Séminaire

Le Brésil aujourd'hui : une sombre esquisse de l'avenir

5 février 2022
Proposé par le consultant brésilien Tomás Togni Tarquinio, ce séminaire s’intéresse à la situation écologique contemporaine du Brésil, et plus largement de l’Amazonie. Bien que le sujet du jour soit sud-américain, il concerne aussi la France ce pays amazonien par la Guyane, un territoire équivalent à la surface du Portugal ou de l’Autriche. Avec cette invitation, l’Institut Momentum se positionne comme un lieu de réflexion et d’amitiés entre nos deux pays voisins.

Le Brésil dans la mondialisation


Alors que dans la première partie du vingtième siècle, les sociétés industrialisées ont été les premières émettrices de CO2, nous remarquons qu’à partir des années 1970, les émissions européennes et nord-américaines ont très peu augmenté, voire régressé (+3% aux Etats-Unis, -25% dans l’Union Européenne entre 1990-2020). Dans la même période, les émissions de la Chine et de l’Inde ont explosé (+300%), dans le restant de l’Asie de plus en plus polluante (+100%). Nous remarquons aussi que le pourcentage d’augmentation des émissions d’Amérique du Sud est inférieur à celui de l’Afrique. Cette situation contre-intuitive s’explique par le fait que l’industrialisation de l’Amérique du Sud a été antérieure à celle de l’Afrique.

Désormais, les émissions annuelles de CO2 des pays émergents (20 Gt) représentent le double de celles des pays industriels pionniers (11 Gt). La réduction des émissions de gaz à effet de serre des pays industriels s’explique par la délocalisation des industries, par le déclin occidental du charbon en profit du gaz naturel et par l’amélioration de l’efficacité énergétique. La baisse dans les anciens pays du bloc socialiste est due à la fermeture des industries lourdes lors de l’effondrement de l’URSS. En délocalisant les industries vers les pays émergents, les pays occidentaux ont déplacé du même mouvement leurs émissions.

Il est toutefois nécessaire de comptabiliser les émissions autrement. Afin de mieux corréler les émissions au niveau de vie, nous pouvons soustraire les émissions incorporées aux produits exportés et les intégrer dans le calcul des pays importateurs. En France, nous émettons en moyenne 11,0 tCO2eq. par habitant. Toutefois, nos émissions importées correspondent à 6,4 tCO2eq/hab de ce total. Par conséquent, malgré les tendances macroscopiques apparentes, la réduction des émissions concerne tout autant les pays émergeants que les pays développés.

Le Brésil dans l’Amazonie


Aux origines de l’Anthropocène se trouve l’extractivisme, y compris dans sa forme préindustrielle, et cela s’observe jusqu’à la dénomination des nations sud-américaines. Le Brésil provient du nom d’un arbre duquel est extrait une teinture rouge. L’Argentine, elle, est un nom qui faire référence à l’extraction minérale. Aux Amériques et au Brésil, la transformation rapide des écosystèmes naturels en écosystèmes anthropiques remonte à l’arrivée des Européens. Néanmoins, c’est à partir des années 1960 que le Brésil a connu une accélération de ce processus destructeur. Des forêts et des savanes primaires ont été rapidement transformées en surfaces de culture de grains et en pâturages, c’est-à-dire des écosystèmes artificiels.

Culture industrielle de Soja, BBC.


Nous voyons dans cette image le symbole de la situation du Brésil : un succès machinique prométhéen combiné à un processus d’élimination des formes de vie non-humaine. Cette double dynamique, agrobusiness et changement d’usage des sols, tend à s’intensifier de manière inexorable sans une réduction drastique de la consommation de produits animaux dans le monde. Le caractère tragique de la situation est inexprimable, mais tentons de poser quelques mots. Partagée entre le Brésil (60%) et huit autres pays (40%), l’Amazonie entretient une très grande quantité de biomasse animale et végétale ainsi que des dizaines de millions d’habitants dont une partie est amérindienne (10 000 français amérindiens vivent d’ailleurs en Guyane).

La situation écologique de l’Amazonie se mesure donc à l’aune de son extraordinaire diversité biologique et culturelle. De surcroît, l’Amazonie joue un rôle fondamental dans la régulation régionale et mondiale du climat, notamment au travers du régime des pluies et de son captage de CO2. Son stock de carbone est quant à lui estimé à l’équivalent de cinq années d’émissions mondiales de gaz à effet de serre (200 milliards de tonnes).

L’agrobusiness plutôt que la sécurité alimentaire


Le secteur agricole ne représente que 7% du PIB brésilien. Cependant, il est responsable de la moitié des exportations totales du pays. Les surfaces cultivées de soja et de maïs, destinées à l’exportation, ont augmenté, tandis que celles de riz et haricots, destinées à l’alimentation des Brésiliens, ont diminué. Cette situation est d’autant plus tragique que près de 57 millions de Brésiliens et Brésiliennes (sur 210 millions) se trouvent dans une situation de sous-alimentation.

La production brésilienne totale de grains est de 290 Mt. Le seul soja en représente 140 Mt, dont 60% qui se destinent à l’exportation (90 Mt). L’Union européenne importe environ 25 Mt de ce soja, dont 3 à 4 à destination de la France. En outre, le pays produit annuellement 20 Mt de viande (bovins, porcins, volailles) et en exporte 8 Mt. Par ailleurs, la concentration de la surface agricole dans les mains de grands propriétaires terriens est surprenante : près de 50% de la surface agricole du pays appartient à seulement 50 000 établissements.

La tragédie écologique


Le déboisement constitue la principale dégradation globale et régionale. Cela représente 800 000 km2 entre 1988 et 2020, soit une surface bien supérieure à la France. Environ 17% des forêts ont donc été converties à d’autres usages, et cela n’inclue pas la dégradation qualitative de certaines parcelles forestières. En 2021, nous déplorons la destruction de 13 000 km2 de forêts, et 8 000 km2 de Cerrado, cette savane sud-américaine.

Les désastres écologiques ne se résument pas au déboisement et à la production annuelle des 140 Mt de soja et 20 Mt de viande. Il faut ainsi ajouter les impacts négatifs des activités minières, la contamination par le mercure des fleuves, les barrages, la perte de biodiversité, la vente illégale de bois. L’ensemble de ces activités dégrade globalement tous les compartiments de l’écosphère. Ce processus de destruction des écosystèmes naturels se fait à une vitesse sans précédent. Pour ce faire, l’agrobusiness occupe les terres des populations locales : amérindiens, petits agriculteurs, habitants des fleuves et populations noires. Elle expulse des peuples entiers et efface activement l’imaginaire de cultures indigènes, ce qui constitue une forme d’ethnocide.

Surfaces déboisées en Amazonie brésilienne ; 1988-2007 (jaune), 2008-2021 (rouge), INPE/PRODES.


Sur la carte, il est possible de remarquer que le déboisement est le plus fort à l’est et au sud de l’Amazonie brésilienne. Le Brésil se classe désormais au 5e rang des pays émetteurs de gaz à effet de serre (après la Chine, les Etats-Unis, l’Inde et la Russie). Mise à part l’Indonésie, les émissions brésiliennes sont très atypiques. En effet, les émissions du secteur agricole sont de l’ordre de 73% du total du pays (changement d’usage des sols : 46% ; agriculture et élevage : 27%). À titre de comparaison, le secteur agricole mondial répond pour 30% des émissions de GES (20% agriculture et élevage ; 10% changement d’usage des solos). L’élevage émet quant à lui 14,5% des émissions mondiales.

Observatorio do Clima - SEEG


Outre les émissions de gaz à effet de serre, d’autres dommages écologiques sont à signaler. La savanisation de l’Amazonie est en cours ; elle risque fortement de détruire de manière définitive la forêt au profit d’une savane plus sèche. Cette transition de phase pourrait s’opérer à partir d’un point de non-retour, dit de bascule, situé autour de 25% de déboisement. Aujourd’hui déjà, les régions les plus affectées par les déboisements émettent davantage de CO2 qu’elles n'en absorbent. La suppression de la couverture forestière est ainsi une composante importante du réchauffement climatique puisqu’elle réduit les capacités de capture du carbone par la photosynthèse et relâche le carbone stocké dans les sols et le couvert végétal.

Le changement climatique se fait déjà sentir au dans des régions non-amazoniennes. Nous constatons en particulier des phénomènes très atypiques en intensité et en fréquence tels que des mégafeux et des tempêtes de sable de haute intensité. Nous voyons déjà les conséquences de la combinaison entre la sécheresse et les sols nus des cultures (canne à sucre, soja, maïs) dans le sud-est. Les régions les plus sèches font l’objet d’incessants départs de feu, y compris dans des zones autrefois épargnées. En effet, les agriculteurs avaient l’habitude de brûler le couvert végétal pour permettre aux animaux de pâturer. Aujourd’hui, ces incendies sont devenus hors de contrôle tant il fait sec. Les nuages de fumée et de suie peuvent atteindre une telle taille qu’ils obscurcissent le jour de São Paulo. Ces jours-là, la pluie prend alors une couleur noire.

Ce qu'il nous reste : végétaliser notre alimentation


Tout ce modèle de développement est autant absurde que désastreux. Il est important de rappeler l’ampleur du gaspillage écologique et énergétique de l’élevage et de la culture de grains pour alimenter des animaux. De ce point de vue, la production animale est une nuisance quasi incommensurable. Lorsque l’on prend en compte les faibles rendements de la chaîne trophique au cours de la transformation de la biomasse végétale en biomasse animale, nous constatons l’ampleur des pertes. En effet, il faut 10 kg de biomasse végétale pour qu’un bovin produise 1 kg de biomasse animale en matière sèche (viande, lait, autres), soit un rendement de 10%. Les volailles et les porcins ont un meilleur rendement, de 20% à 40%. Aujourd’hui, environ 85% de la production mondiale de soja est destinée aux animaux.

Ainsi, supposons que la totalité de la production brésilienne annuelle de soja (140 Mt) soit entièrement destinée à l'alimentation de bovins. Dans ce cas, le résultat de la transformation trophique ne serait que de 14 Mt de biomasse animale. Le restant (90 %) serait transformé en déchets et en chaleur. Si la même quantité de soja était destinée à des animaux aux meilleurs rendements trophiques (20% à 40%), la production de biomasse animale serait comprise entre 28 Mt et 56 Mt.

Or, 14 Mt de biomasse animale annuelle produite représente une quantité dérisoire lorsqu’elle est mise en face des dégâts écologiques entraînés par cette production finale. Cela représente un gâchis important de ressources alimentaires sous la forme de grains qui sont à la base de l’alimentation humaine. Malheureusement, ce gachîs n’est pas restreint à la production de soja au Brésil. Il se retrouve à l’échelle mondiale. Il suffit de constater que, sur une production mondiale de grains de l’ordre de 2.800 Mt, la part consacrée à l’alimentation animale correspond aux deux tiers. Les herbivores sont ainsi devenus granivores.

Plutôt que de produire de la biomasse animale à base de grains, il est plus écologique d’alimenter les animaux avec de l’herbe, un aliment que n’entre pas le plus souvent en concurrence avec des grains destinés à l’alimentation humaine. Nous préférons dédier les terres cultivables à la production de grains pour les humains. Tomás estime que nous pourrions informer la population de cette situation dans l’objectif de susciter un vaste mouvement de transformation culturelle afin de réduire la consommation de produits animaux. Sur cette question, beaucoup de choses dépendent, selon lui, des personnes elles-mêmes et de ce qu’elles achètent au supermarché.


Compte rendu rédigé par Loïs Mallet



Discussion


Philippe : Cette accélération est notamment le résultat d’une politique gouvernementale, d’ordre colonial et vieille de cinq cents ans, qui appuie massivement ces dynamiques. Au Brésil, nous observons une configuration idéologique relativement partagée pour laquelle l’idéal de conquête de la terre et la fierté des résultats agroindustriels sont des piliers. Au-delà de ce dispositif culturel, il existe une configuration sœur d’ordre structurel qui verrouille le politique. Avec l’agrobusiness, nous retrouvons des groupes sociaux très puissants intimidant les gouvernements. Cela est d’autant plus vrai que d’un point de vue économique, le secteur représente une grande partie des recettes fiscales de l’Etat. La situation brésilienne semble ainsi bloquée, je ne vois pas comment les désastres pourraient s’interrompre.

Je pars bientôt dans une zone de front pionnier qui, par définition, se déplace continuellement. Il s’agit de terres publiques occupées illégalement pour les déboiser à tout prix, y compris par la violence envers les opposants. J’étudie cette violence dans le cadre d’un programme de recherche binational afin de mieux comprendre comment on peut en arriver à tuer des défenseurs de l’environnement. Des terres indigènes sont ainsi occupées et attaquées depuis la présidence de Jair Bolsonaro en raison de leur potentiel agricole. Parmi ces défenseurs de l’environnement assassinés, beaucoup sont des leaders amérindiens. J’étudie ainsi les différentes chaînes de violence et les types de conflits attenants. Si le terrain est relativement dangereux, il est important de comprendre ce qu’il se joue afin d’aider à mettre en place des politiques qui pourraient freiner ces dynamiques, comme ce fut déjà le cas au temps de Lula. En dernière instance, c’est bien la forte demande mondiale, en croissance, relayée par le système financier, qui permet et donne les moyens aux fronts pionniers d’avancer toujours plus loin dans la forêt.

Françoise : Je suis bouleversée par ce séminaire, car si j’avais déjà entendu parler du problème du soja il y a une trentaine d’année, la situation actuelle est d’une tristesse infinie. J’ai cependant deux questions : sommes-nous dans une agriculture industrielle complètement inefficace en termes énergétiques avec des besoins importants en énergie fossile ? Si c’est le cas, comment le Brésil s’approvisionne-t-il ? Et que se passerait-il alors si les coûts augmentaient soudainement ? Deuxièmement, j’aimerais savoir quelles sont les résistances.

Tomas : Il y a bel et bien une résistance, surtout au niveau local. Toutefois, le secteur agricole est présenté comme celui qui va sauver le pays alors que le reste de l’économie se trouve en difficulté. Lorsque l’on regarde les produits d’exportation du Brésil, ils proviennent tous du secteur primaire (minerai, soja, bois, viande, maïs, etc.). Dans des conditions très difficiles, des ONG et la société civile se battent contre l’agrobusiness. Etant donné la centralisation de la presse brésilienne, elles sont toutefois peu audibles. Heureusement qu’il y a des réseaux sociaux !

Au sujet de la dépendance aux énergies fossiles, il est certain que si les prix augmentent, il faudra s’attendre à des effets, tant sur les engrais azotés, que sur les machines agricoles et les transports. L’augmentation des prix du pétrole pourrait être une bénédiction car elle réunirait enfin à nouveau l’élevage et l’agriculture pour des raisons de fertilisation organique. A mon avis, la seule piste accessible pour améliorer la situation est une vaste campagne de sensibilisation de la population qui consomme beaucoup trop de viande. Il faut absolument qu’elle se restreigne a minima à consommer de la viande de pâturage et non de grain. Cela vaut aussi pour le monde entier car, par exemple, 60% des exportations brésiliennes de cochons se font en direction de la Chine.

Benoît : Le Brésil produit aussi du pétrole et de plus en plus.

Yves : Nous avons l’impression que la déforestation ralentit depuis 2007, est-ce correct ? Par ailleurs, il est question que Lula puisse être de nouveau candidat à la présidentielle, a-t-il des chances de gagner ?

Tomas : En participant au gouvernement de gauche, j’ai pu remarquer que la réflexion écologique restait très faible. Le parti des travailleurs brésiliens a notamment financé un projet pour transformer la plus grande entreprise de viande au monde en une multinationale monopolistique. Cette action fut présentée comme un grand succès à la population. Cela risque donc de continuer. Si le déboisement en surface semble plus faible récemment, c’est en raison de l’intensification des cultures et de l’augmentation des contrôles. En ce qui concerne la présidentielle, sauf nouveaux éléments d’ordre illibéral (assassinat, empêchement forcé), Lula a de fortes chances d’être élu. Les classes les plus riches cherchent actuellement un autre candidat capable de proposer une troisième voie.

Benoît : Au Brésil, le soja cultivé est souvent OGM, il est ainsi associé à des épandages massifs de Round Up et autres biocides. Où en sommes-nous sur le sujet ? Avons-nous un retour sur les niveaux de pollution associés ? Au sujet de la canne à sucre, culture capable de produire de grandes quantités de sucres et d’éthanol, qu’en est-il ? Il y avait un blocage sur l’augmentation de la production mais J. Bolsonaro cherchait à la doubler.

Tomas : Bolsonaro a autorisé plus de 400 substances toxiques préalablement interdites dès son arrivée au pouvoir. Le Brésil est l’un des pays où l’usage des agro-pesticides est le plus important par hectare. En ce qui concerne la canne à sucre, sa culture se limite pour le moment au sud-ouest, l’éthanol produit est utilisé par les voitures individuelles. Depuis l’introduction de la cueillette mécanique, il est possible que le bilan énergétique soit devenu négatif… Le lobby agricole est assez puissant pour imposer que 30% d’alcool soient ajouté à l’essence. Cela ne m’étonnerait pas du tout que l’on autorise la culture de la canne à sucre dans des régions où elle est encore interdite. Globalement, nous avons des données fiables sur le sujet au Brésil.

Philippe : La carte du déboisement a un problème d’échelle. Si l’on focalise l’analyse sur des régions précises, nous pouvons voir que la déforestation récente est très significative. Le déboisement date de la dictature militaire et poursuit le traçage des routes pionnières qui traversent la forêt. Les plus gros déboisements ont eu lieu en 1979 et 1980. Depuis, la déforestation fluctue à des niveaux élevés. Lula a mis en place des politiques de contrôle, ce qui l’a diminuée. Néanmoins, il est vrai qu’une partie de la gauche brésilienne n’est pas écologiste. Un chercheur uruguayen a publié plusieurs études qui ont montré que l’accès de la gauche au pouvoir en Amérique Latine s’est traduit par l’accroissement des pressions sur l’environnement, ceci afin de trouver rapidement des ressources pour financer les politiques sociales. Prenons l’exemple de la pompe à essence, il y a aujourd’hui de fortes pressions du groupe ruraliste, les représentants de l’agrobusiness et leurs politiciens, pour baisser les prix de l’essence à la pompe afin de diminuer les coûts des tracteurs et des transports routiers. Pour le moment, le gouvernement résiste en vertu de l’ultra libéralisme. Lula, lui, baisserait les prix.

Il y a eu autrefois un plan de production d’éthanol très important qui fut abandonné avant d’être relancé dans le sud de l’Amazonie. Il serait dramatique de libéraliser à nouveau la canne à sucre au regard de la déforestation qu’elle engendrerait. Actuellement, Lula fait des alliances pour se recentrer, car il ne pourrait pas être réélu avec une politique de gauche, il serait plus vraisemblablement envoyé en prison ou assassiné. Au détriment des politiques les plus à gauche, il tente alors de constituer une large alliance antifasciste afin de gagner les élections contre Bolsonaro.

Tomas : En effet et pour ce faire, Lula envisage de mettre à la vice-présidence une personne associée aux ruralistes, en particulier au secteur de l’éthanol, afin de leur donner des gages. Les propriétaires terriens sont peu nombreux mais très puissants car ils disposent de nombreux représentants à toutes les échelles politiques. Il est donc très difficile de changer de cap. Même Marina Silva, ministre de l’Environnement sous la Présidence de Lula, était obligée de concéder des énormités : le déboisement, les centrales hydroélectriques, le soja transgénique, et le nucléaire. Je ne vois pas de forces capables actuellement de contrecarrer ce processus. Cela viendra probablement davantage des comportements alimentaires individuels.

Michel : Est-ce que les sols agricoles obtenus par le déboisement sont pérennes ?

Tomas : Pour le Cerrado non, car les sols sont très acides. En ce qui concerne les sols d’Amazonie, ce n’est pas bon non plus en raison de la faible couche de humus.

Loïs : En ce qui concerne les sols des forêts tropicales, l’écosystème fonctionne par le recyclage permanent des matières organiques du couvert végétal, sans grand stock dans les sols. Interrompre ces cycles en déforestant ne laisse presqu’aucune réserve de fertilité, car le sol, très fin, se dégrade rapidement. Par ailleurs, que pensez-vous des stratégies géopolitiques visant à faire de l’Amazonie un bien commun ? A sa manière, Emmanuel Macron a tiré cette corde lors d’une allocution il y a peu.

Tomas : Je pense que Macron a mis les pieds dans le plat. Ses propos ont été très mal interprétés au Brésil et dans les autres pays amazoniens. Au lieu de se placer comme partie prenante de l’Amazonie, ce qu’est en réalité la France avec ses territoires guyanais, il se positionne comme le pays riche occidental ingérant. Il aurait été beaucoup plus approprié qu’il organise un travail collectif avec les autres nations amazoniennes. Par ailleurs, mettre en place des politiques exemplaires en Guyane ne serait pas inutile, il s’agit d’un grand territoire qui peut rayonner sur toute l’Amazonie. Déjà aujourd’hui, nous avons en Guyane une grande connaissance de ces sujets de sorte qu’elle pourrait promouvoir d’autres manières de vivre dans et de la forêt.

Agnès : Ne serait-ce pas un modèle global de consommation, à base de viande et de lait, qui détruit l’Amazonie ? Est-ce que la responsabilité est uniquement brésilienne ou est-elle plutôt liée à un modèle mondial ? Est-ce que l’Union européenne prend en considération sa responsabilité sur ces sujets ? La Chine semble être le nouveau premier consommateur. Nourries avec les grains du Brésil, les vaches bretonnes produisent un lait parfois transformé en poudre et envoyé en Chine. Il est surprenant que la Chine relaie ce modèle colonial.

Tomas : Tout à fait. La Chine importe 60% du soja brésilien. Il est notamment utilisé dans l’alimentation porcine. L’Union européenne importe 26 Mt de soja du monde entier afin de nourrir les animaux d’élevage à hauteur de 4% à 40% de leur alimentation. Dans un supermarché, la quantité de marchandises liées à la viande et aux produits laitiers est extraordinaire. Par ailleurs, les volailles consomment aussi une partie importante du soja.

Agnès : Peut-être faut-il mondialiser le véganisme ?

Tomas : Je ne sais pas… Lorsque l’on voit les milliards de volailles abattues, nous pouvons nous accorder sur la réduction importante de la consommation d’aliments d’origine animale, même sans être végane.

Agnès : Lors de la rédaction du rapport biorégional, nous avions inclus la question du régime alimentaire. Néanmoins, nous n’étions pas dans le véganisme, car Yves promouvait la traction animale !

Philippe. : Les amérindiens ont bien compris qu’il ne faut cultiver que deux ans après un feu avant de laisser le lieu vingt-cinq ans en jachère. Il a été tenté de réduire cette période en diversifiant les cultures et en utilisant des méthodes d’agroforesterie. Toutefois, même avec ces efforts, les pertes de biodiversité sont significatives. Globalement, nous avons un problème mondial d’extractivisme. Cela provient d’un régime colonial mondialisé qu’il nous faut rejeter. Par ailleurs, j’ai récemment pris un taxi avec un bolsonariste convaincu. Il a été très véhément envers les étrangers, et notamment les Indiens qu’il accusait de revendre des terres à d’autres pays ; ce qui est absurde. Pour lui, Macron est l’antéchrist, c’est un communiste et un « pédé ». Selon lui, élire Bolsonaro a permis de balayer les communistes du pouvoir. Ses propos sont aberrants. Peut-être une bonne nouvelle toutefois pour conclure, le Brésil souhaite accéder à l’OCDE qui lui impose en retour des conditions environnementales. L’élite et l’agrobusiness commencent donc à réfléchir à ces questions afin de maintenir leurs débouchés économiques.