105ème séminaire de l'Institut Momentum - 14 octobre 2023
La proposition que je vous fais aujourd’hui est assez originale dans le paysage de la post-modernité. Je vous propose de vous emmener quelque part et que vous vous laissiez aller dans ma propre réflexion, que j’ai pu développer dans mon livre L’Apartheid et l’animal (2019) sur les politiques de la conservation de la biodiversité en Afrique du Sud et dans les pays limitrophes, ici représentée par la translocation d’un rhinocéros dans l’idée de recréer un écosystème favorable à ce rhinocéros en danger. Aujourd’hui, ma présentation sera un peu plus large.
En guise d’introduction, je pose une question : qu’est-ce qui pourrait arriver s’il y avait un arrêt du progrès ? Qu’est que ce que ça veut dire en termes techniques, qu’est-ce que ça veut dire en termes existentiels, anthropologiques ? Il y a eu des réponses à cela, de différents ordres. Ce que je veux dire, c’est que nous sommes tous d’accord face aux courbes de la Grande Accélération : la continuation de ces courbes est impossible sur une longue période historique. Ces courbes vont-elles s’aplatir ? Va-t-on revenir à une stagnation et comment faire pour y arriver ?
Vous le savez, l’énorme majorité des sociétés humaines sont touchées par cette question du progrès de manière marginale, infinitésimale. Donc c’est une anomalie à l’échelle de l’histoire humaine et on pourrait imaginer qu’elle s’arrête. Faut-il revenir à cette courbe plate ou identifier des éléments dans nos sociétés contemporaines qui montrent les signes avant-coureurs de cet aplatissement ? Je vais donc moins m’intéresser à l’actualité des accélérations qu’à l’actualité des décélérations.
Comment ne plus progresser ? Une de ces réflexions a été développée par le monde scientifique, qui essaie de documenter les dommages des sociétés industrielles et la viabilité de leur trajectoire. Les limites planétaires font partie de ces constats, tout comme le rapport Limits to Growth du Club de Rome (1972). La science a documenté très clairement ce qui nous préoccupe en termes de crises écologique et sociale.
Deuxième possibilité, se baser sur des arguments éthiques : arrêter la course au progrès. Je cite ici Hans Jonas et son principe responsabilité : « Agis de telle sorte que tes actions soient compatibles avec la permanence d’une vie humaine authentique sur la Terre ». C’est un exemple, parmi d’autres, comme les ontologies alternatives à la Philippe Descola, qui cherche des arguments pour convaincre éthiquement d’arrêter ce qu’on fait.
Face à ces arguments scientifiques et moraux, on voit bien que le politique est limité en termes de prise en compte de cette nécessité de transformer le mode de fonctionner. Bush : L’American Way of Life n’est pas négociable, Macron « La bagnole, je l’adore”.
Dans cette optique, je me suis livré à un pistage de signes de la fin de la modernité. Mon idée est que nous sommes passés d’un monde moderne à un monde connectif dans lequel s’opère un décentrement. La modernité est un moment de division, où l’on distinguait les objets des sujets, la nature de la culture, les hommes des femmes, le moderne du sauvage, etc. A l’inverse, la connexion, c’est quelque chose qui relie. On serait donc dans un moment qui s’intéresse à la relation, et non plus à la substance des choses.
Les indices, c’est aussi une référence à Carlo Ginzburg, qui s’est intéressé à une façon de concevoir les savoirs à partir des indices. L’apparition de la cybernétique au lendemain de la 2ème Guerre mondiale est un moment particulier.
Un trait - Cette simple ligne est la modernité qui à la fois divise et trace une altérité forte entre objet et sujet.
Cette modernité est remise en cause par la cybernétique après la Deuxième Guerre mondiale. Un certain nombre d’auteurs ont travaillé sur l’idée de ce qui se passe entre un émetteur et un récepteur : une boucle de rétroaction se met en place. Ce qui est important dans cette boucle, c’est l’information, et non pas l’émetteur et le récepteur. En ce sens, la boucle de rétroaction casse la barrière moderne. Autre élément important, la cybernétique ne se considère pas comme une science physique, c’est une philosophie. Dans ce contexte, Gregory Bateson a théorisé la dimension intégrative de la cybernétique. Ce qui a inspiré nombre de penseurs de l’écologie.
Un autre moment, c’est la mise en place de l’approche systémique, phénomène conjoint de la cybernétique : une vision qui se penche sur le relationnel au sein d’un écosystème clos.
Fin des années 1960, une autre pensée émerge, c’est la pensée en réseau (Deleuze et Guattari) : on éclate l’écosystème pour s’intéresser aux ramifications, au rhizome. Le réseau dont parlent Deleuze et Guattari est un outil qui subvertit une organisation sociale fondée sur des origines, des identités et des territoires fixes. Prenant appui sur une métaphore biologique, Deleuze et Guattari opposent le rhizome, réseau souterrain dont les tiges extérieures sont comme des « lignes de fuite », aux structures racinaires, organisées selon une généalogie et donc une hiérarchie. D’un côté des décentrements, des mouvements et finalement des déterritorialisations. De l’autre, le territoire de l’État, la sédentarité et les identités fixes.
La pensée en réseau est forcément intégrée dans une pensée de la Terre vue comme un système clos.
La cybernétique a une postérité énorme, notamment dans le domaine des sciences sociales, des sciences de l’information, des sciences cognitives, de l’intelligence artificielle. Elle contribue à faire pourrir le fruit des Modernes. Cet intérêt pour la relation, pour les connexions, semble s’imposer dans notre façon d’être au monde et d’être aux autres.
Quatre concepts forts peuvent illustrer cette conception :
Le concept de co-présence
D’indigénité globale
De distance souveraine
De répétition
La coprésence évoque le documentaire de Werner Herzog, Grizzly Man (2005). L’écologiste américain Timothy Treadwell s’était filmé au milieu des grizzlys en Alaska sans armes pendant treize ans, en co-présence. La 13ème année, il se réinstalle en Alaska pendant l’été et il et il est dévoré avec sa compagne. Herzog a été subjugué par ce misanthrope à la fois individuel et communicationnel. Cela me semble être un exemple de cette idée que nous partageons avec tous les autres, un monde dans lequel nous avons une proximité forte avec tout type de personne humaine et tout type de vivant. C’est la thèse de Baptiste Morizot : il faut entrer en discussion avec les loups pour développer une diplomatie de la coprésence.
Cette coprésence a une répercussion énorme sur notre anthropologie d’humains depuis quelques décennies car c’est un retournement anthropologique majeur. Jusqu’à présent, on était dans une démarche de rencontre avec une alterité absolue, mais tout cela est fini. Nous sommes maintenant dans un monde commun dans lequel ce qui se joue, c’est la distance que nous avons avec cette communalité avec les humains comme les non humains. Nous sommes dans une situation où nous renégocions nos altérités. (1 :04 :49). Nous ne sommes plus dans une altérité absolue que nous allons réduire à coups de canon. Nous sommes dans un monde de communalité forte. Il n’y a plus de paysans, il n’y a plus de sauvages, il n'y a plus d’autochtones, il n’y a plus d’État non plus. L’écoumène est clos et on le sait. La globalité est vécue par tous.
Cette globalité amène une forme d’indigénité. Être indigène, c’est être d’un lieu. C’est aussi être exclu d’un certain nombre de droits par une instance autre qui va déterminer ce qu’on peut faire de notre vie. Le Covid 19, par exemple, marque une coprésence chez les humains et a obligé à un confinement, donc à une remise à distance, une renégociation de l’altérité. Ma thèse est que l’indigénité définit le fait qu’il n’y a plus d’instance en capacité de dire ce qui est le bien ou le mal pour tous, mais qu’il peut y avoir des émergences toujours nouvelles : ce n’est plus uniquement l’État, mais des animaux, des virus, qui va obliger à gérer une altérité plus ou forte. C’est un peu ce que le philosophe camerounais Achille Mbembe appelle le devenir nègre du monde : les hommes peuvent être des objets avec des différences selon les situations. On traite les humains de la même manière que l’on traite les animaux, en témoigne la manière animale de traiter les noirs pendant l’Apartheid. De même qu’il peut y avoir un vrai engagement humain vis-à-vis d’un animal domestique. Cette indigénité globale s’applique de la même manière à la communauté humaine et non humaine.
Dans ce cadre, troisième concept, celui de distanciation souveraine. L’interaction avec le vivant peut ne pas être vue comme bénéfique car cette proximité peut être génératrice de souffrance. Autre élément, cette connectivité à l’échelle globale est déjà là. Le mur de Gaza montre qu’on est dans un monde de communalité où on édifie des murs en pensant que ces murs vont aider à maintenir des barrières comme au temps étanche de la modernité. Cette profusion des murs est une mauvaise réponse, car c’est la communalité (des Israéliens et des Palestiniens) qui produit des réactions violentes. On l’a vu, les murs ne sont pas étanches.
Image : Mur de Gaza
Cette distanciation souveraine, cette volonté de pouvoir se distancier, d’un terroriste par exemple, qui n’est plus quelqu’un qui vient de l’étranger, mais qui peut être de ma famille est une coprésence qui est porteuse d’émergence d’une violence particulière. Ce n’est pas l’extériorité qui va résoudre le problème, c’est comment procéder à la remise à distance de ce qui se trouve dans une extrême proximité ?
Cette redistanciation produit trois effets.
La première, l’auto-immunité, qu’elle soit biologique ou sociale. Les groupes sociaux ont toujpours des processus d’auto-immunité. Les travaux de Peter Sloterdijk le montrent, cette immunité est construite socialement, il n’y a rien de nouveau. Ce qui est nouveau, c’est que cette immunité s’opère sur une dimension universelle : on voudrait s’immuniser d’un monde clos, la Terre, qui est universel. On est sur des bases globales, mais on voudrait retrouver quand même l’indigénité. Ce n’est pas une mise à distance physique, géographique, parce qu’on n’a plus cette capacité, donc il faut retrouver cette distinction, au sens de Bourdieu, qui soit en mesure de nous immuniser de quelqu’un qui est considéré comme un problème, ou pas.
Ces productions d’immunité s’opèrent dans un contexte de retrait de l’État, de globalisation, d’émergence de groupes industriels, de privatisation de la police, de production de localismes, la construction, à différents niveaux, de groupes qui commencent à s’identifier comme groupes immunisés par rapport à d’autres et qui ne sont plus enchâssés dans une organisation étatique. C’est tout à fait nouveau.
Et donc la souveraineté, c’est-à-dire la capacité du souverain de décider de ma vie ou de ma mort, peut s’opérer non plus seulement de la part d’agents d’État, mais par des ONG humanitaires, des groupes armés para-étatiques, des groupes industriels. A ce titre, l’Afrique est en avance dans cet éclatement et cette reconstruction d’immunité, plus que l’Europe et les États-Unis.
Deuxième effet : la production d’ignorance par des collectifs clos, qui nous fait méconnaître notre voisin. Exemple, le GPS est un outil qui vous permet de savoir où vous allez, mais vous n’avez aucune idée de la configuration de ce qui vous entoure au cours de votre trajet, à la différence d’une carte papier. Anthropologiquement, c’est fondamental : j’ignore où je passe, je n’ai plus de lien avce ce qui m’entoure. C’est la topologie versus la topographie. Cette production d’ignorance peut provoquer la mort par méconnaissance du contexte (cf vallé de la morten calif, faute d’avoir vu les panneaux). Exemple, Isral cherche à construire une démocratrie verticlae, qui pourrait se jouer àdifférets niveaux, come l’Apartheid en Af du Sud. Mais queste qon fait de la coprésence ? Car l’apartheid géographique ne suffit pas. Comment contruire une capacité à distinguer des gens au même endroit ?
Troisième élément de distanciation souveraine, c’est que dans ce contexte de coprésence permanente, vous êtes obligé de recréer une alterité factice de manière à pouvoir imposer vos vues. C’est la stratégie du choc de Naomi Klein : on impose même dans un cadre démocratique quelque chose qui ne serait pas accepté par la pop en disant que ce n’est pas notre faute. C’est la faute de la guerre des Malouines (Margaret Thatcher), c’est la faute de la Providence (La Nouvelle Orléans). Cette question de la transcendance politique, de la capacité à s’extérioriser du choix politique, oblige le pouvoir à recréer une disjonction là où elle n’existe pas, avec une guerre ou une prétendue catastrophe naturelle.
Cette capacité de remise à distance est l’enjeu du siècle. Qu’est-ce qu’on fait de cette remise à distance quand l’extérieur pur n’est plus là ? Dans ce cadre, le changement climatique est un point nodal : la capacité d’une certaine élite mondiale, notamment occidentale, à s’extraire des conséquences du changement climatique par isolat va être déterminante de la capacité ou non à résoudre le problème climatique. Le réchauffement climatique est l’ultime test de cette distanciation. Si l’ensemble des classes moyennes est touchée, il va y avoir une réintégration du problème par ces élites, qui n’auront pas la capacité de s’extraire, vont devoir se saisir du problème.
Image : Jacques-Alain Miller-Iron Man
Répétition
Dernier point : à gauche, l’ancien président de l’École de la cause freudienne, Jacques-Alain Miller, à droite Iron Man, de la société Marvel. Ce que je voudrais aborder ici, c’est cette idée de répétition, l’idée que l’on voit apparaître de plus en plus des fonctionnements répétitifs à la fois dans une élite intellectuelle de type lacanien (on est le gendre de Lacan, on répète de génération en génération) ou dans une version populaire entertainement à Hollywood, il y a une répétition de père en fils, une reproduction qui devient légitime, quelque chose qui n’a plus vocation à progresser d’un point de vue artistique, grâce à une franchise (Marvel).
Cette répétition est un autre signe de cette fin du progrès, de cette post-modernité. On est désormais dans un moment où la modernité est en train de s’éroder.
A lire :
Estienne Rodary, L’Apartheid et l’animal. Vers une politique de la connectivité, Wildproject, 2019.
Peter Sloterdijk, Sphères, tome II, Libella / Maren Sell, 2010.