Séminaire

Des politiques de gestion des crises et des spectres qui les hantent

17 mai 2025


Et comment un discours de ce type est-il recherché par ceux qui ne chantent la victoire du capitalisme libéral et son alliance prédestinée avec la démocratie que pour se dissimuler, et d’abord à eux-mêmes, que jamais ce triomphe n’a été aussi critique, fragile, menacé, voire à certains égards, catastrophique, et au fond endeuillé ? - J. Derrida, Spectres de Marx

Depuis le tournant du 11 septembre jusqu’à la crise sanitaire du tout début des années 2020, on a parlé un peu partout, dans les démocraties libérales, d’état d’exception permanent. On a visé par là un ensemble de politiques de gestion de crise qui, pour résoudre des situations d’urgence supposées ponctuelles, ont pris appui sur un droit dérogatoire – états d’urgence, USA Patriot Act, etc. –, mais qui ensuite, à la fois en raison de la répétition des « crises », de l’intégration du droit d’exception dans le droit ordinaire, ou de l’extension de droit de crise vers des domaines nouveaux – sécuritaire, économique, sanitaire, catastrophes environnementales –, ont fini par affecter le fonctionnement même du pouvoir et du droit dans les États libéraux. Cette transformation, liée à l’usage répété du droit de crise, est dominée par un trait central : la montée en puissance de l’exécutif, qui dispose d’un pouvoir décisionnel, adossé à une centralisation de l’information, qui se déploie sans véritable contre-pouvoir. Dans les crises d’abord, puis d’une façon qui tend à se stabiliser. 

Néanmoins, si bien des juristes soulignent le caractère inquiétant de ces changements institutionnels, on peine néanmoins à leur donner un sens général cohérent. Et cela explique peut-être en partie pourquoi, autour de l’interprétation du droit de crise et de l’état d’exception, on a vu proliférer, depuis près de 25 ans, des spectres : en particulier celui d’un possible « retour » de la dictature, hanté par le spectre de Weimar et celui, dramatique, de la dictature nazie. La chose n’a rien d’un simple fantasme, puisque les pouvoirs de crise ont été utilisés massivement au début des années 20, en Allemagne et qu’ils ont joué un rôle absolument majeur dans le glissement puis le basculement définitif du régime républicain vers la dictature en 1933. La répétition des états d’urgence, comme celle du recours aux pouvoirs de crise, fait donc peur pour de bonnes raisons historiques. Reste qu’il nous semble bien, malgré tout, que cette hantise d’un « retour » de la dictature possède une dimension spectrale, qu’il convient de lier avec cette difficulté à donner un véritable sens à la forme de « gouvernement de crise permanent » qui s’est peu à peu dessiné, et qui s’est vu qualifié, même confusément, « d’état d’exception permanent ».

Prendre au sérieux le spectre d'un retour à la dictature

Cette conférence se déploie autour de l’idée que les spectres qui accompagnent les discours autour de l’état d’exception aujourd’hui, et qui traduisent la peur d’un « retour » de la dictature, mérite d’être prise tout à fait au sérieux. Dans Spectres de Marx, Jacques Derrida s’était ainsi intéressé à la dimension idéologique de la proclamation de la fin de l’histoire par F. Fukuyama, en observant à quel point cette même proclamation fanfaronne était « hantée » par le spectre d’un « retour » de Marx – ou du communisme. En d’autres termes, parler de spectres, c’est parler d’idéologie, mais également de peurs, qui se dissimulent au cœur même des discours idéologiques les mieux ficelés. 

Observer les spectres qui se multiplient autour de l’interprétation du droit de crise et du discours de l’état d’exception permanent, nous a donc conduite à suivre deux pistes : en premier lieu, cela invite à se pencher sur la dimension idéologique du discours de l’exception, et qui se dissimule jusqu’au cœur même du droit de crise. Une dimension idéologique que l’on pourrait résumer ainsi : si l’on s’est mis à juste titre à parler d’état d’exception permanent pour viser des changements juridiques et institutionnels profonds et globaux, la notion est demeurée confuse, car l’exception – depuis l’état d’urgence le plus concret, jusqu’aux discours qui l’accompagnent – n’a jamais été mise en lien avec les rapports économiques, et plus largement avec la matérialité du monde, qui se trouve presque systématiquement « oubliée », sinon refoulée. Comme si une crise sécuritaire n’était que sécuritaire, et une crise sanitaire n'était que sanitaire, et la montée de l’exécutif une question qui l’on peut isoler des rapports économiques. 

Mais en second lieu, la notion de spectre invite à penser les figures mobilisées – en l’occurrence, celle de la dictature – non seulement comme l’expression d’un certain rapport au passé, mais aussi, à l’avenir. En d’autres termes, le spectre de la dictature, aujourd’hui, ne parle peut-être pas seulement de craintes de voir revenir le passé le plus noir sous la forme d’une dictature, portée par le transfert de pouvoirs toujours plus larges dans les mains exécutives, mais aussi, et en miroir, de peurs liées au risque d’une autre crise, globale dans sa portée et générale dans ses dimensions : le spectre d’une crise générale, qui dépasserait justement tous les moyens offerts par le droit d’exception, et que l’on peut évidemment lier, dans la conscience contemporaine, avec la « crise » écologique.

Nous avons tenté d’observer cette articulation, entre recouvrement de la signification économique du droit de crise aujourd’hui et refoulement du risque de la « crise générale », à partir de la présentation de deux juristes américains, proches de l’administration Bush après le 11 septembre, E. Posner et A. Vermeule. A travers leur théorie, qui défend à la fois une complète soumission du droit aux logiques de l’économie (de marché), tout en justifiant une domination institutionnelle presque absolue de l’exécutif, nous avons tenté de donner un sens au spectre de la dictature qui accompagne, sans aucun doute, leur théorie : plus le spectre d’une crise générale se trouve refoulé, avec l’idée que la même rationalité économique pourra surmonter n’importe quelle crise, plus le spectre de la dictature exécutive, instituée en ultime garant de l’ordre, est destiné à grossir. Jusqu’à devenir monstrueux.