressive des institutions étatiques qui remplacerait les État et leurs institutions par des États-miroirs.  Pour accomplir cela, ils doivent également monopoliser la création d’une élite, par exemple en coupant les subventions d’universités bastions du mouvement « wokiste», pour que cette élite naisse uniquement au sein d’environnements technologiques idéologiquement compatibles, tel que la Silicon Valley. La plupart se réclament d’un néo-libéralisme radical, fortement hostile aux démocraties représentatives, souhaitant alors les remplacer par un système où l’Etat est un CEO, un « technoking » ; tandis que les institutions seraient substituées à un système d’actionnariat.

Un concept éclaire particulièrement cette prise du pouvoir : la « désorganisation ». En effet, leur stratégie ne peut pas être apparentée à un Léviathan hobbesien, mais plutôt à Béhémoth, cette masse fluide et mutante théorisée par Franz Neumann. Les institutions, réseaux et élites sont fragmentés mais convergent vers un objectif commun. En infiltrant les structures par le bas et en remodelant les institutions selon leur logique technologique et entrepreneuriale, ils transforment le chaos apparent en outil stratégique : chaque acteur n’a de pouvoir que s’il est synchronisé avec d’autres, rendant toute opposition institutionnelle inefficace. La fragmentation devient alors un instrument de domination politique. 

Le Network State : une utopie post-politique

      « Prenez la pilule rouge », c’est ce qu’Elon Musk tweetait sur le réseau social éponyme pendant le Covid-19. Ce genre de références complotistes issues de la science-fiction sont nombreuses au sein de ce culte du techno-capital, et renvoient ici à l’idée de quitter notre système démocratique. Cette stratégie, également nommée l’ Exit, prône une sortie de la « matrice » qui donne l’illusion d’une liberté. C’est ce mot, « liberté », qui est central dans l’imaginaire de ces technophiles. Pour atteindre cette émancipation, il faut réinventer la société, et la solution consisterait en l’émergence des « État-réseaux » (Network states) déterritorialisés. Car en effet, avant la lointaine et supposée colonisation de Mars, ce nouveau modèle prend forme au sein de ces cercles, avec des projets pour certains déjà concrétisés par ces oligarques milliardaires. Mais alors, qu’est ce qu’un « Network state » ? Sa structure, bien que plus extrême, préexiste aujourd’hui avec les exemples des cités-État de Singapour ou Dubaï, cette dernière devenant quasi une ville-entreprise.

Reste que leurs projets sont bien plus ambitieux : la citoyenneté s’achète et est permise selon le quotient intellectuel de la personne ; le droit du sol n’existe pas, et la citoyenneté peut être retirée si la personne n’est plus à la hauteur. Il apparaît évident au vu des profils des architectes de ce système que la performance sera au centre des préoccupations. La plupart, qualifiés de « capital risqueurs », ont fait fortune sur un système risque-performance (« Growth at all cost »). Ces investisseurs financent des entreprises innovantes à fort potentiel de croissance, souvent en phase de démarrage, qui offrent, en échange de ce financement risqué, une part de leur capital. De la même façon, ce serait cette recherche de performance qui pousserait les État réseaux à améliorer le niveau de vie de la classe supérieure, par peur de perdre des adeptes. En effet, dans la mesure où la citoyenneté s’achète, les élites peuvent à tout moment se rendre dans la cité concurrente si cette dernière se montre plus avantageuse. 

Bien sûr, outre les critères cognitifs, les logiques racistes et misogynes ne sont pas à exclure de ces conceptions. Un extrême entre-soi, instauré à la suite d’un « Grand Remplacement des faibles par les forts » et favorisé par l’eugénisme, est indispensable pour faire perpétuer les élites technophiles. Pour garantir cela, des scénarios dignes des imaginaires d’Aldous Huxley sont mis en œuvre : sélection des embryons, essentialisme techno-biologique et hiérarchie sociale stricte. S’agissant de la masse laborieuse, elle serait composée d’une main d’œuvre immigrée, corvéable et exploitableà merci, ainsi que de robots. Évidemment, l’IA générale est au centre de ces systèmes, et remplace l’humain dans la plupart des domaines.

Plusieurs projets concrets ont déjà vu le jour, et la première vitrine de cette utopie technofasciste se trouve au Honduras, avec la ville privée de Próspera Inc., installée sur la presqu’île de Roatán. Soutenue par le programme des ZEDE (Zones d’Emploi et de Développement Economique), cette cité se veut presque totalement autonome du gouvernement hondurien. Dirigée par son CEO, Erick Brimen, elle propose un modèle de citoyenneté fondé sur la solvabilité. Cette ville privée, jusqu’à son interdiction en 2021 par le gouvernement hondurien, est une aubaine pour les expérimentations douteuses telles que la thérapie génique. 

À travers cette enquête minutieuse, Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquier offrent bien plus qu’une simple description d’un mouvement pseudo-idéologique : ils livrent une réflexion lucide sur les dérives d’un capitalisme technologique qui tend à se muer en autoritarisme numérique. En articulant les concepts de pouvoir, de technologie et de désorganisation, Apocalypse Nerds éclaire les menaces qui pèsent sur les démocraties contemporaines et sur notre rapport au progrès et au monde réel. Cet ouvrage, d’une troublante actualité, invite à repenser le rôle des élites technologiques dans la redéfinition du politique. Et à leur résister.