Séminaire

 Le Larzac, d'une lutte exemplaire à un modèle pour l'avenir

17 juin 2023

La lutte du Larzac (1971-81) contre un projet d'extension d'un camp militaire en fait une sorte d'ancêtre des ZAD. Depuis 1981, c'est aussi et surtout un laboratoire d'expérimentation d'une gestion collective du foncier agricole, sur 8 000 hectares. Quels furent les spécificités et les atouts de la lutte du Larzac, et comment expliquer son issue victorieuse ? Le choix de la non-violence, le soutien d'une partie du clergé et des industriels de Roquefort, la « convergence des luttes » sont une partie de l’explication. Comment fonctionne la Société civile des terres du Larzac (SCTL), créée en 1985 pour gérer les terres et les bâtiments acquis par l'armée dans les années 1970 ? En quoi le Larzac constitue-t-il un laboratoire, unique concrétisation de la promesse de François Mitterrand en 1981 de mettre en place des offices fonciers ?

Le Larzac est un plateau calcaire, situé tout au sud du Massif central, à une altitude variant de 600 à 900 m. Avec son relief karstique, toute l’eau s’infiltre rapidement : il n’y a ni sources ni rivières. D’un point de vue agronomique, ce sont des sols plutôt pauvres, mais les terres sont légères et faciles à travailler ; elles sont calcaires, donc plutôt à blé. Par ailleurs, les sols pauvres sur le plan agronomique sont souvent riches en termes de biodiversité comme c’est le cas ici : beaucoup de champs ont été en partie délaissés après les deux guerres mondiales, et donc peu ou pas soumis aux produits phytosanitaires. S’il y a majoritairement des brebis, ce n’est pas pour leur laine ou leur viande, mais surtout pour leur lait : l’AOP Roquefort en fait la principale source de revenu économique. Les conditions pédoclimatiques sont en partie responsables de l’évolution des fermes, notamment de leur surface : avant on était plutôt entre 100 et 200 hectares par ferme alors qu’aujourd’hui on est entre 300 et 500 hectares. C’est principalement parce que la valorisation du lait et de la viande de brebis a baissé, tandis que les bêtes étant plus productives sont plus exigeantes en nourriture : il faut aujourd’hui entre 1,5 et 2 hectares pour nourrir une brebis, contre 1 hectare il y a 50 ans.

Petit historique de la lutte. Sur le Larzac, un premier camp militaire de 3 000 ha s’est installé en 1902 et il s’est ensuite passé environ 60 ans sans qu’il y ait de friction avec les riverains. En 1971, lors d’un congrès de l’UDR gaulliste (Union des démocrates pour la République), il a été annoncé l’agrandissement du camp militaire de 14 000 ha. Cela représentait un impact important pour près d’une centaine de fermes, dont des dizaines qui devaient entièrement disparaître. La plupart des paysans à l’époque étaient catholiques et conservateurs. Ce qui a été décisif, c’est que parmi les trois institutions qu’ils respectaient beaucoup, à savoir l’armée, l’Église et l’AOP Roquefort, les deux dernières ont en partie soutenu la lutte. Si l’État avait pris la décision d’agrandir le camp 10 ans plus tôt, la lutte aurait été moins puissante et sans doute pas victorieuse. Pourquoi ? Parce que le contexte n’était pas le même : il n’y avait pas eu les soulèvements populaires de Mai 68, les mouvements régionalistes ainsi qu’écologistes avaient moins d’ampleur, et il y avait dans les années 1960 un début de renouveau agricole sur le plateau, porté notamment par de nouveaux installés.

Le film « Tous au Larzac » (documentaire de Christian Rouaud, de 2011) a beaucoup fait connaître la lutte. Lorsque Mitterrand a été élu en mai 1981, il l’a été sous couvert de certaines promesses et notamment celle d’abandonner le projet d’agrandissement du camp militaire sur le plateau du Larzac. Une fois élu, il s’est senti obligé d’aller jusqu’au bout. Il n’y aurait pas eu de victoire politique sans la lutte. Louis Joinet, co-fondateur du Syndicat de la magistrature, a également eu un grand rôle dans cette affaire. En mai-juin 1981, le ministre de la Défense, Charles Hernu, qui était très militariste, a cherché à négocier une « mini-extension » pour que l’armée ne perde pas la face, mais Mitterrand a tenu sa promesse. Sur 14 000 hectares convoités, 6 300 étaient déjà achetés par l’État. Ces hectares n’avaient pas été vendus par des paysans mais par des propriétaires non exploitants. En effet, ils avaient été 103 paysans à prêter serment en 1972 de ne pas vendre leurs terres… Seulement deux craqueront.

La Société civile des terres du Larzac : un modèle de gestion des communs

Au sortir de la lutte, ce que veulent les paysannes et paysans, c’est l’usage des terres, pas la propriété ! La SCTL (Société civile des terres du Larzac) est mise en place en 1985, qui a tous les droits du propriétaire sauf celui de vendre et d’hypothéquer. Le bail emphytéotique entre l’Etat et la SCTL n’était au départ que pour 60 ans, et devait donc prendre fin en 2045. Il a été renégocié en 2013, sous le mandat de François Hollande, pour le prolonger jusqu’en 2083. Cela sécurise les fermiers, qui signent avec la SCTL un bail de carrière (jusqu’à leur retraite).

Aujourd’hui, seulement 0,5 % des paysans en France ont un bail de carrière. Le bail agricole le plus courant est celui de 3, 6 ou 9 ans. Plus de 50 % des terres exploitées en France sont sous statut de fermage, ce qui veut dire que quand le fermier investit, il le fait sur sol d’autrui, et n’est donc pas indemnisé à son départ. Alors que la SCTL permet que celui qui arrive sur une ferme indemnise celui qui part en fonction de la valeur que ce dernier aura ajoutée au terrain (clôtures notamment) et aux bâtiments, y compris l’habitation. La SCTL est gérée par un conseil de gérance qui fonctionne au consensus et qui compte 11 membres : 8 représentants agricoles et trois non agricoles. Si un compromis ne parvient pas à être trouvé, ou si un-e des gérants n’est pas en mesure d’accepter la décision collective, alors un vote a lieu en Assemblée générale mais c’est extrêmement rare ! C’est un système qui fonctionne très bien depuis 40 ans.

L’humour et la créativité ont eu une place très importante dans la lutte. Beaucoup d’artistes sont intervenus, ce qui a aidé à gagner l’opinion publique. La non-violence a été promue notamment par Lanza del Vasto, fondateur de la Communauté de l’Arche. Il y avait aussi les premiers écologistes, les occitanistes, les insoumis et objecteurs de conscience. La lutte a beaucoup été relayée par des « comités Larzac » dans des villes telles que Lyon, Grenoble, Lille, Paris ou encore Toulouse. Quelques médias ont aussi aidé. Le Canard Enchaîné a dû appeler deux fois à manifester en 100 ans, par exemple pour l’arrivée de la marche des paysans du Larzac à Paris (1978). Depuis la fin de la lutte, le mot Larzac est presque devenu un argument publicitaire, il fait vendre !

Aujourd’hui, ce qui prime lors de l’installation d’une nouvelle personne par la SCTL, ce n’est pas l’aspect financier, mais c’est l’aspect cohérence. Comme le dit la Confédération Paysanne, trois petites fermes valent mieux qu’une grande. Sur le plateau du Larzac, les fermes ne se sont pas agrandies, mais ont par contre beaucoup évolué : il y a beaucoup plus de transformation, de vente directe, la mise en place d’un GIE (Groupement d’Intérêt en Commun) pour la viande, de magasins de producteurs, la diversification des productions, l’accueil, etc. On voit éclore de nouvelles activités telles que la fabrication de pastis, une brasserie, ou encore des boulangers. Il y a une diversification qui produit plus de valeur ajoutée, et répond à l’attente de la société en matière de produits de qualité.

De nombreux intellectuels ont également soutenu la lutte au travers de ce qu’ils ont appelé « Larzac Université ». Ils donnaient des conférences, organisaient des débats et des cercles de discussion sur des sujets divers et variés à destination des habitants du coin.

Il y a aussi eu une réflexion sur les énergies renouvelables. La SCTL a créé l’association « Les bois du Larzac » qui gère son patrimoine boisé (environ 3 000 ha). Cela passe par un plan de gestion pour mieux valoriser la ressource sylvicole. Il y a beaucoup de pins sylvestres qui sont surtout transformés en plaquettes forestières pour le chauffage, notamment le chauffage collectif. Ils essaient d’associer cette énergie avec l’énergie photovoltaïque qui est aussi en développement, via la société Lum del Larzac, qui mutualise les investissements photovoltaïques (sur toitures, pas sur terres agricoles !) dans le but d’aider les habitants à retaper leurs toitures avec les bénéfices générés par cette activité.

On observe une féminisation très nette : il y a de plus en plus de paysannes sur les terres du Larzac. Dans celles et ceux qui s’installent aujourd’hui, il y a également beaucoup de gens de 30 ou 40 ans qui ont parfois fait de longues études et se reconvertissent pour devenir paysans.

Dégradation des conditions climatiques

Ce qui les inquiète le plus pour l’avenir, c’est le changement climatique. Ils en voient d’ailleurs déjà les effets : il y a moins de neige, elle tient moins au sol, il y a parfois des hivers sans que la terre ne gèle… Mais ce qui est le plus grave, ce sont les étés qui commencent plus tôt et qui finissent plus tard. Ils sont plus secs, plus chauds et dans un contexte où le sol ne retient pas l’eau, c’est très problématique. Aujourd’hui, on prend la solution de facilité : on achète du foin à l’extérieur, mais il faudra que l’agriculture s’adapte à des conditions climatiques de plus en plus difficiles. L’arrivée du loup est, dans une moindre mesure, une autre menace : les causses sont des régions difficiles à protéger, de l’aveu même des services de l’État. Or, puisque la majeure partie de l’économie dépend de l’élevage ovin, cela représente un vrai enjeu. 

Vivre de manière écologiquement et socialement soutenable, c’est ce qu’essaient de faire une partie des paysans du Larzac. Cela peut être assez difficile sur certains aspects, notamment sur celui des déplacements, puisque les territoires ruraux peu denses sont aujourd’hui très mal lotis en matière d’alternatives à la voiture individuelle. Pour ce qui touche à l’alimentation, il est aujourd’hui plus difficile de faire du fromage, du fait de normes sanitaires de plus en plus sévères. Quant au véganisme, c’est pour les paysannes et paysans du Larzac un réel souci : sur ces terres, difficile de faire autre chose que de l’élevage ! Dans les Alpes, les Pyrénées, le Massif Central ou encore dans le bocage normand, on trouve beaucoup de polyculture-élevage, un système écologiquement soutenable, et qui participe de l’entretien des paysages.

Le Larzac est l’un des berceaux de la Confédération Paysanne, et a vu dans ses rangs le très connu José Bové, qui fut pendant 10 ans député européen. Parlant de politique et d’engagement, lorsqu’on regarde ce qu’est devenue la génération de celles et ceux qui étaient enfants ou adolescents pendant la lutte du Larzac, on s’aperçoit qu’ils et elles sont peu militants. Il semblerait en effet que beaucoup aient assez mal vécu cet épisode car c’était un climat de tension et d’instabilité pour les parents. À la fin des années 1990, un projet éolien a beaucoup divisé les habitants, l’autoroute A75 et le viaduc de Millau (inauguré en 2004) également.

Pendant et après la lutte, il y a eu des échanges avec des groupes de militants venant de pays étrangers. En 1981, après avoir gagné, il y a eu un « retour de solidarité » : Kurdes, Palestiniens, Kanak ou encore Japonais ont été accueillis pour échanger sur les différentes manières d’aider les peuples spoliés de leurs terres. Cette année, du 3 au 6 août, un nouvel événement a lieu sur le plateau : il s’agit des Résistantes 2023, dont l’idée est de faire se rencontrer et de fédérer les 570 luttes locales (principalement foncières) recensées par le site Reporterre. 

Faire revenir les paysans

La SCTL est un exemple original de gestion collective de terres, mais il existe malheureusement très peu d’autres exemples en France. La SAFER a des outils juridiques pour dissocier le droit d’usage de la terre de sa propriété, c’est d’ailleurs en partie pour cela qu’elle a été créée à l’origine. Aujourd’hui, en France, il y a une réelle difficulté d’accès au foncier, les fermes deviennent parfois intransmissibles du fait de la spéculation et de leur taille qui devient de plus en plus importante. La SCTL, qui n’a pas à se soucier de la valeur commerciale des terres et des bâtiments, permet d’apprécier la différence de la valeur d’usage entre l’état des lieux de sortie et d’entrée. C’est donc un système qui fonctionne hors spéculation.

Le Larzac est en soi en bel exemple d’autogestion et de révolution, mais seulement sur 80 km². Mais comment est ce que l’on passe du Larzac à une échelle plus grande ? Au Larzac, depuis plus de cinquante ans, il y a eu une réelle synergie entre des gens très différents, qui se sont regroupés autour d’un objectif commun. Il a fallu pour cela accepter les différences qui se sont révélées être de fortes complémentarités. Il dit qu’on se transforme beaucoup au contact des luttes, dans la durée. L’esprit Larzac, c’était la convergence des luttes. Aujourd’hui à Europa-City par exemple, sur les terres de Gonesse, le contexte historique et législatif est très différent, et c’est compliqué car il n’y a pas ou presque pas de paysans. Au Larzac, ce sont les paysans qui ont gardé le contrôle de la lutte tout du long, et c’était d’ailleurs une de leur revendications. 

Le bail rural environnemental de Terre de Liens s’inspire de ce qui s’est passé sur les terres du Larzac. L’idée est bel et bien de sortir les terres de la spéculation, mais c’est un bail qui impose l’agriculture bio, chose qui fait polémique, car elle va à l’encontre du bail rural, très protecteur pour le fermier. L’une des plus grandes inquiétudes de Terres de Liens, relayée par une représentante présente lors de ce séminaire, concerne la question des retraites et la diminution du nombre de paysans, qui ne cesse de se poursuivre.

Sur les pratiques violentes et non-violentes de lutte, Gilles Lemaire cite Gandhi : « entre la lâcheté et la résistance violente, je choisirais la résistance violente ». Ce sont selon lui des actions complémentaires. Il faut aussi bien définir ce que l’on entend par violence. Il faut un retour de l’Etat comme arbitre des règles du foncier. Il y a par ailleurs des propositions à faire qui ne feraient pas que stigmatiser l’Etat : celui-ci possède à l’origine le rôle de serviteur de l’intérêt général, c’est un beau rôle ! Il pourrait produire des réserves foncières, des stratégies foncières en lien avec des mécanismes d’éco-conditionnalités. Le système de SAFER, s’il était bien utilisé, pourrait permettre de promouvoir un certain type d’agriculture plutôt qu’un autre. L’État devrait pouvoir contrer la spéculation foncière. La SCTL mise en place sur le plateau du Larzac est ainsi à 100 % dans les clous vis-à-vis des lois. Cela montre qu’il est possible pour l’État, via son appareil législatif, de sanctuariser des terres agricoles. Il possède déjà beaucoup d’outils, il s’agirait maintenant de mieux les appliquer. La SAFER en est un très puissant, mais aujourd’hui c’est la FNSEA qui cogère la politique agricole française. Pour le foncier, il faut que l’État aille au bout de son rôle de serviteur de l’intérêt général, et la question de la souveraineté alimentaire se doit d’être posée démocratiquement.

Séparer le droit d’usage de la terre agricole du droit de propriété

Par ailleurs, les vendeurs d’engrais et de pesticides n’ont pas grand intérêt à ce que les pratiques culturales permettant de se passer de leurs produits se massifient. Là encore, c’est à l’État d’être fort face aux lobbies. Quelques bonnes réorientations ont, cela dit, déjà été opérées : les primes des céréaliers ont par exemple été en partie redirigées vers les éleveurs sous François Hollande. Mais il reste beaucoup de choses à faire : plutôt que des primes à l’hectare, des primes à l’actif seraient bien plus justes (même si c’est déjà en partie le cas pour les ICHN : indemnités compensatoires des handicaps naturels). On pourrait également discuter d’un plafonnement des aides dans le cadre notamment des primes à l’hectare. La loi d’orientation agricole qui est la loi censée traduire la PAC en France ne fait pas l'objet d’une grande consultation. Un des points essentiels semble être celui-ci : séparer le droit d’usage de la terre agricole du droit de propriété. Cela peut d’ailleurs s’étendre à un débat plus large sur les notions de droit du sol, de droit de propriété ou même de notion de propriété. Il y a une réelle bataille à mener, malgré les outils législatifs mis en place. 

Synthèse établie en collaboration avec Inès Dejardin