Séminaire

Dé-penser la croissance

22 juin 2024

Centralité de la croissance

J’ai beaucoup de doutes sur le projet de décroissance. Le mot lui-même pour commencer ne séduit pas. Le terme renvoie ainsi ouvertement à la sphère de la production, pour la dénoncer, bien sûr, tout en inscrivant pourtant la réflexion dans le cadre économiciste dont le mouvement de la décroissance voudrait justement s’affranchir. Nous pouvons donc certes accorder que le mot « décroissance » n’est pas, du point de vue politique, un choix heureux, d’autant plus qu’une proposition de société qui repose sur la simple négation de ce qui est n’est pas forcément enthousiasmante. En revanche, sous l’angle critique la focalisation sur la croissance ne saurait être plus pertinente. D’une part, la croissance est une clé d’accès privilégiée à la société occidentale moderne (elle nous révèle sa nature et sa logique profonde) et, de l’autre, elle constitue la principale source d’une série de dérives écologiques, sociales, économiques, politiques et anthropologiques de moins en moins maîtrisables, qui exigent un redressement buté et rapide, de nature normative plutôt que simplement politique. La croissance est le moteur fatal de notre civilisation. Elle doit bien être au centre des débats.

Il importe de bien comprendre le sens de cette centralité. La croissance est un symptôme, mais non la maladie. Le doigt qui montre la lune, et non la lune. Elle est la partie manifeste d’un système dont la logique, la structure et la nature doivent être déchiffrées. Le régime dont surgit une tension inépuisable vers la croissance ne se confond pas avec cette dernière et ne tient pas au complet en elle.

S’opposer au effets directs (environnementaux, sociaux) de la croissance n’est pas suffisant pour contrer la logique sur laquelle elle repose. Si nous nous dressons contre la croissance en soi, il n’est pas dit que nous arriverons à triompher du « syndrome » dont elle n’est que le symptôme. Il est possible qu’on arrive à se débarrasser de la croissance sans pour autant échapper au « régime de croissance ». Souvent, la critique de la croissance ne remet d’aucune façon en question les fondements du régime socio-institutionnel dont elle est l’expression.

« Et alors quoi ? », on peut se demander. L’important c’est de « sauver la planète ». Et bien, on peut même admettre qu’il est possible d’arrêter la croissance sans toucher le régime d’où elle surgit. Mais, ce n’est pas une simple question d’inefficacité. C’est qu’il faut décider quel est l’objective : sauver la planète ou requalifier la vie ? Éviter la mort ou vivre dans un monde qu’on « aime à en mourir » ?

Si l’objectif principal est celui de la vie (on n’évoque la « vie bonne » que comme corollaire), pour moi, la vie même, la « vie pour la vie », n’a absolument aucun intérêt. Je préfère la fin de la planète à une vie misérable.
Nous partons d’un autre point de vue, d’une autre question : jusqu’où le modèle de vie engendré par le régime de croissance est-il désirable? Sommes-nous en mesure de lui opposer une vision d’avenir plus séduisante ?

La croissance comme résidu institutionnel

D’abord, il faut se poser trois questions :

  • -  Qu’est-ce que la croissance ?

  • -  Pourquoi est-elle centrale dans la société moderne?

  • -  Pourquoi se transforme-t-elle en logique destructrice dont il serait bon de s’affranchir.

Pour les libéraux, l’aspiration du sujet à son autoaffirmation illimitée est un fait de nature. L’homme leur apparaît spontanément porté à poursuivre son propre intérêt personnel sans limites pour satisfaire chaque fois mieux ses besoins toujours plus nombreux. Le régime « moderne » ne fait que libérer cette pulsion naturelle. La croissance est de ce point de vue une réalité naturelle qui tient à la constitution ontologique du sujet et qui précède toute constellation de valeurs.

Le naturel dont serait pétrie la société de la croissance a d’abord été critiqué par les sociologues. Max Weber (2001) en particulier. Pour le savant allemand, la croissance est sans doute l’un des traits distinctifs (sinon le principal) du « capitalisme occidental moderne ». La tendance à une expansion continue de la base productive de l’entreprise capitaliste apparaît même comme sa spécificité. Voilà ce qui, selon Weber, est un mécanisme inédit dans l’histoire des sociétés humaines. Ni rationnel ni naturel, contrairement à ce que les économistes libéraux prétendaient. Avant le capitalisme occidental moderne, les sociétés produisaient ce qu’il fallait pour répondre aux besoins de leurs membres. Ni plus ni moins. Le surplus était selon les circonstances consommé lors de fêtes, de manière à renforcer le lien communautaire et à neutraliser dès leur apparition les facteurs d’inégalité dans la distribution des ressources à l’intérieur du groupe. Ce n’est qu’avec l’avènement du capitalisme occidental moderne qu’apparaît la tendance paradoxale à produire beaucoup plus que ce qui est nécessaire pour répondre aux exigences de la reproduction sociale, et à élargir de manière croissante la base productive.

La conviction de Weber est que l’aspiration à la croissance et à l’accumulation, typique du capitalisme, dérive de la doctrine calviniste de la prédestination. Le croyant se convainc ainsi que le succès dans sa vie professionnelle peut justement constituer le signe de la grâce dont il est l’objet. Et pour ne pas contredire ce dont il s’est persuadé, le calviniste se donne corps et âme à son travail, avec une rigueur incomparable. La croissance est donc le résultat d’un appel transcendant secret et d’une sorte d’ascèse mondaine.

Et bien, pour la plupart des partisans de la décroissance, la croissance est une valeur qui sort d’un imaginaire sociale. Il faut donc « décoloniser l’imaginaire », comme le dit Latouche (2017).
La lutte se déplace en terrain idéologique où il suffira de défendre d’autres valeurs :
« La possibilité de réaliser une économie de la décroissance ou de s’arrêter à un stade stationnaire dépendra de l’instauration d’une culture postconsommation, fondée sur l’autolimitation » (Alexander 2013, 300).

Le combat devient purement culturel ou, en langage marxiste, « superstructurel». Nous disons que c’est là une façon de se rassurer dans la mesure où, comme nous essaierons de le démontrer, le capitalisme techno-nihilist est complètement indifférent aux valeurs (Magatti 2009). Mon hypothèse est que les décroissantistes déplacent la lutte sur le plan des valeurs parce qu’ils partagent profondément la forme de régulation moderne et ils n’arrivent pas à concevoir une autre forme de régulation.

La croissance est, à notre avis, le résultat d’une structure institutionnelle et de régulation spécifique. Elle n’est pas une valeur parmi tant d’autres qui, miraculeusement, aurait acquis une hégémonie dans nos sociétés à travers une bataille idéologique et culturelle. Il s’agit plutôt d’un effet des composants structurels de l’ensemble social moderne. Elle manifeste à la fois l’éclatement des collectivités prémodernes et la progressive émancipation des individus, les « particules sociales élémentaires » qui formaient ces dernières. La tension vers la croissance est fondamentalement le résultat de l’individualisation. Même animée par les meilleures intentions, même armée de tous les outils (valeurs, idées, connaissances, conscience) pour terrasser l’entreprise de la croissance à outrance, toute tentative d’échapper au régime de la croissance qui ignore ou néglige la structure individualiste de la société moderne est vouée à l’échec.

Sur cette question, quelques lignes de Georges Bataille semblent particulièrement éclairantes. Elles nous aident à dégager immédiatement le premier effet (en termes de tension vers la croissance sans limite) de la « particularisation » engendrée par la modernité :

« En principe, l’existence particulière risque toujours de manquer de ressources et de succomber. À cela s’oppose l’existence générale dont les ressources sont en excès et pour laquelle la mort est un non-sens. À partir du point de vue particulier, les problèmes sont en premier lieu posés par l’insuffisance des ressources. Ils sont en premier lieu posés par leur excès si l’on part du point de vue général. » (Bataille 1967, 81)

Le sujet individualisé est traqué par la précarité de son existence et obsédé, pour cela même, par le problème de la survie. Une fois isolé, il adopte une attitude essentiellement servile et régresse à un stade animal, là où l’acquisition de ressources est vitale.
L’obsession matérialiste de l’acteur ne résulte pas d’une réelle rareté des ressources disponibles ; il s’agit plutôt d’un effet d’optique induit par sa condition d’individu dans laquelle la modernité l’a placé. La perte de contact avec le toit protecteur qu’est la collectivité lui fait une condition de précarité structurelle en raison de laquelle il se sent obligé d’agir sans repos pour sa propre survie, menacé sans répit par l’état permanent d’urgence pour la vie qui le détermine à ne jamais relâcher l’effort pour accumuler des ressources, même lorsque celles-ci deviennent plus que suffisantes pour lui assurer une existence honorable. On n’a donc pas affaire, là, à une condition « naturelle » ni à l’activation de l’instinct de poursuivre son propre intérêt, comme l’imaginent libéraux et utilitaristes ; ni à la manifestation d’une présumée essence humaine. Il s’agit plutôt d’une attitude qui surgit d’une configuration particulière des rapports entre acteur et société consolidée à l’aube de l’ère moderne. La quantité de biens dont s’entoure l’homme de la croissance à un moment donné n’a aucun lien causal avec son attitude de fond. L’accumulation ne le calme pas. Elle ne s’impose à lui qu’au travers des conditions institutionnelles qui lui sont faites. Et celles-ci ne dépendent même pas de valeurs ou de règles de vie. La tension vers la croissance est transversale à l’ensemble de la constellation des valeurs qui peuplent le cadre institutionnel horizontal et individualisé.

La société des individus auto-dirigés

Norbert Elias (1982, 1991a, 1991b, 1991c) étudie la genèse de la « société des individus ». Selon le sociologue, changements structurels sociaux et changements structurels psychiques individuels sont étroitement liés, ce qui explique la très forte corrélation entre individualisation et rationalisation.

Du point de vue administratif, social et économique, les collectivités médiévales étaient pratiquement indépendantes les unes des autres. Leurs relations étaient rares ; hommes et femmes passaient leur existence à l’intérieur d’un cercle communautaire étroit. Dans ces unités, entre l’ensemble et chacun de ses membres, il n’y a pas de solution de continuité. Le sujet ne se perçoit pas séparé du groupe auquel il appartient et n’arrive pas davantage à s’imaginer à l’extérieur de lui : « Un individu pour soi, sans groupe, n’avait pratiquement aucune chance de survie [...] » (Elias 1991c, 232). Dans son économie psychique, faute de limites individuelles, il n’éprouve pas de résidus inexprimés, n’arrive même pas à percevoir l’existence d’énergie pulsion- nelle contenues dans ces limites. Entre sujet et groupe, le lien est de la nature de l’osmose. La communauté est un tout, l’autonomie de ses parties est très réduite. Le simple membre est l’expression immédiate de ce que Elias appelle l’« habitus social » : il est tout entier formé par l’univers symbolique communautaire qui le définit.

L’acteur individuel est toujours sous la protection du groupe. À part les conditions économiques particulières, il est tout entier dans le corps collectif auquel il appartient. Comme il ne s’expose pas directement à l’environnement, sa vie ne dépend pas de sa capacité personnelle à s’emparer des ressources. Fondu dans le groupe, il est dispensé de l’inquiétude et de l’effort d’un mouvement personnel pour la satisfaction de ses besoins vitaux. Il n’a pas besoin de se mobiliser personnellement. L’idée même d’exploiter pour ses besoins et ses désirs les ressources du territoire ne se présente pas à l’esprit. Il en résulte un état social stable, stationnaire.

C’est sans doute David Riesman (1964) qui a le mieux mis en évidence la forte relation entre la décomposition de ce type d’organisation, le processus d’individualisation qui se met alors en marche et la croissance. Autour du dix-septième siècle, grâce à l’augmentation de la production alimentaire et aux améliorations des conditions hygiéniques, le taux de mortalité baisse rapidement là où le taux de naissance est toujours élevé. La population commence ainsi à augmenter de manière exponentielle.

La société qui émerge au stade de la croissance transitoire est principalement fondée sur l’autodétermination de ses membres, la stabilité résultant alors de la tendance de chacun à choisir assez tôt un ensemble d’objectifs, définis par une évaluation personnelle, que l’on poursuivra toute sa vie. Ce sont des individus « auto-dirigés » (inner-directed).

Lors de la phase de la croissance démographique transitoire, qui inaugure l’ère de la croissance économique, l’être humain doit affronter des nécessités nouvelles, à l’égard desquelles les modèles culturels traditionnels se montrent inadaptés. Les réponses fournies par les codes habituels ne valent plus. Il faut donc désormais tracer de manière autonome son parcours de vie et mettre au point des stratégies inédites pour faire face aux nouveaux problèmes qui se présentent. Trouver les ressources devient une nécessité en raison de l’augmentation de la population. Tous les efforts, toutes les entreprises se concentrent maintenant sur l’urgence économique. Dans ce contexte, la société élabore un nouveau type de conformité subjective : l’individu autonome guidé par sa conscience. Le nouveau sujet ne peut plus s’en remettre au jeu statique de la simple reproduction des modèles du groupe, et il ne peut pas davantage s’abandonner à sa spontanéité naturelle. Devant la réalité de la pénurie, il doit faire sienne une mentalité de pénurie, c’est-à-dire mettre entre parenthèses les injonctions symboliques collectives et les comportements spontanés pour se concentrer sur la résolution des problèmes matériels, sur la mise en valeur des ressources existantes. Par opposition, Marshall Sahlins (1976) définit les sociétés primitives comme des sociétés d’abondance. Les problèmes matériels n’occupent pas, là, le centre de la scène. Les choses n’y ont pas une simple fonction utile. Elles ont avant tout une valeur symbolique. Bien que substantiellement plus riches que les communautés archaïques, les sociétés modernes sont, elles, fondées sur une mentalité de pénurie et sur la continuelle tension engendrée par une menaçante rareté présumée de ressources.

Les deux lectures, celle de Riesman et celle d’Elias, semblent incompatibles. La première brosse le portrait d’un individu qui, de son propre chef, laisse derrière lui la communauté et se met à la recherche de réponses à ses besoins. La seconde décrit l’individu qui échappe à sa communauté pour devenir un anneau d’une longue chaîne sociale. Les deux images sont justes. La modernité apparaît tantôt comme l’épopée d’un individu conquérant, tantôt comme le règne d’institutions totalitaires, omniprésentes et lourdes, qui avalent le sujet dans leurs méandres administratifs.

De notre point de vue, le résultat est le même. Tout d’abord, le membre de la collectivité prend conscience de sa singularité et rationalise son comportement. Ensuite, et c’est là le point décisif, le nouvel ordre engendre une notable tension vers la croissance économique. Que ce soit à travers la mobilisation individuelle alimentée par le sentiment d’urgence pour la vie, ou que ce soit à travers la différenciation sociale qui se développe avec la complexification de l’enchaînement des actions, la capacité des acteurs de profiter du contexte pour la satisfaction de leurs propres besoins se trouve extraordinairement amplifiée. À la fois nouvelle et vaste, l’organisation sociale ne fonctionne plus selon une logique symbolique. Elle constitue un ordre anonyme et abstrait, une véritable « machine » qui obéit à la seule loi de l’efficacité et qui reste totalement indifférente aux valeurs ou aux exigences individuelles. Rien à voir avec l’ancienne communauté prémoderne.

La valeur d'usage comme critère de vérité

L’horizon de la croissance s’impose fondamentalement par la centralité qu’occupe désormais la valeur d’usage comme conséquence de l’individualisation, c’est-à-dire par le lien direct qui s’établit maintenant entre sujet et objet.
La signification de l’objet, tout comme celle de l’individu et de toute autre réalité, n’est plus définie de manière collective. Il n’appartient plus à la communauté d’apprendre au sujet la valeur des choses. Les objets sont détachés de leur structure d’emploi traditionnelle, c’est-à-dire de l’ensemble codé des différences à l’intérieur duquel ils avaient leur place et leur valeur propre. Dans la logique échange-don, en outre, l’objet, « inséparable de la relation concrète où il s’échange », est porteur de lien social.

La personne individualisée, dont l’exercice psychologique principal consiste dans la mise entre parenthèses des injonctions du groupe d’appartenance, aspire maintenant à instaurer avec l’objet un rapport direct et immédiat, convaincue de retrouver en lui une valeur pure, « objective », qui dépasse toute charge symbolique, considérée de toute façon comme une forme d’occultation de sa véritable substance

Pour réaliser tout cela, il faut pouvoir disposer d’un critère de sens fondé sur une détermination qui ne peut concerner que l’individu abstrait, d’un élément neuf qui servirait d’inter- médiaire entre individu et objet, créant entre eux une relation « objective ». Telle est la « genèse idéologique des besoins » (Baudrillard 1972), qui réduit l’individu à un sujet de besoins. Le « besoin », considéré comme une donnée physiologique innée, antérieure et au-delà de toute détermination sociale, devient le nécessaire trait d’union entre sujet et objet. Grâce à lui, il est possible d’attribuer à l’objet une fonction « objective » et par conséquent de lui reconnaître une valeur substantielle sous son masque symbolique.

« Cette hypothèse [...] assigne aux objets un statut fonctionnel [, objets désormais liés] aux besoins anthropologiques « naturels » de l’individu. Dans cette perspective, les objets sont d’abord fonction des besoins et prennent leur sens dans la relation économique de l’homme à l’environnement » (Baudrillard 1972, 7-8).

Dès lors que ses désirs, ses motivations et sa signification ne sont plus l’actualisation des codes communautaires, l’individu reconnaît son essence, au-delà de la société, dans ses besoins. C’est en eux qu’il trouve une nouvelle source de détermination, rationnellement identifiable et non corrompue par des vieilleries symboliques. Si la vérité de l’objet ne réside désormais que dans sa valeur d’usage — « le principe d’utilité [est] devenu le principe de réalité de l’objet » —, la vérité du sujet réside dans ses besoins.

Voilà pourquoi la dimension économique, dans la société moderne, en est arrivée à occuper la prééminence sur les autres. La réalisation et la croissance même de l’individu issu du processus d’individualisation sont substantiellement assimilées à la croissance économique, à la capacité de répondre toujours mieux à plus de besoins. Ce n’est pas un hasard si l’occupation privilégiée au travers de laquelle on présume qu’il atteint la pleine affirmation de soi, l’authentique liberté et sa dignité d’être humain, corresponde à l’activité productive. Au travers du travail, c’est l’homme tout entier qui s’exprime.

« [L]’individu, dégagé de toute obligation collective d’ordre magique ou religieux, « libéré » de ses liens archaïques, symboliques ou personnels, enfin « privé » et autonome, se définit par une activité « objective » de transformation de la nature — le travail — et par la destruction d’utilité à son profit : besoins, satisfactions, valeur d’usage » (Ibid., 158).

La liberté dans la recherche de la valeur

Une fois arraché à l’unité du groupe, une fois conscient de son individualité, le sujet s’affiche peu à peu en seigneur souverain, tout occupé à construire résolument son cadre de vie selon les valeurs qu’il aura choisies. La vérité du monde n’est pas donnée. Elle n’est détenue ni par la tradition, ni par Dieu, ni par la communauté. L’homme s’avise de pouvoir l’élaborer lui-même et de fonder ainsi sur elle sa propre existence. Mauro Magatti a défini la modernité comme un régime caractérisé par la « liberté dans la recherche de la vérité » (Magatti 2009, 15-16). Une recherche individuelle qui ne s’apaise jamais et qui est à tout moment réversible. Si l’on revient à notre perspective spécifique, on peut dire, pour paraphraser Magatti, que la modernité est la liberté dans la recherche de la valeur.

Une valeur entendue la manière de Georg Simmel :

« Nous désignons comme valeur dans les choses ce qui suscite notre intérêt pour elles – ce processus interne absolument indéfinissable, puisque absolument élémentaire, sans lequel il n’y aurait pas de rapport pratique avec les choses du monde [...] Au-dessus du monde de l’être se trouve le monde des valeurs qui ne vivent en fait que dans nos intérêts et dans nos sentiments » (Simmel 2021, 41).

D’où la tension vers une croissance infinie.

Le régime neutralitaire d’accessibilité illimitée

Autour de l’homo crescens se met en place un complexe institutionnel spécifique, le régime de la neutralité, qui fait sienne la logique de l’« accessibilité illimitée » (Romano 2008). Le pouvoir ne doit pas exprimer et réaliser un idéal de vie particulier. Il doit se limiter à rendre le citoyen à même de déterminer et de mener à bien son propre projet de vie. On peut à cet égard interpréter l’époque moderne comme la progressive expansion de la possibilité pour l’être humain de réaliser son imagination poïétique.

Sous l’angle philosophique, la base la plus originale de légitimation du principe de l’accessibilité réside dans l’effort d’« humanisation de la vérité » entrepris par le fondateur de la philosophie moderne, Descartes (Husserl 1976). Le « je pense » indubitable auquel mène le doute méthodique est la seule instance qui ne puisse être niée, qu’on ne puisse révoquer en doute (l’« epochè » de Husserl). Il faut donc accueillir les valeurs, les formes symboliques, les significations, etc., comme autant de manifestations d’une unique « essence humaine ». On peut douter de tout, sauf du moi. En matière juridique, le principe d’accessibilité illimitée se traduit dans le passage du « gouvernement des hommes » au « gouvernement de la loi », et donc dans la séparation du droit et de la justice (Bobbio 1985). Le droit n’est plus un instrument de réalisation d’objectifs, de valeurs ou de projets de société particuliers, mais une fonction d’habilitation, assurant la bonne circulation des formes de vie librement choisies par chacun. Il devient ainsi un simple outil de réunification technique du polythéisme des valeurs qui, laissé à lui-même, mènerait à un conflit général permanent et reproduirait les conditions d’abus de pouvoir, de blocage des accès, en particulier pour les plus faibles. La loi, elle, est neutre et passive à l’égard des joueurs. Son unique objectif est de s’assurer que chacun puisse jouer ses cartes, sans que les interactions ne se transforment en obstacles.

En économie, le régime neutralitaire se décline d’abord avec le marché auto-régulateur (self- regulating market). Selon Karl Polanyi (1964), l’échange marchand a toujours été accompagné par d’autres formes d’intégration (réciprocité, redistribution, économie domestique), mais il n’était jamais apparu comme le modèle institutionnel de référence. «Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales », en régime de marché autorégulateur, « ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique » (Polanyi 1964, 88). Toutes les sociétés humaines ont une dimension économique, mais aucune n’a jamais été une société économique. La réduction des facteurs de production, le travail, la terre, l’argent, à de simples marchandises fait de notre société un sous-produit de l’économie.

Mais au cours du vingtième siècle, sur le plan plus proprement politique, l’histoire de l’accessibilité rencontre immanquablement celle de la notion de citoyenneté, civile, politique, sociale (Marshall 1992). La citoyenneté civile (ce qu’on appelle en science juridique la « capacité d’agir », donc de passer contrat et de se lier par des engagements sans limitations injustifiées) et la citoyenneté politique (le droit d’élire des représentants dans tous les organes politiques et donc de choisir de manière libre les orientations du gouvernement en matière de bien commun à tous les niveaux, tout autant que d’être éligible dans ces mêmes organes) sont les versions originelles indissolublement liées au plus vaste paradigme de l’émancipation libérale, qui constitue la première traduction politique des structures de la modernité.

Ces dispositions se révèlent pourtant peu adaptées pour garantir une réelle accessibilité, sinon pour certaines élites. La citoyenneté politique et civile atteste de la reconnaissance de la liberté négative, celle qui permet de « désirer ce qu’il nous arrive de désirer » (Veca 1990). Elle ne peut s’exercer, autrement dit, que dans le cadre des opportunités déjà disponibles autour de nous, en fonction des conditions dont on a hérité. Pas de place, au contraire, pour la liberté positive. Là où la première forme de liberté ne fait que tenir compte des possibilités déjà existantes, comme des états de fait, la seconde a pour horizon le dépassement des conditions effectives, et elle devrait garantir aux sujets les meilleures ressources possibles pour réaliser leurs projets de vie.

La simple concession formelle d’une liberté d’accès est intégrée à la mise en place des conditions nécessaires à une capacité d’accès réelle, étendue en principe à toute la population. Cette voie, originellement empruntée par une partie particulière de l’échiquier politique (les sociaux- démocrates), gagne rapidement le statut d’axe central de l’ordre institutionnel démocratique. Le concept de citoyenneté s’enrichit d’une nuance : la citoyenneté sociale. C’est là un pas de plus dans l’affranchissement de l’homme moderne de tout lien, faisant déjà trembler une limite plus coriace : la rareté des ressources. Les droits sociaux accèdent ainsi au statut de droits fondamentaux garantit par l’État moderne. Un ensemble de normes minimales universelles de ressources vitales tout autant que de droits visant la prise en main de la qualité de vie et du travail devient désormais partie intégrante du complexe institutionnel moderne, peu importe la couleur politique de chaque gouvernement.

La réalisation historique de ce plan idéal permet à Ralf Dahrendorf d’affirmer que les sociétés modernes ont mis en œuvre le principe de « donner le maximum possible au plus grand nombre possible d’êtres humains » (Dahrendorf 1980, 89).

La stagflation anthropologique

Reprenons : la croissance n’est ni une attitude naturelle ni une valeur dotée d’un attrait particulier. Elle résulte de transformations structurelles qui ont permis l’apparition d’un ordre socio- institutionnel propre, dont la survie repose sur l’amélioration et l’augmentation continuelles des expériences. Toute bataille menée contre les dérives écologiques et sociales qui ne tient pas compte du système régulateur complexe d’où la croissance émane risque, quand bien même on devait triompher, d’en arriver à des résultats insatisfaisants. Qu’est-ce à dire ?

Pour répondre il faut s’arrêter sur une autre question que nous nous sommes posée dès le début : pourquoi condamne-t-on le régime de croissance ? Dans ce qui suit, nous allons inventorier les principaux effets néfastes de ce régime sur le plan économique et écologique, institutionnel et politique, psychologique et socio-anthropologique.

L’analyse menée par Polanyi des conséquences sociales du marché autorégulateur demeure inégalée. Ce modèle d’échange mène, dit-il, à la « destruction de la société ». Et cela s’explique simplement par la réduction des facteurs de production au statut de marchandises comme les autres, librement échangeables. La marchandisation des facteurs de production se révèle fatale à la société, qu’elle expose à un processus irréversible de désagrégation. La continuelle fluctuation de la valeur de ces piliers de la cohésion sociale, en effet, due aux dynamiques aveugles de la loi de l’offre et de la demande, devient avec le temps un facteur d’incertitude insoutenable pour l’ordre social.

« Permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l’utilisation du pouvoir d’achat, cela aurait pour résultat de détruire la société. [...] En disposant de la force de travail d’un homme, le système disposerait d’ailleurs de l’entité physique, psychologique et morale « homme» qui s’attache à cette force. [...] La nature serait réduite à ses éléments, l’environnement naturel et les paysages souillés, les rivières polluées, la sécurité militaire compromise, le pouvoir de produire de la nourriture et des matières premières détruit. Et pour finir, l’administration du pouvoir d’achat par le marché soumettrait les entreprises commerciales à des liquidations périodiques, car l’alternance de la pénurie et de la surabondance de monnaie se révélerait aussi désastreuse pour le commerce que les inondations et les périodes de sécheresse l’ont été pour la société primitive » (Polanyi 1983, 108).

Au niveau politique, comme le veut le paradoxe de Bauman (1999), l’augmentation de la liberté individuelle coïncide avec la réduction de la liberté collective. Chaque grand projet politique est en effet contrarié par la primauté de l’autonomie individuelle dans la définition et la poursuite de l’idée de bien. Le régime de l’accessibilité illimitée inspire à l’homme moderne le rêve d’un monde à la mesure de ses désirs. Mais du monde, même de « son» petit monde, une petite partie seulement se pliera à ses souhaits. Il y a en effet des déterminismes beaucoup plus puissants, qui ne se voient pas ou qui dépassent le pouvoir de qui que ce soit. Ils devraient relever du collectif, mais le collectif fait désormais défaut. L’institution qui maintenant en tient lieu reste muette, sans visage, transparente, neutre ; elle ne peut réaliser aucun projet par elle-même, car cela violerait le principe de l’autonomie de l’individu, à qui elle doit simplement au besoin prêter secours. Intervenir sur le contexte, sur le cadre général qui définit les coordonnées à l’intérieur desquelles peuvent être menés les projets individuels, serait abusif. Le contexte ne doit être que le seul résultat non intentionnel des interactions entre personnes privées. L’institution centrale n’a donc pas à intervenir, sinon pour régler la circulation. La « grande liberté » collective est subordonnée au veto constant, structurel, dérivé de la logique de la « petite liberté » individuelle. Au total, le monde nous apparaît immuable. Sa transformation, impensable.

Du point de vue anthropologique, les effets les plus puissants du régime de la neutralité ne sont pas produits par les facteurs limitatifs considérés jusqu’ici. Ils sont plutôt attribuables à la logique de l’illimitation, au régime de l’accès sans limites mis en place par la modernité, ce que nous avons appelé ailleurs la « stagflation anthropologique ». Le nouveau régime fournit en effet à l’individu diverses possibilités d’accès: en période horizontaliste, il a suffi de laisser simplement circuler ces particules élémentaires que sont les sujets ; au dix-neuvième siècle, ces mêmes sujets ont été soutenus verticalement par l’État. Or, le paradoxe réside en ceci que la multiplication des possibilités s’accompagne de la dévalorisation structurelle de chacune d’elles (ce qu’est une « stagflation »), ce qui inhibe le désir de l’acteur d’en tirer profit. La valeur se caractérise d’abord pour son impermanence. Comme le dit Simmel :

« la valeur ne naît pas dans l'unité indistincte du moment de jouissance, mais lorsque le contenu se détache du sujet comme objet et s'oppose à lui comme objet de désir, ce qui, pour être atteint, nécessite de surmonter les distances, les obstacles et les difficultés ». (Simmel 2021, 234)

Les valeurs n’ont pas de substance stable ; leur attrait dépend des circonstances concrètes qui en expliquent l’apparition et la circulation. Pour essayer de rendre ce mécanisme plus clair, nous pouvons emprunter à la science économique la loi de l’utilité marginale décroissante. Cette loi décrit la réduction graduelle de la capacité de chaque dose additionnelle d’un bien à satisfaire un besoin, jusqu’au point où cette capacité devienne nulle, puis négative. Pour le dire encore avec Simmel :

« Le moment même de la jouissance, où sujet et objet annulent leurs contrastes, consomme pour ainsi dire la valeur ; elle ne se reforme que dans la séparation du sujet, comme quelque chose qui s'oppose à lui en tant qu'objet. [...] Nous apprécions de nombreux biens comme valeurs seulement lorsque nous les avons perdus » (Simmel 2021, 233).

Cela court-circuite le régime de l’accessibilité illimitée, qui a donné lieu à une incroyable multiplication de produits, de choix, de carrières. Un effet général de la loi de l’utilité marginale décroissante a frappé non seulement les biens proprement dits, mais également la valeur qui nimbait les proliférantes opportunités sociales. On assiste à une structurelle évaporation des valeurs poursuivies par l’homme moderne : la valeur des biens devant répondre à ses besoins, la valeur des objets réels et symboliques devant combler ses désirs, la valeur des objectifs qu’on s’était fixés, la valeur des valeurs qui encadrent sa vie. Cela explique la permanente amplification de l’effort de la croissance : en raison de la dévalorisation de leurs valeurs, les acteurs sont incités à produire toujours plus de nouvelles choses afin de réanimer artificiellement les valeurs comme enjeux de l’activité sociale.

Une autre version de cette même dérive psychosociale a été donnée très tôt par Jacques Lacan (2006) dans son « discours du capitaliste ». À l’origine, discipline et mesure étaient les traits principaux de l’esprit capitaliste. Aujourd’hui, il est au contraire guidé par le rejet de toute forme de lien qui risquerait de compromettre la libre jouissance individuelle. On est passé justement du désir à la jouissance. Le désir est constamment alimenté par le conflit avec le Père et la Loi et c’est à travers ce mouvement dialectique que la personnalité du sujet se forme. Tout au contraire, la satisfaction instantanée, sans obstacle, de la jouissance atrophie à la longue la capacité même de désirer. La jouissance s’épuise dans les limites individuelles sans requérir la rencontre avec l’autre. Pour toutes ces raisons, économiques, écologiques, politiques, anthropologiques, psychologiques et sociales, il serait opportun de prendre congé de la société de la croissance. Mais à la lumière de ce qu’on vient de rappeler, peut-on considérer le projet de la décroissance comme une voie de sortie crédible ? Et si non, comment sortir du régime de croissance ?

Le projet de décroissance, otage du neutralisme

À bien y regarder, le projet de décroissance ne constitue pas vraiment une réelle solution de rechange au mode régulateur, aux enjeux anthropologiques et au système des valeurs du régime de la croissance. De plusieurs points de vue, il n’en est que le prolongement, et, par certains côtés, il contribue même à leur durcissement.

La croissance est condamnée avant tout en ce qu’elle est une menace pour la vie, pour la survie elle- même.

« Un régime de croissance infinie est incompatible avec le caractère fini des ressources non renouvelables, ainsi qu'avec la rapidité de régénération de la biosphère et des ressources renouvelables... Un changement radical est une nécessité absolue [...] pour éviter une catastrophe brutale et tragique » (Latouche 2006).

La survie des êtres vivants (depuis la baleine jusqu’à l’homme) semble un objectif si évident que pas une ligne de la théorie de la décroissance n’en rappelle la valeur suprême. La défense de « la vie pour la vie », indépendamment de la question du sens de la vie et avant elle, apparaît comme une valeur en soi, un impératif moral qui ne requiert pas d’explication. Bien sûr, on soutiendra que l’urgence actuelle, c’est-à-dire l’imminence de la catastrophe, ne permet pas qu’on s’arrête à ces questions, mais le motif du silence est plus profond : la décroissance souscrit à l’article de foi moderne occidental (travesti comme d’habitude en dogme universel anhistorique et agéographique) qui établit la nature sacrée de la vie tout court. Ce dogme se rattache à la racine neutraliste du régime institutionnel moderne. Démocratie et liberté exigent que le politique soit atéléologique, qu’il ne se mêle jamais du sens de la vie en société, car ces choses ne doivent résulter que de l’interaction spontanée des individus, auxquels, seuls, donc, est accordée la souveraineté dans l’élaboration et dans la réalisation de leur propre projet de vie. Dans ces conditions, il ne reste à la politique qu’une fonction de garant de la préservation (la vie pour la vie) ou, mieux encore, de l’entretien (la croissance pour la croissance) de la vie biologique des citoyens unie à la régulation administrative de leur circulation 90. Il faut se limiter à faire croître la vie afin que le vivant soit libre de faire ce dont il a envie.

La croissance n’est donc rien d’autre, originairement, que la transcription du principe moderne de neutralité, qui est « justement» indifférent à quelque finalité que ce soit, sauf celle d’augmenter la possibilité de chacun de choisir et de réaliser ses propres fins. Dans ce sens, le principe de la croissance pour la croissance est strictement équivalent à celui de la vie pour la vie. Ils sont l’un pour l’autre des pléonasmes. Le premier n’est qu’une traduction euphorique du second. Pendant des décennies, nous avons parié que la meilleure façon de défendre et soutenir la vie était de tabler sur la croissance. Aujourd’hui, on nous met en garde que cette stratégie est insuffisante sinon dangereuse, et qu’il faudrait donc essayer la décroissance. La décroissance reste en somme un otage du neutralisme, de la vie pour la vie.

Georges Bataille, précurseur négligé

Pour les raisons dont nous avons fait état, le projet de la décroissance ne paraît pas en mesure d’affronter la complexité de l’actuel régime ni de constituer une véritable solution de rechange à la logique de la croissance. Il nous semble donc nécessaire de reprendre l’ensemble du projet d’une société de la décroissance et de partir pour cela du concept de dépense élaboré dans la seconde moitié du vingtième siècle par Georges Bataille dans le cadre de sa théorie de l’« économie générale » (Bataille 1967, 1976). S’adresser à l’écrivain pour envisager sous un autre angle la question de la décroissance peut sembler téméraire. Son nom évoque immédiatement les domaines sulfureux de l’extrême, de l’érotisme exacerbé, de la fascination pour le négatif et le mal, très éloignés du cadre austère dans lequel se cale normalement le discours de la décroissance, à une distance infinie en particulier de la sensibilité écologique (et sociale) qui le nourrit. Mais s’il est vrai que l’objectif, comme aime à le répéter Serge Latouche, n’est pas la poursuite entêtée de la régression productive, mais bien une société libérée du culte de l’utile, de la croissance illimitée fin à elle-même, alors Bataille devient une référence dont il faut tenir compte. Pour fragmentaire et non systématique qu’elle soit, son œuvre n’en constitue pas moins une des dénonciations les plus cohérentes et radicales de la thèse selon laquelle les collectivités humaines seraient fondées sur la fonction productive (« servile ») des choses et des personnes, en même temps qu’elle ouvre grand l’espace théorique à la question du sacré, c’est-à-dire aux pratiques sociales qui soustraient aussi bien les êtres que les choses à leur statut instrumental.

« [J]e me propose de montrer dans une suite de travaux et d’essais [...] d’une part les déformations profondes de l’équilibre général entraînées par le développement actuel de l’industrie, d’autre part les perspectives d’une économie non centrée sur la croissance » (Bataille 1998, 379).

Dans la « décroissance » tout comme dans la « dépense », il y a la même évocation d’une entreprise de réversion de la présumée orientation « naturelle » de la croissance. Telle est la cause commune qui rapproche les deux familles de pensée. Insoutenable, inadéquat et indésirable, le régime bourgeois de la croissance est au cœur de l’œuvre critique de Bataille, ce qui fait de ce dernier un précieux allié des partisans de la décroissance.

Au-delà de ces affinités, cependant, tout semble inversé. Au pays des merveilles de Bataille, beaucoup de convictions décroissantistes sont littéralement renversées. Là où le pro- blème décisif est, pour les partisans de la décroissance, celui de la rareté (une croissance infinie est incompatible avec des ressources limitées), pour Bataille, c’est plutôt celui de l’abon- dance (un excès d’énergie pèse comme une malédiction sur les êtres vivants, menace de les anéantir et finit simplement par se dissiper de manière démente). Si, pour les uns, il faut condamner le régime de la croissance en raison de sa voracité destructrice des ressources, pour Bataille, il faut s’en débar- rasser parce que, au contraire, il ne brûle pas assez d’énergie. Enfin, si, pour les premiers, il est urgent d’adopter des pratiques faites de parcimonie et de sobriété, pour Bataille, l’humanité doit plutôt réapprendre à gaspiller.

L'économie générale bataillienne

Sous une apparence fragmentaire et éclatée, l’œuvre de Bataille possède à notre avis une profonde cohérence. S’il est exagéré de dire, comme il arrive d’en accuser divers auteurs, qu’il a écrit toujours le même livre, on peut tout de même avancer que sa pensée, au-delà des sujets traités, des variations stylistiques et de la diversité des genres pratiqués, tourne de manière quasi obsessive autour d’un seul centre d’attention: l’éclatement de la totalité (de la continuité nature-culture à la société) d’où surgit l’hubris moderne de la croissance et l’aplatissement utilitariste du monde. Bataille, tout d’abord, nous permet de mieux cerner la question de la valeur, en nous l’expliquant du côté de l’énergie. Le point de départ est pour Bataille le constat de l’abondance d’énergie qui frappe le monde et ses habitants. Cette abondance est essentiellement assurée par le soleil et elle se répand parmi les vivants — plantes, animaux, êtres humains —, qui, aux fins de satisfaire leur nécessité vitale, autrement dit pour la reproduction biologique, n’utilisent qu’une part infime de l’énergie disponible. De celle qui reste accessible, ils prélèvent encore une autre portion destinée à leur « croissance », au-delà donc de ce que les processus vivants requièrent pour la survie. Mais, en raison de limites physiologiques, même les possibilités de croissance ne sont pas infinies. Aussi reste-t-il de l’énergie en surplus qui se répand et fait pression sur la terre. Ne trouvant pas d’emploi, par un processus de dissipation progressive, elle se diffuse jusqu’à ce qu’elle s’éteigne.

À un premier niveau, de nature générale et spécifiquement biologique, on appellera « dépense » la dissipation de l’énergie qui excède la capacité d’utilisation des êtres vivants.

« [L]’organisme vivant, dans la situation que déterminent les jeux de l’énergie à la surface du globe, reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au main- tien de la vie : l’énergie (la richesse) excédante peut être utilisée à la croissance d’un système (par exemple d’un organisme) ; si le système ne peut plus croître, ou si l’excédent ne peut en entier être absorbé dans sa croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique » (Bataille 1967, 60).

Le processus, d’une simplicité presque mécanique, a d’importantes répercussions en passant de l’ordre biologique à l’ordre anthropologique. Là, l’énergie pourrait être définie comme le carburant de l’action, qui « nous appelle à l’action », et dont la seule présence sollicite déjà les hommes à lui trouver un emploi et, ce faisant, à le justifier.

Comme tous les autres organismes vivants, l’homme ne consomme qu’une minuscule partie de l’énergie disponible pour ses besoins et sa croissance. À ce stade, l’énergie n’a qu’un usage proprement « servile », selon un mouvement naturel du vivant vers la satisfaction du besoin. La volonté ne joue encore aucun rôle. Il n’y a pas lieu qu’interviennent ces facultés humaines que sont la réflexion, l’élaboration d’une signification ou l’adoption d’une politique. L’homme est encore en deçà de la conscience. Chose parmi les choses.

Les problèmes surgissent en présence du reste de l’énergie inemployée dans sa fonction utile. La part la plus importante, à la vérité. Cette énergie en excès réclame un emploi « sou- verain », émancipé de son rôle instrumental dans la reproduction du vivant. La rencontre de cette énergie libre est un moment crucial puisqu’elle met à l’épreuve la spécificité même de l’être humain une fois satisfaits les besoins naturels qu’il partage avec tous les vivants, animaux et végétaux. Ce moment correspond donc au surgissement de la conscience, à l’apparition de l’homme en tant que tel. C’est là qu’il quitte l’état d’urgence qui ignorait les questions sur le sens ultime du système biologique général à l’intérieur duquel il s’employait instinctivement et inconsciemment à se procurer les ressources vitales.

L’excédent se présente rapidement comme la « part maudite ». Et les raisons de la malédiction sont nombreuses. Pour commencer, sa simple présence dans le monde est déjà une source inépuisable d’angoisse : elle met l’homme devant la question de la liberté, du choix. Il n’y a aucune indication « naturelle » sur l’usage à faire du surplus d’énergie. L’instinct ne nous sert à rien. L’homme doit élaborer un sens, une finalité au nom de laquelle il se procurera le carburant de l’action et l’orientera dans le sens des valeurs qu’il se sera choisies. Il faudra délibérer sur la fin pour laquelle on utilisera le carburant, en fonction d’une intentionnalité idéelle, d’un projet irréalisable avec les seuls mécanismes naturels. C’est par l’usage de l’énergie excédentaire que nous devenons hommes. L’être est appelé à faire sa marque sur le monde : « dis-moi comment tu emploies le surplus et je te dirai qui tu es ».

Ce sont les différents modes d’utilisation de l’excédent qui détermineront en effet les caractères propres des groupes humains et leurs différences spécifiques, dans le temps et dans l’espace. Le surcroît d’énergie peut être dépensé pour les sacrifices ou pour la gloire, pour l’ascèse religieuse ou pour le lien festif, pour la guerre ou pour la paix (ainsi que l’en- seigne par exemple la société tibétaine, qui le consacre presque entièrement à entretenir une nombreuse caste de moines). Sa non-utilisation serait le signe d’une incapacité à se donner un sens ou à être animé par une intention. La question de la liberté coïncide avec la question du néant. Elle est le révélateur de l’absence d’indications « naturelles » sur la route où nous nous engageons et sur la destination du voyage. L’énergie en surplus « appelle » l’homme à l’action, dans un contexte où l’unique certitude est le rien.

La vue de l’excédent qui va disparaître — et c’est là un autre facteur de malédiction — fait en effet comprendre à l’homme l’« infinie vanité de tout », comme le dit le poète Leopardi. L’économie générale nous avertit que le destin de l’énergie (le carburant de l’action) est la déperdition. Tout finit en néant. Même l’activité servile (utile), vue main- tenant par des sujets « conscients », apparaît comme une peine insensée, rivée qu’elle est à une machine biologique sans finalité. Dans l’ordre de l’utile, on ne peut vivre qu’en restant inconscient.

Cela dit, le surplus d’énergie présente un double visage. Part maudite, certes, mais bénie également. En premier lieu, rappelons-le, l’excédent est une invitation lancée à notre condition d’esclaves, soumis à la fois à nos « besoins» naturels et à notre activité productive, utile, à travers laquelle nous sacrifions le plaisir actuel à un bienfait ultérieur. L’« appel à l’action », déterminé par l’existence même du carburant en surcroît, nous enjoint d’être autonomes, d’accéder à la nature qui est la nôtre, de prendre nos distances à l’égard de la machine biologique à laquelle nous sommes rivés en tant que simples vivants et de nous distinguer d’elle. L’homme doit construire son propre destin. Pour formuler les choses autrement, le surcroît d’énergie nous donne la possibilité de jouir finalement du monde, d’être « souverains ».

Les usages de la dépense

Toutes les sociétés humaines (ou du moins, comme nous le verrons, toutes les sociétés prémodernes) se sont souciées de mettre en place des mécanismes de dépense, de destruction de l’énergie non utile. Ces mécanismes — tous fondés sur l’ambivalence de l’attraction et de la répulsion à l’endroit de la nature — présentent plusieurs niveaux de raffinement et répondent à divers usages. Faisons le point sur ses fonctions multiples.

Fonction symbolique. La dépense vise, avant tout, à humaniser la consumation du surplus d’énergie, le soustrayant à la domination incontrôlée des processus naturels et le remettant entre les mains de la culture et du symbolique. Ceux-là seront de la sorte domestiqués et encadrés dans un système de sens conçu de manière autonome.

Les rituels de dépense ont pour fonction d’assimiler symboliquement la catastrophe créée par la dépense naturelle, sans que cela implique un anéantissement réel (voir les jeux de compétition). C’est le même mécanisme que Freud (1972) décrit en termes de pulsion de mort. Le fait qu’un enfant fasse volontairement disparaître l’objet de son jeu (une bobine) et feigne d’en être désespéré est une manière de revivre sur le mode du semblant (contrôlé par lui-même et dans le registre fictif) le trauma insoutenable de l’abandon de sa mère. Le rituel du potlatch, répandu dans les sociétés nord-américaines de la côte pacifique et analysé par Mauss (1950) dans l’Essai sur le don, comportait la destruction délibérée — dans un cadre agonique — de biens précieux, souvent à hauteur de la moitié des récoltes annuelles. La catastrophe inscrite dans la nature reçoit de cette manière un sens : l’agissant directement, les uns attestent de leur prestige aux groupes rivaux. Plus on dépense, plus on acquiert de la gloire sociale. Le potentiel destructeur de ce qui excède est utilisé pour renforcer les liens sociaux.

Fonction sacrificielle. Les pratiques de dépense permettent à l’homme de s’affranchir de la dimension utilitaire, biologique et fonctionnelle, pour accéder au sacré. Dans l’ordre de l’utile, dirigée par le besoin, repliée donc sur la reproduction de soi, la vie est privée de sens. Aucune intention ne l’oriente. Pour la conscience, l’ordre de l’utile est misérable. Voilà pourquoi l’homme cherche fébrilement à échapper à la dimension terrienne pour atteindre un lieu où — il en fait le pari — les choses trouvent leur unité de sens. Le lieu préservé dans le coffre-fort du sacré. La dépense est la pratique qui permet ce déplacement, qui passe ici par le sacrifice. La destruction d’un objet ou la mise à mort d’un vivant entendent dépasser leur statut servile : ils sont détruits en tant que choses utiles et ainsi conduits dans la dimension du sacré, symboliquement reconnectés à la totalité à laquelle ils appartiennent. Tel est le sens propre du sacrifice. « Le sacrifice n’est autre, au sens étymologique du mot, que la production de choses sacrées 18 » au travers de leur destruction rituelle.

Fonction connective (avec la nature). La fonction sacrificielle se décline de manière plus ouverte dans ce que nous appelons la fonction connective de la dépense. Si, dans la fonction symbolique, est en jeu la tentative de domestiquer la dépense à travers une simulation, ici le geste est presque inverse : plonger dans le tourbillon de l’excès, faisant le pari qu’il conduira au mystère de l’existence, ou à la récupération du rapport intime avec la nature, pour faire un avec elle et non plus en être une part séparée et jetée dans le non-sens. La dépense a pour mission sous cet angle de rétablir les ponts avec le cœur de la nature, de permettre à l’homme de se fondre à nouveau en elle. L’érotisme et la religion (deux réalités aux antipodes l’une de l’autre selon l’opinion courante) sont à la vérité réunis par cette même fonction. Selon Bataille, l’« érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort » (là on s’en remet au destin de l’excédent). La religion et son appareil de rites, d’interdictions, de monuments, d’œuvres consacrées à la divinité, font du surplus d’énergie le canal de communication avec le mystère de la nature.

Fonction souveraine. Dans sa signification suprême, la dépense signifie « vie souveraine ».

« Le souverain, s’il n’est pas imaginaire, jouit réellement des produits de ce monde au-delà de ses besoins: en quoi réside sa souveraineté. Disons que le souverain (ou que la vie souveraine) commence quand, le nécessaire assuré, la possibilité de la vie s’ouvre sans limite. Réciproquement, est souveraine la jouissance de possibilités que l’utilité ne justifie pas (l’utilité : ce dont la fin est l’activité productive). L’au-de-là de l’utilité est le domaine de la souveraineté. Nous pouvons dire en d’autres termes qu’il est servile d’envisager d’abord la durée, d’employer le temps présent au profit de l’avenir » (Bataille 1976, t. VIII, 248).

La jouissance du monde, indépendamment de toute préoccupation d’avenir et de survie, se présente essentiellement comme expérience évanescente qui suit le destin dispersif de l’énergie. Le sentiment de pouvoir jouir librement du monde est donc une sorte de miracle qui, pour un instant, nous soustrait à la soumission terrestre et nous met en fusion avec l’autre, l’hétérogène, le tout de l’univers.

Fonction pure (destructrice). Au-delà de leur valeur symbolique déjà rappelée, les œuvres artistiques impliquent une « perte réelle ». C’est le cas des constructions architecturales, de la musique et de la danse. Dans sa version pure, la dépense consiste à éliminer de la scène, réellement, concrètement, la présence angoissante de l’énergie en surcroît, donc l’appel à l’être et à l’agir. Elle consiste, pratiquement, à soustraire le néant de la vue. Ici, il n’y a plus de jeu symbolique ni de tentative de se reconnecter à la totalité, mais la pure et simple destruction de l’excédent, le refus d’agir dans l’ordre du non- sens. Dans la réalité, fonction symbolique et fonction pure sont inextricablement mêlées. Il n’est pas possible de les disjoindre. Le potlatch est à la fois domestication symbolique de l’énergie excédentaire et destruction de ressources par action contre le servile. La même double nature caractérise la pulsion de mort chez Freud. L’enfant perd de vue la bobine soit pour apprivoiser la douleur, soit pour se donner, à la lettre, la mort, disparaître de la scène et, donc, atteindre finalement la paix de la matière, retrouver un état d’inconscience qui nous supprime à la vue du vide. La douleur instantanée de la mort nous délivre de la douleur permanente de la vie insensée, toute absorbée par son autoreproduction.

Pour résumer, la dépense

  • 1)  vise à la reconstruction de la communauté, afin d'éviter la dispersion individualiste vers l’évanescence de la valeur ;

  • 2)  est une stratégie de régénération de la valeur, à travers la destruction rituelle de l’énergie.

  • Instituer la décroissance

    Comment bouleverser le régime de croissance et réinstaurer les fonctions de la dépense dans nos sociétés?
    Répétons-le, les décroissantistes ne rejettent pas vraiment la « forme » du régime de croissance. Ils ne font que chercher à réduire le potentiel destructeur de ce système en contenant de manière irréaliste l’action humaine au niveau local et en s’en remettant, de manière encore moins réaliste, à un changement général des mentalités. Au mieux, ils transportent leur diagnostic sur le simple plan des valeurs. Les dérives écologiques et sociales ne sont pas du tout attribuées à la « forme » du régime dominant, mais au mythe de la « croissance pour la croissance » qui sévit dans l’imaginaire commun. La lutte est d’ordre imaginaire : une fois abandonnée la « valeur» croissance, tout retombera sur ses pieds. La lutte pour une société de la décroissance exige de passer des valeurs à la forme.

    Pour que la voie de la décroissance puisse réellement s’inscrire dans le présent, il faut encore réinterpréter, guidé une fois de plus par Bataille et son économie générale, un moment critique de l’histoire récente de la société de la croissance, celui du passage, au tournant des années 1980, des Trente Glorieuses aux Trente Honteuses qui ont suivi. C’est alors que s’est manifestée avec une aveuglante clarté l’incapacité de la société de la croissance à répondre à la question de l’excédent. Grâce aux dispositifs institutionnels des Trente Glorieuses, on a pu résoudre le problème de la survie et échapper ainsi à l’étreinte servile. Ce régime a affranchi l’homme de la condition animale, lui permettant de passer de la zoé, simple existence biologique, au bios, la vie proprement dite, gouvernée par le sens et un projet autonome (Arendt 1961).

    Une fois l’ordre du servile dépassé, l’être humain se retrouve sur le seuil de la souveraineté, là où il est possible d’entrevoir le problème des problèmes : que faire de l’excédent d’énergie qui pèse de tout son poids d’angoisse sur l’homme et qui réclame une finalité, un usage ?
    Tant que nous sommes dans l’ordre du servile, nous savons très bien comment employer l’énergie : elle est entièrement consacrée à la reproduction de la vie et à la croissance de l’organisme biologique. Mais quand nous sommes sur le seuil de la souveraineté, alors la spontanéité ne suffit plus et nous devons décider librement (c’est-à-dire sans indication précise de la part de nos besoins) comment utiliser l’énergie. Telle est la condition absolument nouvelle pour l’homme, dans la mesure où, contrairement à ce qui avait lieu dans la situation prémoderne, l’individualisation a retiré au collectif sa fonction fondamentale dans la gestion de l’énergie, surtout celle en surcroît, à travers les rituels de dépense. Comme dans les collectivités prémodernes, la société verticaliste moderne (social-démocrate) a protégé et mis en sûreté ses membres, mais, contrairement à celles-là, sans fournir les services de destruction de l’énergie excédentaire. L’individu se retrouve de la sorte réellement libre (des besoins) et souverain devant un exorbitant volume d’énergie.

    C’est alors que se produit une sorte de paralysie sociale.
    La stratégie habituelle, qui consiste à amplifier l’effort de croissance économique afin d’échapper à la nécessité d’« être », se révèle inadéquate. Enfin placés devant la possibilité d’être, de désirer, d’agir, les bénéficiaires du modèle fordiste providentialiste ont choisi de fuir, de s’auto-dissoudre. Partout en Occident et selon des intensités variables, toute la machine économique, sociale, politique s’est grippée.

    Une fois sur le seuil de la souveraineté, quelle stratégie a été adoptée par les sociétés occidentales pour surmonter la paralysie sociale ? Plutôt que de relever le défi de la souveraineté (instaurer une société de la décroissance, repensée à la lumière de la dépense), les sociétés occidentales ont choisi, nous semble-t-il, la voie opposée, le raccourci le plus connu et le plus facile : radicaliser l’ordre servile inscrit dans l’acte de naissance de la modernité. Ils ont tourné le dos à la possibilité d’une vie souveraine et décrété, dans un bond en arrière, un autre état d’urgence existentielle. Nous pourrions dire également que, plutôt que de saisir l’occasion d’une reconstruction du tout collectif, grâce au surcroît d’énergie accumulée, les sociétés occidentales ont choisi de s’engager dans un nouveau cycle, plus radical, d’individualisation, de séparation des individus du collectif. Telle est la stratégie que, ailleurs, nous avons appelée « précarisation mobilisante » (Romano 2019), qui consiste dans une série de politiques ouvertement destinées à annuler la protection sociale, à rendre de nouveau précaire l’existence des citoyens afin de pouvoir les mobiliser de nouveau.

    Les politiques de précarisation mobilisante soustraient justement de la vue l’énergie en surcroît et donc le spectre de la souveraineté paralysante. Une fois privé de la force collective des institutions verticales, l’individu peut finalement se décharger de l’angoisse engendrée par l’excédent d’énergie, redécouvrant la rassurante urgence vitale.

    Si le principe qui guidait l’ancien État providence était de « donner le maximum possible au plus grand nombre d’êtres humains possible », le nouveau principe régulateur vise à empêcher le plus grand nombre d’acquérir quoi que ce soit, ou, si on préfère, à rendre éphémère, révocable et insuffisante quelque acquisition que ce soit, de manière que le « besoin d’acquisition » réapparaisse avec insistance, ranimant le sujet désirant, obéissant et docile.

    La précarisation mobilisante et la dépense privée structurent le nouvel ordre social.
    Résumons : les Trente Glorieuses ont conduit l’homme dans l’histoire, dans le règne de la souveraineté. Mais voilà que, une fois là, il a été paralysé. Plutôt que d’oser vivre sa souveraineté, l’homme occidental a choisi de récupérer une dimension servile durable tout en s’autorisant d’occasionnelles et honteuses éructations (la dépense privée).
    À notre sens, il vaudrait mieux redécouvrir le verticalisme institutionnel afin de renverser complètement la formule sur laquelle le néolibéralisme repose, « précarisation mobilisante
    + dépense privée », en la formule « protection désactivante + dépense collective ».
    Pour mener à bien ce projet nous devrons revenir sur ce moment de l’histoire occidentale où, à la fin des années 1970, l’homme s’est retrouvé sur le seuil de la souveraineté. À notre sens, c’est de là que la pensée de la décroissance doit partir. Le projet de la décroissance pourrait nous guider dans l’exploration du domaine de la souveraineté, sur le seuil duquel nous sommes restés pétrifiés il y a quarante ans. À la formule « précarisation mobilisante, dépense privée », qui nous a permis de rompre l’enchantement de manière régressive, nous devons répondre sur le mode progressif « protection désactivante, dépense collective ».
    Nous disposons de toutes les ressources cognitives, organisatrices et techniques pour résoudre une fois pour toutes (et au profit de tous) la question de la survie et, donc, pour prendre congé de l’ordre du servile. Les équilibres écologiques nécessaires à la survie des vivants peuvent être préservés, paradoxalement, seulement si les êtres humains détournent leur regard de la condition servile (sur laquelle pourtant la majorité des décroissantistes, sans que cela soit intentionnel, continuent à focaliser leur regard), redécouvrant ainsi l’alliance collective nécessaire pour entrevoir et ensuite assimiler l’excédent d’énergie. En tant que défenseurs de la décroissance, nous n’avons pas seulement le devoir de lutter pour que la société reprenne en charge la question de la survie de la planète, mais également de contribuer au rétablissement des rituels de dépense, les soustrayant ainsi à la privatisation et les rendant à la vieille autorité.

    Simultanément, cependant, il importe de créer collectivement les conditions pour que chacun puisse faire l’expérience d’une conscience de soi, dans la signification que lui donne Bataille. Elle ne fleurit pas spontanément, en effet. Il y faut des investissements importants dans l’éducation publique, non pour former des administrateurs efficaces de la machine productive, mais pour nourrir en chacun une conscience capable de tolérer la malédiction souveraine, au travers de longs et nécessaires cycles éducatifs, où les disciplines à vocation utilitaire seraient réduites au minimum nécessaire. Cela signifie préparer les êtres humains à la prise de conscience du néant et à la résistance au néant, sans refoulement pour ce qui est du destin de l’énergie. Reprendre confiance avec la grande dépense c’est, dans tous les cas, un pas nécessaire sur la voie de la décroissance.

    La conscience de soi, bien sûr et paradoxalement, se joint au non-penser. Si, comme le suggère Bataille, la conscience de soi est la prise de conscience du néant, une conscience sans référents réels, alors elle coïncide en effet avec le non-penser, qui bloque l’activisme productif et les dérives de l’anthropocène, donnant ainsi et enfin à l’homme l’heureuse malédiction de la souveraineté.

    Homo de-cogitans : l’anthropologie de l’absence

    Mais où est-il le sujet du non-penser sur lequel la révolution décroissantiste peut s’appuyer ?
    Pour qu’il s’ensuive une décroissance, pour qu’on puisse recouvrer la souveraineté collective, nous devons parier sur un nouveau modèle de subjectivité.
    Que la décroissance doive être portée par d’autres sujets signifie qu’il faut mettre fin à l’hégémonie volontariste à l’intérieur du mouvement décroissantiste et reconstruire l’idée de décroissance comme solution « politique ». Pour y arriver, il faut tourner notre regard vers ces régions du monde qui offrent une double configuration : d’une part, la structure libérale du pouvoir politique n’y produit pas de profit pour la majorité ; il est, d’autre part, possible d’y trouver des gisements anthropologiques étrangers aux signalements modernes. La région méditerranéenne et, en particulier, certaines de ses enclaves peuvent constituer d’importantes sources d’inspiration dans ce sens.
    Notre terrain d’inspiration privilégié, aux fins de dresser le cadre anthropologique de la décroissance, est certainement la Méditerranée, là où le sujet du non-penser établit sa demeure. Un masque particulier d’Ulysse peut nous guider dans cette exploration.
    Pour échapper à Polyphème, le héros homérique s’invente le pseudonyme d’« Ulysse », Personne. L’astuce du « sujet sans identité » permet à Odysseus, qui prend ainsi le dessus sur un être de loin plus puissant, de faire l’expérience du grandiose sans y succomber. La figure de la simulation identitaire, qui peut mener à l’abolition symbolique de soi, traverse plusieurs périphéries de la Méditerranée. Le sud adriatique (sud-est italien et sud-ouest balkan) est sans doute une de celles- là.
    Historiquement, et pas seulement géographiquement, il s’agit d’une région dense en intérêts divers, en raison du croisement de l’Orient et de l’Occident tout autant que de l’efficacité du nord et de l’inertie méridionale. Elle a depuis toujours été à la périphérie de civilisations conquérantes et d’empires grandiloquents, à des distances sidérales des centres du pouvoir. Cette situation marginale explique la nature anti-identitaire des peuples qui l’habitent, une anthropologie de l’absence, fondée sur le double mouvement du mimétisme et de la préservation du vernaculaire, autrement dit de son propre circuit immobile de reproduction sociale (Romano 2008).

    Le mimétisme permet d’être dans les grâces des représentants de l’histoire, c’est-à-dire les colonisateurs successifs. L’homme du sud adriatique a acquis une habileté particulière à reproduire les signes de conversion aux courants dominants les plus disparates qui ont traversé la région. C’est le « sujet du non-penser», tel que le définit Carmelo Bene. Un sujet qui ne se soucie pas de l’affirmation de soi, mais qui se laisse envahir par le « divin social » (Durkheim 1960), volontiers disposé à s’abandonner à la socialité et à la nature, toujours prêt à confier (ne serait-ce que par paresse) les décisions sur le monde au collectif, peu porté à faire semblant d’être auto- nome et n’entrant pas, par conséquent, en concurrence avec les autres monades pour mettre en avant sa propre personne. Ces traits ne sont pas tirés d’un catalogue d’antiquités, ils conservent aujourd’hui encore toute leur force, particulièrement au moment où on assiste à la fin de la modernité fordiste. Le mimétisme et la reproduction circulaire (anhistorique) minent la logique de la mise en valeur économique. Pour ce qui est de la décroissance, la Méditerranée pourrait représenter aujourd’hui un important lieu d’expérimentation.

    Pour conclure avec les mots de Bataille, dans le contexte de l'activité humaine, le dilemme prend cette forme :
    « ou l’on emploie la plus grande partie des ressources (c’est-à-dire du travail) disponibles à fabriquer de nouveaux moyens de production — et l’on a l’économie capitaliste (l’accumulation, la croissance des richesses) — ou l’on gaspille l’excédent sans chercher à augmenter le potentiel de production — et l’on a l’économie de fête. Dans le premier cas, la valeur humaine est fonction de la productivité ; elle se lie dans le second aux plus belles réussites de l’art, à la poésie, au plein épanouissement de la vie humaine. Dans le premier cas, l’on ne s’occupe que du temps à venir, auquel on subordonne le temps présent ; dans le second, seul compte l’instant présent, la vie est libérée, au moins de temps à autre, et le plus possible, des considérations serviles qui dominent un monde consacré à la croissance de la production » (Bataille 1998, 378).

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    Références

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