Cette fois nous y sommes. Ce que l’on pourrait appeler le moment Darmanin en France est la suite logique du moment Trump aux Etats-Unis et du moment Bolsonaro au Brésil. Ce sont les premières occurrences d’une longue séquence encore à venir où responsables politiques et industriels ne se contentent plus de faire le choix cynique d’une économie capitaliste injuste contre celui d’une plus que nécessaire économie écologique et sociale ; acculés par la situation, les uns après les autres déclarent ouvertement la guerre à tous les mouvements écologistes qui, d’une manière ou d’une autre, tentent de préserver une Terre habitable pour toutes et tous.
A peine sorti de la pandémie de Covid-19 et moins de cinq ans après les premiers signes tangibles et récurrents du réchauffement climatique en Europe, le gouvernement français est en train de franchir une étape décisive avec le projet de dissolution du mouvement des Soulèvements de la Terre. A travers cette décision, il rejoint explicitement le front de cette guerre mondiale ouverte contre les écologistes par les multinationales, les banques et les responsables politiques de la plupart des pays industrialisés. Cette décision qui semble précipitée et prise sous la pression des luttes environnementales, participe en fait de l’agenda beaucoup plus large et de plus en plus clair des « décideurs » et des « décideuses » de ce XXIe siècle.
« L’âge des désordres est probablement devant nous… », écrit la Deutsche Bank dans un rapport privé de septembre 2020 [1] sur le rendement des actifs à long terme réalisé pour guider les investissements de leurs principaux clients. Et ils poursuivent ainsi : « Dans les années qui viennent, voir l’avenir en prolongeant les courbes passées pourrait constituer votre plus grave erreur ». Nous voilà prévenu.es, et sans surprise, la clé des bouleversements attendus se tient bien dans les conséquences écologiques, sociales et politiques de cette
On peut lire le dernier chapitre de cette étude comme une bonne anticipation, mais aussi comme une bonne explication, de la situation que nous sommes en train de vivre avec les Soulèvements de la Terre. Celui-ci évoque l’inquiétude grandissante des investisseurs vis-à-vis des attentes politiques et existentielles de la jeunesse à venir. « Au fur et à mesure que la jeune génération pro-climat augmente naturellement, […], la pression pour agir augmentera et les implications pour l’économie mondiale pourraient être importantes. »
Mais voilà le cœur de l’analyse que nous livrent les chercheurs de la Deutsche Bank sur le conflit entre économie et écologie. « Lorsque Covid -19 s’est répandu dans le monde entier quelques mois plus tard, beaucoup s’attendaient à ce que les écologistes soient relégués dans l’ombre. […] Il n’en a rien été. En fait, de nombreux écologistes considèrent le virus non pas comme un obstacle à la réalisation de leurs objectifs, mais plutôt comme leur plus grande chance. Cela ouvre la voie à des années de conflit agressif entre ceux qui donnent la priorité à l’économie et ceux qui luttent pour l’environnement. Ce conflit s’étendra aux cercles politiques et s’étendra à l’ensemble de la société. »
Et enfin, dans la dernière page de ce rapport : « […]La principale conclusion à tirer de cette discussion devrait être évidente à présent. Les deux parties deviennent de plus en plus inflexibles sur leur position et les deux parties ont de nombreuses preuves et de la logique de leur côté. En fin de compte, il s’agit d’une question d’idéologie - et c’est un fossé qui pourrait être impossible à combler. Nous devons donc nous préparer. »
Tout cela a le mérite d’être clair et nous dit bien à quoi se préparent les gouvernements, les banques et les grandes entreprises pour les décennies à venir : une guerre ouverte contre la jeunesse et tous les mouvements écologistes pour protéger le rendement de leurs actifs dont ils comprennent bien que l’idée de long terme est désormais plus qu’aléatoire.
De leur côté, ce qu’ont bien compris les mouvements d’écologie politique à travers le monde depuis maintenant plusieurs décennies, c’est justement que le rendement à long terme de toute activité humaine et de toute la biosphère était en train d’être anéanti par la priorité, sans cesse renouvelée de manière aveugle, au développement du système colonial capitaliste. Maintenant nous entrons dans la tempête et les positions se dessinent. Ce qui se retourne aujourd’hui sous nos yeux ébahis c’est toute l’histoire de l’Europe, ce sont des siècles de domination qui sont pris par les sécheresses, les canicules et les inondations, des siècles sur lesquels fondent les banquises et qui seront bientôt balayés par les cyclones de la révolte.
Le grand bazar écocidaire de la modernité
De spéculations métaphysiques en fondations, de fondations précaires en échafaudages et d’échafaudages en escaliers roulants, le grand bazar écocidaire de la modernité est monté très vite, très haut depuis l’esclavage et l’utilisation massive des énergies fossiles (828m pour la tour Burj Khalifa, le cœur et l’âme de la ville de Dubaï, huit milliards d’habitants sur la Terre et 415ppm de CO2 dans notre atmosphère commune). En moins de deux siècles, « nous, occidentaux », avons urbanisé cette Terre sans aucune limite, faisant de l’expansion des villes et de l’urbanité mondialisée des modes de vie qui l’accompagne le cœur d’une croissance économique méprisant l’autonomie rurale de nos ancêtres ; parce que le rural c’est le rustique !
Oui, mais voilà, après ces quelques siècles dédiés à l’édification d’une civilisation de forte puissance et à la destruction de toutes les formes de subsistance attachées à leur milieu, c’est-à-dire de toutes les économies locales réellement durables, il nous faut maintenant redescendre. Les esclaves ont déserté la plantation et l’extraction des énergies fossiles est de plus en plus coûteuse. Malgré le nombre de prémonitions et de mises en garde qui nous ont été adressés depuis le XIXe siècle, malgré Charles Baudelaire, Walter Benjamin, Hannah Arendt, Aldo Léopold, Rachel Carson, Edourad Glissant, Vandana Shiva et mille autres… (mais combien d’intelligences aussi brillantes que singulières faudra-t-il encore citer pour être entendu de ces décideurs qui ne lisent pas ? ), malgré cette liasse d’avertissements qui s’épaissit chaque jour, aucun n’a été entendu et le grand parc à thème de la modernité est désormais en faillite.
Avec les effets bien concrets du réchauffement climatique qui commencent à se faire sentir même dans les pays climatisés, tout le monde sent bien, comme la Deutsche Bank, que l’âge des désordres est probablement devant nous. Inéluctablement quelque chose se retourne et pour le dire avec les mots de James Balwin, nous sommes pris dans « une vengeance historique, cosmique, fondée sur la loi que nous reconnaissons lorsque nous disons : « Tout ce qui s’élève doit redescendre. » […] Et nous voilà, au milieu de la courbe, pris au piège dans le plus voyant, le plus coûteux, le plus invraisemblable toboggan que le monde ait jamais connu. » [3]
Ce toboggan qu’évoque James Baldwin n’est autre que celui de la modernité et de son retournement sur lequel l’accélération de la destruction de la vie sur Terre nous a déjà toutes et tous embarqués. La descente énergétique dans laquelle nous sommes pris ne se fera pas sans transformations politiques, sociales et écologiques majeures. Certes plusieurs options sont encore possibles, mais déclarer ouvertement la guerre à la jeunesse et aux mouvements écologistes au milieu de cette courbe est une manière claire et déterminée pour les responsables politiques, les banques et les entreprises mondialisées de nous dire qu’ils iront jusqu’au bout de leur programme. Simplement parce qu’ils ne savent pas faire autrement, ils continueront de privilégier l’économie contre l’écologie, et le rendement de leurs actifs contre la jeunesse tant qu’ils le pourront ; c’est-à-dire, jusqu’à faire couler notre arche commune, car faute d’imagination, il n’y a aujourd’hui dans leur esprit, aucune autre perspective plus intéressante qui se dessine.
Face au cynisme de ceux qui choisissent de continuer à construire pour eux-mêmes, pour leur usage et pour leurs bénéfices, mais avec nos bras, notre énergie et contre l’avenir des communautés humaines, les aéroports, les TGV, les autoroutes, les éoliennes industrielles, les centrales nucléaires, les réseaux 5G, les satellites, les armes, l’intelligence artificielle, les datacenters, les pesticides, les engrais chimiques et les méga-bassines, c’est-à-dire un monde sans avenir parce que littéralement non durable et écocidaire, il faut nous organiser.
L’autre grande option qui vise à ralentir la descente et à amortir la chute est celle que nourrit avec beaucoup d’autres mouvements antiracistes, décoloniaux, écoféminisites et écologistes celui des Soulèvements de la Terre, c’est l’option du soin. Soin de la Terre et de la diversité de ses milieux, soin des communautés vivantes et de l’ensemble des êtres qui les peuplent, soin de nos âmes et de nos croyances, soin de toutes les technologies vivantes dont nous disposons, soin de toutes les alternatives habitantes qui se lient avec la Terre et le ciel dans une logique permaculturelle aussi bien en ville qu’à la campagne. Et si nécessaire, désarmement et démantèlement progressif de toutes les infrastructures écocidaires.
Monsieur le Président, le projet de dissolution du mouvement des Soulèvements de la Terre a produit une énorme déflagration ; une détonation si forte qu’elle a réveillé en nous quelque chose d’irrépressible. Elle a ranimé en nous ce quelque chose qui refuse de participer au vaste projet industriel moderne dont la conséquence la plus décisive n’est pas l’amélioration du confort et de la santé pour quelques uns ou quelques unes d’entre nous mais bien, à court terme maintenant, l’achèvement de la destruction des milieux de vie et de leurs habitants. Nous sommes ces habitants et ce quelque chose en nous s’indigne, il réclame une vie décente, une vie qui a du sens, une vie juste et belle, ni plus, ni moins. Désormais, quelque chose en nous refuse obstinément de participer à la destruction de la vie sur Terre.
Monsieur le Président, nous ne sommes pas sur terre pour tuer des pauvres gens et saccager des mondes vivants, demain de bon matin, nous fermerons nos portes au nez des années mortes, nous irons sur les chemins, de Bretagne en Provence, et nous dirons aux gens refusez d’obéir, refusez de la faire, n’allez pas à la guerre que l’on fait à la Terre.
Monsieur le Président, si vous nous poursuivez, prévenez vos gendarmes que nous n’aurons pas d’arme et qu’ils pourront tirer. Monsieur le Président, si vous nous poursuivez, prévenez vos gendarmes que c’est sur vos enfants qu’un jour ils vont tirer [4].
Christophe Laurens / 23 avril 2023
Texte publié dans la revue Lundi Matin que nous remercions.
[1] Publié par la revue Terrestres, 17 mai 2021.
Rapport en intégralité sur :https://www.epge.fr/wp-content/uploads/2020/09/The-age-of-disorder.pdf
[2] Voir Baptiste Lanaspeze, Nature, Ed. Anamosa, 2022.
[3] James Baldwin, La prochaine fois le feu, 1962, 63, traduction française Ed. Gallimard, 1963, Coll Folio 2018.
[4] Ces derniers paragraphes sont inspirés du Déserteur, chanson de Boris Vian composée en 1954.