Séminaire

Partir en mer. Pour un existentialisme écologique

12 avril 2025

Tout en soulignant l’actualité de l’existentialisme qui implique d’accepter la facticité de notre condition et éclaire le lien entre contingence et liberté, indétermination du sens et responsabilité, Corine Pelluchon montre que l’écologie exige de l’enrichir. Mais l’existentialisme écologique ne se réduit pas au coexistentialisme attestant notre appartenance à une communauté incluant tous les vivants. Il suppose de rompre avec l’imaginaire terrestre et de penser l’humain en partant de la mer, dont il vit, mais qui lui demeure étrangère. Reposant sur une ontologie liquide, cet existentialisme se nourrit de l’œuvre d’Albert Camus, d’Arthur Rimbaud, de Marguerite Duras, de Saint-John Perse et de Virginia Woolf. Il renouvelle la compréhension de la condition humaine en mettant en évidence la fluidité du moi et en concevant notre immersion dans le monde commun qui renvoie à la mémoire et à l’immémorial, à la mère-mer conçue dans sa présence sur les terres.

Pensant le projet comme flottaison, l’auteure insiste aussi sur les risques attachés à l’expérience que nous faisons de la submersion, qu’il s’agisse du désir, de l’invasion de l’inconscient, du fanatisme ou de la folie. Approfondissant le lien, établi par Kierkegaard et Heidegger, entre la confrontation avec sa propre mortalité et l’authenticité, elle montre le coût social, écologique et politique du déni de la mort en analysant les stratégies de défense que nous utilisons pour nous défendre contre la terreur que notre fin nous inspire. Enfin, cette philosophie de la vie marine et des fonds marins, dont on peut appréhender la richesse en allant à la rencontre des poissons et des mammifères marins et en étant attentifs à leur présence sonore, rompt avec l’obsession territoriale qui explique les contradictions du droit international de la mer, déchiré entre l’impératif de préservation d’un écosystème indispensable à notre survie et les rivalités économiques et militaires conduisant à sa surexploitation.

L’existentialisme est une manière de se relier au mouvement du monde. Cette doctrine est née du théologien et pasteur danois Sören Kierkegaard, contemporain et admirateur de Hegel, dont il se démarqua en affirmant que la vie échappe aux concepts figés. Jean-Paul Sartre écrira par la suite que l’existence précède l’essence : chaque être humain existe d’abord,  surgit dans le monde et se définit par une forme de liberté et d’engagement. L'existentialisme peut nous aider à résister à l'effondrement des démocraties parce qu'il fait reposer la liberté et la responsabilité sur l'idée selon laquelle le sens n'est pas donné a priori ainsi que sur l'acceptation de l'absurde et du tragique.

L’existentialisme retrouve ainsi toute sa pertinence dans l’impermanence du temps présent. La précarité géopolitique et l’imprévisibilité climatique requièrent une nouvelle philosophie de l’existence. Les thèmes centraux de l’existentialisme, tels que le rapport entre l’angoisse et l’absence de fondement, la contingence et la liberté, la finitude et la responsabilité, éclairent la condition terrestre à la lumière de son ambivalence. L’acceptation de l’indétermination du sens est fondamentale. La précarité de notre condition n’exclut pas notre responsabilité, et notre liberté reste intacte. Parce que l’être humain n’est d’abord rien, sa conscience et sa liberté sont tout et sa responsabilité est écrasante. 

Cette responsabilité hyperbolique repose la question de l’engagement : comment se saisir de ce qui nous dépasse ? Il y a un décalage entre la théorie et la pratique : nous savons ce que nous devons affronter mais nous butons sur le comment. Nous sommes condamnés à l’ambivalence. Or l’existentialisme prend en considération l’ambivalence de notre condition. Ambivalence qui tient d’un sentiment de l’absurde et de la déréliction mais, dans le même mouvement, catalyse l’aspiration à l’engagement. Chaque action est une manière d’émerger du sans fond. Le travail existentiel auquel nous sommes convoqués exige de prendre la mesure du caractère paradoxal de la condition humaine et nous conduit à plonger au cœur de l’abîme que nous sommes pour nous-mêmes et à cesser de regarder tout ce qui existe à partir du rivage. Or nous sommes obsédés par la condition terrestre. Nous sommes comme prisonniers d’une ontologie solide à laquelle nous nous cramponnons.

Une phénoménologie de la mer ne part pas seulement du moi et de son rapport au monde et aux autres, mais du monde commun, l’océan, dont nous provenons, et que nos actes contribuent à préserver ou à endommager. Ainsi, tout projet est une flottaison. L’eau est un élément ambivalent, tantôt elle est associée à la vie, tantôt à la mort, à la protection et au naufrage, au plaisir et à la noyade, à la purification et à la souillure. 

L’océan lui-même est la métaphore d’un abîme et d’une ambivalence : immémorial, il est tout à la fois le lieu de l’origine et de la submersion. Son immensité est propice à un décentrement qui éclaire la condition humaine contemporaine. De l’être et le néant à l’être et la mer, il s’agit aujourd’hui d’inventer une nouvelle posture existentielle. 

Sans un renversement de la subjectivité et sans un mouvement social et culturel s'appuyant sur des créations symboliques et imaginaires qui modifient les significations attribuées d'ordinaire aux choses et renouvellent l'imaginaire, les concepts et les idées ne conduiront pas à modifier les pratiques. Sans la perspective du monde commun, toute politique est borgne. Sans la perspective du tout, il n’y a plus d’expérience du monde. En considérant les êtres qui vivent dans l’environnement marin, nous modifions notre manière de comprendre le monde. L'univers sonore de l'océan est une polyphonie. Les présences sonores ou les voix qui peuplent l'océan forment comme un refrain écologique, comme un mode d'expression qui trace un territoire, passe par des échanges mimétiques et développe une reconnaissance entre les êtres. 

L’enjeu est d’inventer une thalassopolitique. Fonder une thalassopolitique sur une ontologie marine qui impose un décentrement radical du regard est un véritable défi pour la pensée.

Revoir le séminaire de Corine Pelluchon ICI

L’être et la mer. Pour un existentialisme écologique, PUF, 11 septembre 2024, 333 p.