Séminaire

De John Stuart Mill à l'Anthropocène, le libéralisme à l'heure des défis écologiques globalisés

15 avril 2023

L’Anthropocène sonne la fin de l’innocence des sociétés industrielles. Désormais identifiées comme facteurs géophysiques de premier plan, celles-ci sont prises dans une alternative : se réinventer, au prix d’une réévaluation de leurs besoins et de leurs priorités, ou se perpétuer autant que possible, au risque de précipiter dans la douleur la fin des modèles en vigueur. Or, la reconsidération de nos activités à l’aune de la soutenabilité s’oppose à première vue au libéralisme dominant, présenté comme « doctrine de la liberté »  sans que l’on sache véritablement si la liberté en question est celle des individus, des peuples ou seulement celle des capitaux et des biens. La prise en charge des enjeux de l’Anthropocène est-elle incompatible avec la liberté et la démocratie ? L’Anthropocène est-il lui-même une fiction effrayante au service d’un projet régressif, « liberticide » voire autoritaire.

Il importe avant tout de savoir de quel libéralisme et de quelle liberté on se soucie. Partant de l’hypothèse qu’un fond libéral constitue un élément définitionnel de la Modernité contre le mode d’ordonnancement explicitement hétéronome des sociétés antérieures (antériorité, extériorité, supériorité du pouvoir ou de la source transcendante de celui-ci) et prend la forme de l’autonomie, soit la capacité d’agir selon la règle que l’on s’est soi-même prescrite, individuellement et collectivement, on peut se demander si le libéralisme actuel sert véritablement ces fins. Et, si l’on s’attache prioritairement à la liberté des individus et des communautés politiques, reste à en déterminer les critères, ceux-ci pointant des limites nécessaires.

Pour ce faire, la pensée de l’économiste, théoricien politique et philosophe britannique John Stuart Mill (1806-1873), au confluent de la pensée libérale, sociale et romantique de son temps, fournit des repères précieux autour des concepts d’autonomie, d’individualité, de non-sujétion, de délibération et de possibilités de réalisation individuelle dans le temps. Dans cette perspective, il apparaît que la prise au sérieux de l’hypothèse Anthropocène ne compromet pas tout libéralisme, seulement les versions de ce dernier qui font fi de ses conditions de possibilité : les prérequis matériels, sociaux, institutionnels et intellectuels d’une ouverture durable et équitablement répartie des possibilités d’épanouissement et de vie commune.

La liberté condamnée ? Quelques malentendus à lever

Pour envisager une politique de l’Anthropocène, il semble souhaitable de commencer par désamorcer une antinomie dans laquelle les débats contemporains semblent trop souvent enfermés : d’un côté, l’ignorance ou le déni pur et simple des problèmes, ou la résignation à les subir, menant à la prolongation passive de l’existant ; de l’autre, le désespoir ou la politique du pire pouvant mener à des positions contre-productives.

Selon une première hypothèse, l’Anthropocène serait une fiction expressément liberticide, une tentative de culpabilisation destinée à miner le moral des sociétés les plus développées et l’idéal de progrès (quelle qu’en soit l’intention sous-jacente). Variante : l’être humain aurait toujours fait face à des difficultés et aurait toujours su « s’adapter » ou « évoluer » (avec ici une confusion conceptuelle récurrente sur la notion scientifique d’évolution). Dans les deux cas, il n’y a qu’à continuer comme avant. Cette rhétorique de l’entretien de l’existant (business as usual) recoupe souvent celle du « même si nous faisons des efforts, d’autres n’en feront pas » (« à-quoi-bonisme »), stratégies encourageant un hédonisme immédiat faisant le beurre des industries du divertissement et parfois destiné à masquer, chez les consommateurs, un sentiment de désespoir ou d’impuissance chronique : la sensation que nos sociétés godillent entre les problèmes en écopant plus ou moins efficacement les dégâts après les chocs (c’est le thème récemment popularisé de la « résilience »), sans rien vraiment résoudre et en cultivant l’impression que le destin collectif échappe à tous les acteur. Ce refus de l’anticipation et de l’action anticipée est-il consubstantiel au libéralisme en tant que doctrine axée sur le temps présent, l’optimisation « automatique » des paramètres sociaux et la priorité donnée aux satisfactions individuelles immédiates (d’où un refus de principe d’efforts d’anticipation « liberticides ») ? Notre propos vise à revenir sur l’idée de liberté qui sous-tend ces discours pour tenter de la corriger et de réfuter la dépendance de tout libéralisme au fantasme d’illimitation des désirs.

Une deuxième hypothèse suggère au contraire que l’Anthropocène ne nous laisserait plus le luxe de la liberté et appellerait une forme de dictature éclairée, un « état d’urgence » écologique. Cet argument sert aussi malgré lui les réticences au changement en ratifiant le discrédit des possibilités d’action publique délibérée. Or, non seulement un « despotisme éclairé » semble tout aussi dangereux ou illusoire que la démocratie impuissante qu’il prétendrait remplacer (John Stuart Mill accorde plusieurs pages de ses Considérations sur le gouvernement représentatif à réfuter cet idéal fallacieux) mais il semble dans tous les cas auto-contradictoire de jouer la carte de la survie à tout prix – fût-ce celle de la liberté – contre celle de l’autonomie des peuples et des individus qui semble pourtant constitutive de la vie humaine que l’on souhaite défendre. La survie au détriment de la vie ne peut pas se justifier : ce qu’il importe de sauver, ce sont, ensemble, les conditions de la vie et celles de la liberté.

Malgré les défis terribles et urgents qu’il révèle à l’humanité, l’Anthropocène semble donc appeler une nouvelle dialectique de la liberté permettant de la distinguer de ce qu’elle n’est pas (la poursuite illimitée de gratifications immédiates) tout comme d’affirmer ce pourquoi elle doit être réaffirmée et poursuivie. Dans cette optique, John Stuart Mill, penseur éduqué dans la doctrine « utilitariste » de Jeremy Bentham mais ayant puisé aussi bien au romantisme qu’aux courants socialistes « utopiques » de son époque, offre une théorisation subtile de la liberté (titre de son essai le plus célèbre en 1859). Il ne cesse d’en pointer les limites ou les contreparties constitutives, au point qu’il semble plus judicieux de les considérer comme des conditions, liées à la conception de la dignité humaines à laquelle elles s’adossent.

Des limites à la liberté aux conditions de la liberté : les leçons de John Stuart Mill pour aujourd’hui

Il est tout d’abord question, chez Mill, de conditions institutionnelles, juridiques et politiques, autrement dit de la superstructure de la liberté. Ces points sont exposés dans ses Considérations sur le gouvernement représentatif (1861) et dans divers articles et interventions parlementaires. Après avoir réfuté l’idéal de « despotisme éclairé » en montrant ses pièges – notamment le caractère corrupteur du pouvoir, ce pourquoi la mise en place d’un maximum de garde-fous ou contre-pouvoirs est incontournable –, Mill plaide pour une « vraie démocratie », reposant sur un suffrage véritablement universel (des deux sexes) mais à même de se protéger des dérives possibles que sont la démagogie ou l’apathie politique de citoyens indifférents en entretenant sans cesse la mise en position de responsabilité de tous les individus. Entre nécessité de protections universelles contre les abus de pouvoir et critère de compétence dans l’exercice de celui-ci (chez les dirigeants, donc, mais aussi les citoyens qui les choisissent), il esquisse un gouvernement représentatif proche des nôtres à ceci près que le mode de scrutin pour élire les assemblées représentatives serait proportionnel et plurinominal, avec un système complexe de report de voix sur les candidats moins bien « classés » une fois un certain candidat élu. Mill dénonce aussi les risques de la professionnalisation de la politique et prône une « représentation personnelle » où la valeur de chaque candidat primerait sur le soutien d’un appareil partisan ou d’acteurs privés riches. Enfin, il insiste à chaque instant sur l’inefficacité de toute institution en l’absence d’une éducation suffisante des individus qui la font vivre – conditions intellectuelles et morales de l’exercice de la liberté sur lesquelles nous reviendrons.

Viennent ensuite les conditions économiques et écologiques, matérielles ou encore infrastructurelles de la liberté.John Stuart Mill est remarquable parmi les libéraux et, de manière générale, tous les économistes jusqu’à la fin du XXe siècle en ce qu’il est le premier penseur occidental d’un « état stationnaire » de l’économie et de la démographie qui ne soit pas une hantise mais fasse l’objet d’un souhait délibéré. Dans un chapitre éponyme de ses Principes d’économie politique (1848), il plaide pour l’arrêt des incitations à la croissance illimitée et exponentielle tant de l’économie que de la population et défend la préservation d’une part de « nature intacte », non directement exploitée par l’homme, à des fins de contemplation et de relativisation de l’hégémonie humaine sur le reste des éléments. Il soutient également l’essor du système coopératif dans la production et la distribution des biens de consommation.

Enfin, il ne faut en aucun cas sous-estimer les conditions intellectuelles, morales, spirituelles et esthétiques de la liberté, travail sur la psyché elle-même sans laquelle il est vain de désirer maintenir les conditions précédentes. C’est l’incomparable apport de Mill que de pointer, ce faisant, l’importance de l’éducation, de l’instruction et la sensibilisation pour la formation d’êtres humains qui se caractérisent surtout par leur potentiel et leur plasticité. En ce sens, la liberté est « éclairée » ou n’est pas. Toute apathie, toute sous-culture ou sous-exercice des potentiels spécifiques de l’homme (pensée abstraite, discussion rationnelle, facultés créatrices, sensibilité esthétique…) mène spontanément à une forme de tyrannie – fût-ce celle, trop souvent ignorée, des désirs immédiats ou de la publicité servant des profits privés. Au contraire, la pleine réalisation de l’humanité passe par la réflexivité, le perfectionnement de soi et la délibération collective autour de fins concertées.

En ce sens, le travail le plus urgent de nos sociétés « développées » semble être de réévaluer la jouissance en travaillant sur les valeurs et les idéaux explicitement promus, et en se réappropriant la politique contre l’hégémonie des stimuli marchands – à commencer par la formation des individus-citoyens, donc l’École. Il s’agit d’abord de pointer les influences inquestionnées comme les incitations à la consommation qui s’immiscent dans tous les canaux de l’attention et d’en proclamer le caractère autoritaire et illégitime quoique flatteur, sorte de « soft totalitarisme » qu’il importe de prendre en considération avant de crier au caractère « liberticide » de toute limitation de la jouissance immédiate. Il faut ensuite s’employer à revaloriser la connaissance et la contemplation contre les rapports purement consuméristes ou utilitaires aux êtres, aux choses et aux savoirs. Ce travail est à opérer dès les petites classes et dans toutes les sphères de la vie publique pour désintoxiquer les citoyens de l’habitude du « toujours-plus »  qui croît sur leur ignorance (savamment entretenues) des « grâces de la vie » d’un autre ordre, pour reprendre un mot de Mill, comme la biodiversité qui permet l’existence commune ou la beauté qui transcende le temps. Autrement dit, l’exact inverse de ce qu’on encourage actuellement, de la numérisation à marche forcée de l’École à l’adoubement des « influenceurs » en passant par la privatisation et la tertiarisation du patrimoine environnemental et par le déclin de l’éducation scientifique, en particulier des SVT et de la connaissance du vivant.

Un tel travail d’ampleur de réappropriation de la vie intellectuelle et de la vie civique (qui sont indissociables), de l’École aux élections en passant par la politique locale, les loisirs, la culture et la maîtrise des connaissances et des savoir-faire élémentaires de la production d’aliments et d’objets (dans le sens de la contemplation, de la sobriété et du low techcompréhensible et réparable), s’avère la condition sine qua non de la reprise en main de l’existence collective par chacun de ses membres, digne d’être appelée « liberté ». Contre l’éparpillement politique, mental et même cognitif menant à des individus découragés, déboussolés et impuissants malgré la frénésie de caprices inutiles voire nuisibles mis à leur portée et légitimés par les discours ambiants (ceux de la « déculpabilisation »), il s’agit de retrouver les moyens de la mise en responsabilitétoutes les instances de la société, du citoyen-consommateur aux médias, chefs d’entreprise et gouvernants en tous genres, en fonction d’un idéal de réalisation et d’exemplarité tombé en désuétude.

Redéfinir la liberté pour renouveler le libéralisme

Croisée avec le diagnostic actuel de l’Anthropocène, la lecture de Mill invite donc à revenir prioritairement sur une conception simpliste et illusoire de la liberté pourtant bien ancrée dans les préjugés : celle qui voudrait qu’elle consiste à « faire ce qu’on veut quand on veut », de préférence sans effort, sans voir qu’une telle impression de facilité se paie nécessairement de la réduction des possibles à ce qui est mis à disposition, donc d’une liberté de simple consommateur… et d’un consommateur potentiellement aliéné. Liberté n’est pas facilité, a fortiori quand la facilité de la consommation ou de l’usage, par exemple, se paie de la dépendance au système technique et à ses conditions sociales, énergétiques et extractivistes.

Plus profondément, il convient de rappeler que la « liberté », où qu’on la situe, n’est jamais absolue. Toute liberté connaît des limites : physiques, biologiques, matérielles, économiques, mais aussi temporelles, spatiales, intellectuelles – car aucune « libération » ne met fin à la finitude des êtres spatialement délimités, mortels et bridés par la matérialité de leurs techniques (quels que soient les fantasmes d’immortalité, de transports fulgurants ou de « connexion » hybride qui les animent). Mill l’avait bien compris : la liberté ne réside pas dans le refus des limites mais dans l’apprivoisement de celles-ci au service d’une hiérarchie de valeurs et de priorités qu’il faut déjà être en mesure de se fixer, et son extension s’appelle « progrès ».

À mi-chemin entre Kant et Hans Jonas (qui énoncera son Principe responsabilité en 1979 en reprenant l’impératif catégorique kantien :  « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur Terre »), Mill définit donc la liberté comme la maximisation d’une latitude de manœuvre ou d’autonomie individuelle et collective dans les bornes d’un certain nombre de contraintes, au nombre desquelles il faut compter l’universalisabilité (universalisation possible) de ce que l’on promeut. Car c’est un acquis de la période contemporaine, démocratique, que de conceptualiser toute liberté désirable non à l’échelle de quelques-uns, de l’exception (le « privilège »), mais couplée à la notion d’égalité, aboutissant à l’idéal d’égale liberté maximale pour tous, sans sacrifiés. Cela induit évidemment une limitation réciproque des libertés en présence… mais aussi une exigence de soutenabilité dans le temps, l’impératif d’égalité ou d’équité valant non seulement avec nos semblables à un instant donné mais aussi avec les générations futures. Et on pourrait y ajouter les autres espèces, le destin de l’humanité ne pouvant être dissocié du reste des existences terrestres.

On peut ainsi définir la liberté plausible et désirable dans la période contemporaine comme la maximisation de la puissance d’agir de chacun dans le respect de tous et en vue de la pérennité indéfinie des conditions de possibilité de celle-ci.Ainsi conçue, elle ne semble pas par essence mise à mal par la mise au jour de limites terrestres aux activités humaines et de la façon dont celles-ci affectent l’équilibre de l’écosystème-Terre (l’Anthropocène). Elle doit seulement désormais composer avec une catégorie de limites jusque-là mésestimées ou délibérément négligées. Mais, comme les limites ne sont pas l’inverse de la liberté mais plutôt l’explicitation de ses contours (sa dé-limitation), une liberté demeure possible et plus que jamais à accomplir dans son universalité. Reste à rendre leur puissance à la réflexion et à la délibération face à la tyrannie d’un certain état de fait perpétué sous les traits de l’urgence permanente et masqué par le divertissement de masse – la première nécessité s’avérant donc celle de continuer à penser malgré les fausses évidences assénées.

Ce texte est issu du séminaire de Camille Dejardin prononcé à l'Institut Momentum le 15 avril 2023