Comment démanteler les infrastructures néfastes dont nous dépendons ? Comment réhabiter nos biorégions en prenant soin des milieux et des dignités des vies qui les habitent ? Le concept de démantèlement a émergé depuis quelques années en France dans le champ de l’écologie politique, mais s’est généralisé avant cela dans les milieux abolitionnistes nord-américains pour désigner le processus de déconstruction d’un système d’oppression : le racisme systémique incarné par un complexe judiciaire, policier et carcéral composé d’infrastructures matérielles organisées et gérées par des organisations politiques, industrielles et administratives. Envisager le démantèlement aujourd’hui, c’est décider de s’attaquer à la matérialité des systèmes d’oppressions qui nous empêchent d’entrevoir des futurs socialement et écologiquement justes. Quelles perspectives stratégiques pour penser et mettre en pratique ce concept à partir des lieux où nous habitons ? Retour sur ce séminaire stratégique.
Il est possible qu'en tant que nation, nous ayons épuisé notre quota de héros pour ce siècle, mais en attendant que de nouveaux héros brillants fassent leur apparition, nous devons limiter les dégâts. Nous devons soutenir nos petits héros. (Et de ceux-là nous en avons beaucoup, beaucoup.) Nous devons mener des guerres spécifiques de manière spécifique. Qui sait, c'est peut-être ce que le XXIe siècle nous réserve. Le démantèlement des choses trop grandes. Grandes bombes, grands barrages, grandes idéologies, grandes contradictions, grands pays, grandes guerres, grands héros, grandes erreurs. Ce sera peut-être le siècle des petits. Peut-être qu'en ce moment même, il y a un petit dieu au ciel qui se prépare pour nous. Est-ce possible ? Serait-ce possible ? Cela me semble tout à fait possible.
Arundhati Roy - The Greater common good, 1999
Préambule
Hydromondes, c'est un collectif (constitué en association) qui a pour but de faire des enquêtes de terrain et de mener des actions à la croisée des arts des sciences et des luttes. Partant du constat que nous n'habitons plus vraiment nos lieux de vie, nous pensons qu’il est nécessaire d’imaginer des manières de réhabiter depuis la question du soin de l'eau, des rivières et des bassins-versants. notre hypothèse de base est qu'il s'agit de penser le démantèlement des infrastructures et des systèmes d'oppression qui nous maintiennent au quotidien dans des formes de dépendance qui nous empêchent d'imaginer d'autres mondes possibles. Cette présentation est à la jonction entre les deux livres que nous sommes chacun en train d’écrire, sur le démantèlement pour François et sur la désertion pour Jeanne, et le travail d'enquête mené depuis deux ans en collectif avec Hydromondes sur les bassins-versants et le démantèlement des infrastructures avec comme terrain principal le bassin versant du Rhône.
Le démantèlement, pourquoi ?
A. Parcours de François : le démantèlement est une métaphore
« Quand les jours étaient plus courts, les passagers des steamers qui traversent le Pas de Calais eurent souvent, le soir, un spectacle extraordinaire. Une lueur immense déchirant la nuit, incendiait la côte française d’une lumière aussi éclatante que celle du jour. Cette lumière, vue de la côte anglaise, paraissait une aurore. J’avais vu ce phénomène en passant. Ma curiosité professionnelle alla aux informations. N’annonçait-il pas une catastrophe ? Il provenait plutôt du plus grand des feux de joie qu’un peuple ait jamais allumés sur la grève, puisqu’il témoignait qu’une des usines de la firme Pickett brûlait les résidus des explosifs contenus dans les engins de mort accumulés en France pendant la guerre. Cette industrie nouvelle, dont il a fallu créer de toutes pièces le fonctionnement, effectue une des plus utiles, une des plus urgentes opérations de la paix. Il s’agit de désarmer le sol. Un paysan qui laboure ce sol libéré de l’ennemi mais pas encore de la guerre, ne doit pas risquer de sauter parce que le soc de sa charrue aura heurté la fusée d’un obus. (...)
Dès qu’il fut démobilisé, M. Pickett, jeune ingénieur anglais, (...) eut cette idée de bon sportsman que, le match tragique terminé, il fallait se hâter de ranger les accessoires. Le cricket fini, la prairie doit être rendue au pâturage. Déjà les services des artilleries alliées avaient commencé à faire sauter leurs énormes provisions de projectiles. C’était détruire des millions de francs, de dollars, de livres sterling, diluer en fumée, transformer en débris toutes les matières précieuses pour l’industrie et l’agriculture, employées à fabriquer les obus, les grenades, les bombes et leurs explosifs. Ne valait-il pas mieux séparer ces matières, dont la réunion seule constitue la force destructrice, rendre l’acier et le cuivre à la métallurgie, le nitrate d’ammoniaque dont se compose l’explosif comme engrais à l’agriculture, refondre les balles de plomb des shrapnells en lingots pour les offrir aux pacifiques fabricants de caractères d’imprimerie ? (...)
Il proposa à l’Angleterre, à la France, à la Belgique de leur payer un prix fort élevé relativement à l’évaluation des gouvernements intéressés, qui estimaient cette marchandise à zéro, pour toutes les munitions de toutes provenances, chargées d’explosifs ou de gaz toxiques, récupérées après le tir ou dispersées dans d’innombrables dépôts. (...) Aussi quand M. Pickett eut signé avec le gouvernement français un cahier des charges pour un petit dépôt de la région du Nord, qu’il eut traité avec le gouvernement belge, qu’il eut acquis pour deux millions de livres sterling le matériel et la totalité des munitions demeurés sur la côte de France, avait-il déjà formé, à Wimereux, un grand quartier général au complet. Ce siège social, qui occupe cent treize employés, dirige à l’heure actuelle neuf usines : celle de Westroosebeke en Belgique, de Coulogne, Dannes et Audruicq dans le Pas-de-Calais, de Trelon et Zenneghem dans le Nord, de Moliens dans l’Oise, de Fressenville et de Saigneville dans la Somme, couvrant une superficie de 1400 hectares. La maison Pickett donne du travail à près de 4000 ouvriers, presque tous logés. »
Extrait d'un article du Figaro de 1919.
On a ici le témoignage d'une des premières entreprises de démantèlement/désarmement industriel (les deux termes sont quasiment synonymes même si démantèlement est plus général tandis que désarmement est plus spécifiquement militaire). Si le terme est emblématique de l'ère industrielle (démanteler c'est déconstruire un ensemble complexe), il est polysémique, utilisé dans de nombreux contextes et disciplines différentes (démantèlement d'un camp, d'un réseau, d'une organisation, d'une infrastructure, d'un service public, d'un système d'oppression, d'une couche géologique...).
Proposition de définitions des deux termes à partir de plusieurs dictionnaires :
Démanteler
1 - Démolir les murailles, les fortifications organisées qui défendent une place forte.
2 - Par analogie en géologie : Détruire par érosion une couche de terrain en laissant des blocs épars en surface
3 – Au figuré : Détruire ce qui se présente comme un ensemble organisé (fait de parties qui tiennent ensemble comme les moellons d'une muraille) et l'éparpiller.
Étymologies
« Probablement formé comme contraire d'emmanteler « couvrir d'un manteau » et « entourer d'une enceinte fortifiée » (1562, Pline L'Ancien, Histoire naturelle). L'hypothèse selon laquelle démanteler serait dérivé de manteler « couvrir d'un manteau » par l'intermédiaire du sens de « fortifier une ville » ne repose que sur de très rares attestations de manteler dans chacun de ces sens (XIIIes. « abriter » ; 1611 « couvrir d'un manteau » ; 1671 « fortifier ») » - CNRTL
Le terme vient en tout cas de mantel (le manteau) en latin, apparenté à mantellum (le voile) et à mantele (la serviette, la nappe, l’essuie-mains) : on trouve l'hypothèse que ces deux derniers termes sont composés de manus (la main) et tela (la toile, la trame) – lui-même issu de texo (tisser) . Une définition du démantèlement librement inspirée de cette étymologie pourrait donc donner quelque chose comme : défaire le manteau, la toile ou la trame qui a été tissée manuellement.
Désarmer
1 - Enlever les armes ou l'armement ou les réduire. Contraindre à rendre les armes.
2 - Désarmer une place forte, une forteresse, une arme à feu, un navire
3 - Réduire ou supprimer le potentiel militaire d'un pays ou d'une troupe
4 - Rendre moins sévère, apaiser une personne, une attitude ou une chose hostile. Affaiblir, rendre impuissant quelqu'un. Renoncer à une attitude hostile ou combative. S'apaiser.
5 - Quitter les armes. Pratiquer une politique de désarmement.
Étymologies
Le terme vient du latin arma (armes défensives par opposition à telum, les armes offensives), lui-même issu d'armus (épaule, bras, jointure, omoplate – sens qu'on retrouve en anglais et en allemand), apparenté à armare (se couvrir les épaules d'une armure), issu du grec ἁρμός, armos (assemblage, jointure, qui sert à emboîter, fixer, clou, cheville), apparenté à ἁρμόζω, armozo (joindre, composer, nouer une alliance, unir pour un mariage, accorder en musique, seoir, convenir, gouverner une colonie). Une définition du désarmement librement inspirée de cette étymologie pourrait donc donner quelque chose comme : défaire une armure, ce qui est assemblé, composé, joint, fixé, noué, accordé, localement gouverné.
Démantèlement et désarmement agissent donc comme les métaphores de processus qui impliquent de défaire, déconstruire, enlever les couches qui composent une réalité (matérielle ou non). Ces concepts posent la question des limites, des frontières, des enceintes, des protections, des fortifications, des interfaces, des membranes entre un dedans et un dehors, entre soi et les autres. Démanteler ce n'est pas exterminer, c'est plutôt mettre en pièce ou décomposer un ensemble pour pouvoir ensuite recomposer, réagencer, transformer.
Pour ma part je suis d'abord venu à ces concepts par la lutte anti-nucléaire, puis j'ai vite compris que les enjeux du démantèlement et du désarmement dépassaient le strict domaine du nucléaire. Depuis des années j'essaye de regarder notre monde avec les lunettes du démantèlement, car une telle approche a le mérite, dans une époque focalisée sur le solutionnisme de court terme et les profits, de poser les questions à partir de la complexité du temps long des héritages de l'ère industrielle et coloniale qui pèseront sur les épaules des générations à venir.
B. Parcours de Jeanne – Démantèlement et matérialité des systèmes d’oppression
Notre rencontre a eu lieu sur des lieux de lutte que je découvrais à ce moment-là parce que, tout juste rentrée en France après un long parcours d'école d'ingénieur et spécialisée dans le développement des réseaux électriques pour la transition énergétique. Mon métier aurait consisté, si je l'avais fait, à modéliser les systèmes énergétiques à l'échelle européenne pour savoir comment le mix énergétique va évoluer, qu'est-ce qu'on va rajouter comme énergie renouvelables ici ou ailleurs, comme ligne, comme convertisseur, ou autre, pour « lutter contre le réchauffement climatique ». J'ai achevé ces études mais j'ai décidé de déserter ce monde là parce que je me suis rendu compte, par mon entrée dans l'activisme climatique, qu'on parlait de transition alors qu'il ne s'agit pas du tout d'une transition. Parce que mon métier aurait été de rajouter, toujours rajouter des infrastructures, rajouter des technologies, les complexifier toujours plus, créer des alliages toujours plus sophistiqués avec des tout petits bouts de composants dont la fabrication demande toujours plus d’énergie et d’eau et de produits chimiques. C’est-à-dire continuer à rajouter des couches dans ce système, non seulement des couches bien matérielles mais aussi des couches de gestion algorithmique, le tout reposant sur l’apport énorme de matériaux et d’énergie, et donc sur un système extractiviste post-colonial, ce que l'on aborde pas du tout en école d'ingénieur.
J’ai donc découvert ces luttes de terrain, qui se sont organisées contre la construction d'une ligne THT (très haute tension) qui connecte la centrale nucléaire de Flamanville en Normandie, ou bien contre la construction d’un énorme transformateur pour connecter des champs d'éoliennes en Aveyron. Je me posais la question de quoi faire après ces études d'ingénieur, et c'est alors qu'est venue la réflexion sur le démantèlement, même si je ne l'ai pas forcément nommée en ces termes initialement. C'était une réflexion finalement très simple conceptuellement, mais qui ensuite m'a amenée à entrer dans une complexité assez énorme : comment faire exactement l'inverse de mon métier d'ingénieur (et ensuite comment être exactement l'inverse d'un ingénieur ce qui touche à tout un tas de couches de déconstruction au niveau de la classe, du patriarcat, etc).
Mon fil de pensée c’était : puisqu’on m’a formée à « trouver des solutions » qui impliquent toujours d’en rajouter, de créer, innover, des nouvelles technologies, tout en fermant les yeux sur les ravages qu’elles impliquent, sur les exploitations, les oppressions, les violences systémiques en fait (qui sont à la fois les racines et les conséquences de la poursuite de ce système), alors je veux « trouver les solutions » pour enlever des choses au lieu d’en rajouter, simplement. Et pourquoi on ne pourrait pas enlever, réduire, démanteler, pourquoi c’est aussi compliqué ? À l’origine de cette réflexion je m’étais tournée vers les sciences de l’effondrement, les sciences des systèmes complexes, pour tenter de comprendre pourquoi nous sommes lancés sociétalement dans une course folle impossible à arrêter.
Ces sciences qui modélisent les systèmes (techniques, économiques, sociaux, naturels) et leur évolution, nous disent que l’on a atteint de tels niveaux d’entremêlement et de complexité des systèmes que sous diverses contraintes ou chocs, comme les effets du dérèglement climatique, des crises économiques ou géopolitiques par exemple, ils ne pourraient pas évoluer lentement vers d’autres états d’équilibre mais de manière brutale, trop brutale pour que l’on (les humains ou la biosphère) ait le temps de s’adapter aux changement. C’est ce qu’on appelle les effondrements. Donc au lieu d’attendre que ça fasse "badaboum", et de s’adapter à ces changements brutaux (ce que l’on doit déjà faire car les effondrements sont multiples et déjà en cours), est-ce qu’on ne pourrait pas envisager de détricoter ces systèmes, décomplexifier, pour ralentir la course mais surtout empêcher encore plus de dégâts ?
A partir d’une vision techniciste d’ingénieur, l’enjeu était de comprendre les réseaux, les enchevêtrements de lignes, qui correspondent à des choses bien matérielles, puis comment les défaire. Un transformateur, c’est un nœud du réseau électrique, un pipeline de pétrole, c’est une ligne du réseau d’exploitation des hydrocarbures. En amont de ces éléments bien matériels, il y a les réseaux de pouvoir qui maintiennent, gèrent et développent les systèmes techniques. Et autour de ces éléments matériels et de pouvoir, il y a les conséquences, sur les écosystèmes, sur les vies des gens. De fil en aiguille, j’ai compris que le démantèlement, ce n’était pas qu’une question technique, mais c’était aussi et surtout une question de pouvoir et d’émancipation.
Alors comment comprendre, puis s’attaquer à ces systèmes matériels d’oppression (d’extraction, d’acheminement et de transformation des matières) qui ont une emprise globale, et dont le gigantisme est si écrasant voire décourageant ?
Ces questionnements renvoient aux méthodes que le collectif Hydromondes tente de mettre en place pour imaginer le démantèlement des infrastructures du basin-versant du Rhône.
Bassin-versant du Rhône - Interdépendances et controverses
Le bassin-versant (la zone géographique comprenant un fleuve ou une rivière et tous ses affluents) et les biorégions (une zone géographique bioculturelle autodéterminée par ses habitant.e.s humain.e.s et non humain.e.s) permettent de repenser des continuités dans un monde atomisé. Il s'agit de se poser la simple question : d'où vient et où va l'eau de ton robinet ? Comprendre les voyages de l'eau et ce qu'elle a traversé avant et après son passage par nos organismes nous permet de nous resituer dans notre manière d'habiter (ou de ne plus habiter) les lieux dans lesquels nous vivons.
Le bassin-versant c'est aussi un emboîtement d'échelles (locale, biorégionale, continentale, mondiale), pour adresser/cartographier les couches de dépendances, les controverses et les conflits. La pensée des bassins-versants implique d'enquêter sur le passé (histoire des formes d'habitats d'un lieu) pour mieux comprendre le présent (actualité de l'aménagement du bassin versant) et ainsi tenter d'imaginer son futur dans une perspective de réhabitation.
Les grands barrages constituent un exemple emblématique. Les grands barrages ne font pas que produire une électricité "renouvelable", ils sont une forme d'infrastructure coloniale névralgique, essentiels à l'ensemble du fonctionnement économique des sociétés "modernes". Ils permettent en effet de contrôler (mais surtout de dérégler et de détruire) une grande partie des cycles continentaux de l'eau et donc de la vie, puisque l'eau, c'est la vie. Notre diagnostic est que les grands barrages, comme tant d'autres infrastructures invisibilisées, nous maintiennent dans une forme de dépendance qui rend impossible toute forme d'habitat réellement écologique. Ils agissent donc comme un véritable verrou éco-socio-technique par lequel nous sommes piégés. Sans avoir de solutions générales (car chaque barrage, chaque bassin-versant est singulier), nous posons la question du démantèlement des grands barrages, ce qu'aucun scénario de "transition" énergétique/écologique n'a jamais osé faire (à notre connaissance).
Pour désarmer la guerre au vivant et les dominations qui ne fonctionnent jamais de la même manière d'un territoire à l'autre, et au sein de ces territoires qui ne prennent pas le même sens non plus pour les différentes communautés (non-humaines, humaines) qui les peuplent, quels sont les termes du démantèlement à opérer en fonction de là où on habite ? On cherche à comprendre les démantèlements qui ont déjà eu lieu, les transformations et leurs processus (techniques, sociaux, politiques, hydromorphologiques ...) : quels effets et quelles violences ces transformations ont-elles généré ? Comment ont-elles impacté les relations sociales, les vies des personnes et leur dignité, le vivant et les écosystèmes ? Qui a décidé et qui en a profité ?
C'est ce que nous essayons de faire sur le bassin-versant du Rhône en enquêtant différentes sous-partie de ce « fleuve cyborg » (Matthieu Duperrex) et ainsi pouvoir composer au fur et à mesure une myriade de récits du démantèlement et des formes de réhabitation à venir de ce bassin-versant. Il s'agit bien de partir de l'existant.
Brique par brique, mur par mur - Perspectives stratégiques
Abolir les complexes de pouvoir
Pour nous, le démantèlement est une perspective de long terme, un processus vers l'abolition des complexes de pouvoir et des systèmes d'oppression, qu'ils soient matériels ou sociaux. A la manière des mouvements abolitionnistes nord-américains, il s'agit de comprendre et de cartographier les complexes de pouvoir dans une perspective de lutte et d'éducation populaire.
« De là où nous sommes aujourd’hui, nous ne pouvons parfois pas vraiment imaginer à quoi l’abolition va ressembler. L’abolition ne consiste pas seulement à se débarrasser des bâtiments remplis de cages. Il s’agit également de défaire la société dans laquelle nous vivons, car le complexe industrialo-carceral se nourrit et maintient l’oppression et les inégalités par le biais de la punition, de la violence, et du contrôle de millions de personnes. Une vision abolitionniste signifie que nous devons construire aujourd’hui des modèles qui peuvent représenter la façon dont nous voulons vivre à l’avenir. Cela signifie que nous devons vivre cette vision dans notre vie quotidienne. L’abolition est à la fois un outil d’organisation pratique et un objectif à long terme. »
Critical Resistance, plateforme et mouvement de résistance au complexe industrialo-carcéral, voir leur site internet : https://criticalresistance.org/
« Il n’y a pas de programme pré-établi pour faire advenir l’abolition, mais un foisonnement de chemins vers cet horizon. (...) Il n’y a pas de solution unique. La question est de savoir laquelle est adéquate pour quelle situation. Et comment ne pas reproduire les mécanismes et logiques du système pénal. » - Collectif Matsuda – Abolir la police
Pour ce faire il s'agit, en tant que blancs diplômés et privilégiés, de ne jamais perdre de vue dans nos luttes les situations dans lesquelles se trouve le reste de la population, et en particulier les classes les plus opprimées. Ainsi, concernant les infrastructures qui font la guerre au vivant, il ne faut pas croire que seuls les outils de l'ingénieur suffiront pour parvenir à nos fins, comme le dit si bien l'activiste et poétesse féministe afroaméricaine Audre Lorde :
« Celles d'entre nous qui se situent en dehors du cercle de la définition des femmes acceptables de cette société, celles d'entre nous qui ont été forgées dans les creusets de la différence - celles d'entre nous qui sont pauvres, lesbiennes, noires, plus âgées - savent que la survie n'est pas une compétence académique. Il s'agit d'apprendre à rester seul, impopulaire et parfois vilipendé, et à faire cause commune avec les autres personnes identifiées comme étant en dehors des structures afin de définir et de rechercher un monde dans lequel nous pouvons tous nous épanouir. Il s'agit d'apprendre à prendre nos différences et à en faire des forces. Car les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître. Ils peuvent nous permettre temporairement de le battre à son propre jeu, mais ils ne nous permettront jamais d'apporter un véritable changement. »Audre Lorde - The master's tools will never dismantle the master's house, 1979
C'est notamment et évidemment le cas des personnes qui se retrouvent sur les chemins de l'exil :
« La liberté de circuler reconnue comme un droit fondamental garanti, et non plus restreinte par les autorités européennes, permettrait de dissocier la dignité humaine des populations non blanches de leur utilité pour le système colonial-capitaliste. C’est d’abord une question de lutte contre l’inégalité raciste, laquelle aggrave le désastre climatique global puisqu’elle permet au système colonial-capitaliste d’exploiter la population sous-humanisée et les terres qu’elle habite, laissées sans protection. La liberté de circuler doit être considérée comme un outil indispensable de la réponse à l’urgence climatique. »
A cet égard il est clair que le démantèlement des frontières des États-Nations est un horizon politique essentiel à faire exister comme revendication dans nos discours et nos luttes. En effet, à l'inverse des bassins-versants qui sont séparés par des lignes de partage des eaux, les frontières sont un complexe industriel et militaire profondément injuste et arbitraire, au service des nationalismes et des guerres qui les perpétuent.
C'est pourquoi il s'agit de faire vivre d'autres récits que ceux que les systèmes capitalistes, impérialistes et néocoloniaux nous imposent. Il faut faire vivre et transmettre la mémoire des populations opprimées et des luttes des siècles passés. La mémoire est d'ailleurs un des points de faiblesse du système lui-même, comme le raconte Christine Bergé dans son travail d'anthropologue sur la centrale nucléaire Superphénix : le turn-over des salariés au sein de la centrale nucléaire met en place une amnésie systémique. On a beau avoir des plans et des procédures systématisées, on a perdu la mémoire vive du bricolage que fut la construction de la centrale nucléaire, et le moment venu cette mémoire vive a disparu et on ne sait plus comment déconstruire.
A nous, donc, de fabriquer et de faire circuler des récits qui racontent comment réhabiter ce monde que nous n'habitons plus tout en résistant aux systèmes d'oppression que le pouvoir ne veut pas voir ni entendre et qu'il cherchera toujours à réprimer et à faire censurer. Ces récits décoloniaux n'ont pas besoin de discours guerriers triomphants et virilistes qu'on nous sert à grands coups de mensonges et de nationalisme à longueur de journée depuis notre enfance.
Déserter, désarmer, démanteler
Ne soyons pas dupes. On ne co-organisera pas le démantèlement avec les responsables, les gestionnaires des complexes de pouvoir, puisqu’il s’agit de les abolir.
Il y a cependant toute une partie de la classe dominante (blanche, privilégiée, intellectuelle) qui est complice et se trouve dans un certain entre-deux : elle bénéficie des structures de pouvoir en place et participe à leur maintien, sans pour autant en être les premiers bénéficiaires ou décideurs. C’est ce que Nicolas Framont appelle la sous-bourgeoisie. Dans mon travail sur la désertion, j’essaye de dresser un portrait de cette sous-bourgeoisie scientifique et technique, les ingénieurs, les chercheur.euses, les gens sortis de grandes écoles, pour que l’on puisse comprendre mieux dans quel paradoxe on se situe lorsqu’on veut « sauver la planète » mais que l’on travaille pour le capitalisme dans une société de classe qui est le socle des destructions écologiques et des injustices sociales.
Il y a un enjeu crucial aujourd’hui à bien se situer au sein de ces complexes de pouvoirs et systèmes d’oppression. On est tous et toutes quelque part, entremêlés dans différentes formes de privilèges et d’oppressions. Donc cette sous-bourgeoisie qui se décline sous plein de formes mais que l’on peut assez largement faire correspondre à toute une classe intellectuelle privilégiée bien pensante, et qui prétend vouloir changer les choses, réhabiter, transformer la société pour qu’elle soit plus juste et plus écologique, doit se situer là-dedans, prendre position et rejoindre les rapports de force. La pensée de la désertion ce n’est pas dire simplement je déserte ma position et de ce fait renonce à mes privilèges pour lutter contre la société de classe, ou le racisme ou autre, car ce n’est pas possible. Renoncer à une position dominante n’annule pas la domination en question. C’est plutôt dire je me situe dans les dominations et je déserte mon allégeance à l’oppresseur. Je change de camp, je choisis de reconnaître ma position et comprendre ce qu’elle perpétue, je choisis de comprendre comment je peux participer aux rapports de force pour abolir les dominations.
Si l’on veut envisager de démanteler quoi que ce soit, il faut penser des rapports de force à même de pouvoir faire plier, brique par brique, pas à pas, les complexes de pouvoir. Et ce qui manque aujourd’hui, ce sont des plateformes, des structures qui permettent d’élaborer ces récits d’émancipation, envisager ces rapports de force. Que l’on puisse voir et imaginer à quoi ça peut ressembler, à partir du tout de suite maintenant, des controverses et des incohérences et pas dans d’hypothétiques utopies. Il y a urgence à démanteler l’appareil productif capitaliste extractiviste et colonial et organiser une descente énergétique radicale à partir des lieux de production, dans des perspectives de justice sociale à chaque pas de ce démantèlement, à chaque nœud des chaînes de valeur globales. Il faut le faire à partir de la matérialité des systèmes d’oppression, à partir des infrastructures polluantes dont nous dépendons et des violences qu’elles génèrent. Il faut le faire à partir des territoires et des communs dont nous devons prendre soin.
Pour déserter la guerre et la guerre au vivant, pour démanteler les complexes de pouvoir qui la font, pour réhabiter les milieux, pour des vies dignes.
« La recherche de voies collectives d’émancipation s’apparente à un jeu de pistes. Il faut trouver un juste milieu entre l’urgence d’une situation qui nous échappe et la lenteur nécessaire à l’expérimentation ; et c’est d’autant plus complexe que l’on va souvent à l’encontre de ce qui est prescrit socialement. Pour me rassurer, j’ai supposé que le pas de côté que je faisais serait réversible : ça a été plutôt le contraire. » Vivantes et dignes – Victoria Berni-André