Texte intégral du séminaire de Marie Cosnay
I. Cosmopolitisme et refuge.
Cosmopolitisme
Le cosmopolitisme est une notion ancienne, dont l’étymologie est transparente : cosmos, le monde, politês, le citoyen. C’est une notion qui n’a pas tellement bougé depuis sa création par Diogène, au Vème siècle avant Jésus Christ. Le cosmopolitisme est une façon de penser la citoyenneté non attachée à un pays mais au monde. La cosmopolitique est une théorie politique de l’humanité : la terre est ronde, on peut s’y retrouver en en foulant le sol, qui est commun, cette propriété est indivis, elle est celle de l’humanité et les États (ou ce qui en tient lieu) doivent se contenter de garantir les droits des citoyens entre eux. Les gens auraient ainsi un droit qui leur serait attaché, un jus peregrinandi, un droit d’errer, recouvrant le droit de quitter un endroit du monde et de s’installer, plus ou moins provisoirement, ailleurs.
Le cosmopolitisme, ce droit d’être citoyen partout, est un droit éthique, qui suppose que le genre humain est un genre commun. Si le droit est éthique, il n’est pas juridique. Aucun réel et efficace jus peregrinandi, comme on l’aura remarqué. La déclaration des droits de l’homme, que l’on cite toujours, stipule le droit de quitter son pays, pas celui de s’installer dans un autre - et on le saurait, si les déclarations universelles avaient une efficacité contraignante. Du côté juridique, ce qu’on trouve, ce sont de grands ensembles qui montrent aussi, eux aussi, leur inefficacité, ou, pire, leur perversité (involontaire). L’ONU, l’espace Schengen. Ni l’éthique ni le juridique ne sont capables de contraindre les États à respecter ce que d’aucuns, au fil des siècles, depuis Diogène de Sinope jusqu’à Etienne Tassin, ont pensé de plus propre à l’espèce humaine et de plus nécessaire : le droit de bouger. Partons des faits, des exemples, nous dit Etienne Tassin, philosophe du cosmopolitisime. Que découvre-t-on, en 2016 ? Un espace qui n’aurait pas dû avoir lieu mais qui avait bel et bien lieu vibrait d’intensités imprévues. Il s’agit de la jungle de Calais : ici, on vivait ensemble, les cultures et habitudes ne s’opposaient pas, les églises et les mosquées cohabitaient, les nationalités, les ethnies, les langues, les Européens (anglais, français solidaires), les non Européens. Ce qu’on a pu voir aussi, dans une autre mesure, à Lesbos. Les jeunes Européens volontaires, les organisations par communautés, les chefs de communautés dans ce camp qu’on a dit « la honte de l’Europe », tous essayaient d’imaginer une vie commune à mi-chemin entre traditions des pays et création d’un autre modèle, tiers. Il faut faire preuve d’inventivité créatrice de vie en commun quand on est ainsi tenu à l’écart, pour une durée inconnue, dans une île prison. Un exemple de cosmopolitisme à l’endroit où on ne l’attendait pas puisque les lieux cités sont des lieux de violence et d’empêchement, Calais, Lesbos. Ce sont des exemples qui visent à dire que oui, vivre ensemble, en mettant les différences de côté devant une hostilité dont on fait ensemble l’expérience, c’est possible. C’était le malaise, à Lesbos : oui je me sens bien ici, il y a une force, une énergie, une volonté, de l’inventivité : et pourtant ce lieu ne devrait pas avoir lieu.
2. Kant, au XVIIIème siècle, propose un droit au cosmopolitisme, au nom de la terre qui appartient à tout le monde. « Tous les peuples sont originairement en une communauté de sol ». « En communauté de commerce physique possible, c’est-à-dire dans un perpétuel rapport de chacun à tous les autres ». Kant tout de suite après pose la limite, définissant l’hospitalité, qui elle, ne peut se penser qu’à partir du moment où quelqu’un est chez soi et où quelqu’un n’est pas chez soi. C’est tout le paradoxe. Il faut, pour qu’il y ait hospitalité, que quelqu’un soit l’étranger de quelqu’un. « L’hospitalité signifie le droit pour l’étranger, à son arrivée sur le territoire d’un autre, de ne pas être traité par lui en ennemi. On peut le renvoyer, si cela n’implique pas sa perte, mais aussi longtemps qu’il se tient paisiblement à sa place, on ne peut pas l’aborder en ennemi. L’étranger ne peut pas prétendre à un droit de résidence (car cela exigerait un traité particulier de bienfaisance qui ferait de lui, pour un certain temps, un habitant du foyer) mais à un droit de visite. De cette manière, des parties du monde éloignées peuvent entrer pacifiquement en relations mutuelles, relations qui peuvent finalement devenir publiques et légales et ainsi enfin rapprocher toujours davantage le genre humain d’une constitution cosmopolitique».
On a noté le vocabulaire : l’ennemi. Le droit de visite. Non seulement l’hospitalité pose l’étranger (que Kant distingue donc de l’ennemi mais ce faisant, il évoque pourtant l’étranger comme ennemi), mais elle pose aussi un temps limité, court. Recontextualisons la célèbre phrase de Kant : c’est contre l’idée de colonisation qu’il écrit ainsi. Contre l’idée que des peuples dominants viennent s’installer et prendre possession de telle ou telle terre. Quels seraient les arguments pour proposer un réel droit de résidence, en nouveaux cosmopolites du XXIème siècle, tenant compte de l’ombre sous laquelle Kant écrit et qui est une ombre contemporaine puissante, puisque ceux qui ne sont pas (encore) en mouvement (les Européens, pour ce qui nous intéresse), craignent la puissance de ceux qui ont le mouvement ? La peur est que ceux qui viennent pour tout (nous) prendre, en colons, même pauvres. Terres, travail, femmes, cultures, mythes, etc.
Je ne crois pas qu’on puisse faire l’impasse sur cette peur qui croît d’autant plus que les communautés qu’on va appeler installées, européennes, se vivent comme des unités (faussement bien sûr) homogènes, une peur qui croît d’autant plus que ces communautés installées et faussement homogènes se retrouvent fragilisées à un moment particulier de l’Histoire par des inquiétudes qu’elles ne savent pas nommer. L’étranger prend la place de l’innommable, c’est un schéma parfaitement connu.
Qu’est ce qui soigne les gens et leur psychisme inquiet ? Il faut aller voir du côté de la vie sociale, d’une part, et des inventivités libres dont on parlait de l’autre. De nouvelles théories politiques sont à proposer, de nouvelles questions sont à poser : qu’est-ce qu’une terre, un pays, est ce que le passé te donne plus de droits que le futur, et si oui, pourquoi ?
Refuge
La convention de Genève est écrite en pleine guerre froide ; aux ressortissants des pays soviétiques l’Occident offrait l’asile, c’est-à-dire un refuge politique. L’asile est pensé, dans la convention qui a un siècle et demi, comme devant protéger les gens fuyant la guerre, les persécutions politiques, ethniques, religieuses. L’Europe s’est transformée (à l’intérieur de l’espace Schengen) en un territoire si imprenable du côté du droit de résidence que seul l’asile, garanti par cette vieille convention (signée par la France et de laquelle je ne sais plus quel homme politique au moment des élections présidentielles, a proposé que la France s’affranchisse), un territoire si imprenable, donc que seul l’asile et l’âge (dans le cas où les gens arrivent mineurs) proposent une possibilité de survie, à l’intérieur de l’espace européen. L’asile et la minorité : les deux fenêtres par lesquelles le droit de visite kantien reste possible. Ce qui dévoie le concept de l’asile politique tel que le pense la convention de Genève.
Il n’est pas du tout pertinent de penser le monde comme on le pensait en 1945. Réfugiés, migrants : cette séparation qu’on entend partout, alors qu’elle n’a plus rien de valide. Récemment, à Cordoba, l’ACNUR, qui est le HCR en Espagne, dans un centre pour femmes dans lequel j’étais en visite, expliquait aux femmes primo arrivantes en Espagne qu’elles avaient le choix entre revendiquer le droit d’asile (si et si et si) et le droit à rester sur le territoire, au nom du travail, de la formation, etc. Dans le premier cas, disait la jeune fille de l’ACNUR, elles demandaient à être des réfugiées, dans l’autre, elles étaient des migrantes. Entendre une fois encore la vieille division, tellement inutile et surfaite. Quand quelqu’un arrive du Mali, sait-il lui-même s’il fuit la guerre, les conséquences de la guerre, les conditions économiques ou la sécheresse liée au bouleversement climatique ? Il quitte un ensemble de choses sans avoir analysé ce qui rendait sa vie impossible, ici et maintenant. Encore qu’on peut mettre au bémol à ce que je dis de l’ACNUR : l’Espagne est le seul pays européen (avec le Portugal, peut-être ?) qui ne fait pas semblant de poser dans la loi que tout est asile tout en suggérant que rien ne l’est. Le pays pose des alternatives à l’asile : l’arraigo laboral ou social, travail ou formation. Ce sont des instants d’honnêteté (c’est appréciable) qui ne font hélas encore preuve d’aucune imagination. Une nouvelle convention s’impose, qui partirait du principe que tout le monde, vues les conditions environnementales et les conditions du travail globalisé, est menacé, ni plus, ni moins. Peut-être un peu plus ou un peu moins, histoire de degrés. La maison brûle, ou elle va brûler. Tout le monde devrait pouvoir se déplacer en promenant avec soi son jus peregrinandi, sa façon d’être citoyen à part entière et de bénéficier des droits fondamentaux (question d’éthique), mais aussi des droits citoyens des pays, fixés par les lois contraignantes que les luttes ont arrachées. Au lieu de ça, en France, on multiplie lois et amendements aux lois du code d’entrée des étrangers (CESEDA), on le refonde chaque année, prouvant par la multiplicité même et la complication à outrance que ça fait cinquante ans que tout ça ne fonctionne pas. Le propre d’une loi, c’est de poser un cadre valable pour un peu plus d’un an.
Alexandre Casella qui travaillait au Haut Commissariat aux Réfugiés, estimait, en 2017, que « l’Europe subirait un déficit de population d’au moins 20 millions de personnes ». Puis il recommandait une fusion du Haut Commissariat aux Réfugiés et de l’Organisation Internationale des Migrations dans une nouvelle agence, l’Organisation pour les Déplacements de Population, pour penser les responsabilités incombant à la communauté internationale à l’égard des personnes exilées. On n’en a pas entendu parler, malgré l’urgence.
Les choses s’ébranlent, pandémies, réchauffement climatique, assèchement des lacs, conflits sur lesquels l’angoisse écologique (au sens large) se greffe, se transformant du côté du monde le plus touché en idéologies meurtrières ou bien, le plus souvent heureusement, en « pas-au-delà, » en désir vital, en fuite, en exil quand c’est possible. Car, et c’est peut-être ici le seul optimisme : quand rien ne semble pouvoir arrêter les élans morbides européens, ne s’arrête pas non plus, malgré les chutes et les échecs, le mouvement - le mouvement qui va vers une reconfiguration du ou des mondes, envers et contre tout. Les migrations nous fabriquent de nouvelles géographes et modes d’être au monde, que nous le voulions, ou non.
Au lieu de ça, les règlements (qui sont aux lois des excroissances et qui font encore un peu plus la preuve que les lois ne fonctionnent pas) tentent de figer les gens dans des géographies impossibles. Les hot spots, comme Lesbos, les pays qui deviennent impossibles à quitter, le sud-ouest marocain à présent, le nord français, Calais, les frontières de l’Est, entre la Biélorussie et la Pologne.
Les notions de cosmopolitisme et de refuge resurgissent en notre premiers tiers du XXIème. Même si notre temps y répond très mal, nous savons que c’est une question fondamentale, attachée à celle des transformations climatiques, nous savons que les mauvaises réponses qui y sont portées jusque-là nous conduisent tout droit à la barbarie.
Nous devons porter ces questions sans jamais les simplifier. Nous devons considérer les paradoxes et les difficultés qu’elles véhiculent, nous devons être exigeants envers nous-mêmes et ne jamais cesser de penser, même et surtout contre nous-mêmes.
II. Une hécatombe.
La situation, en ce début 2023, aux frontières extérieures espagnoles, et à la frontière Schengen, entre l’Espagne et la France, est catastrophique. Entre le mois de mai 2021 et le mois de juin 2022, dix personnes sont mortes entre Irun et Hendaye, à la frontière espagnole-française, car la police française en bloque l’accès. Les gens meurent là, loin des leurs. Nous remplissons des tableaux, sachant que nos chiffres sont collectés et nos tableaux composés à partir des informations que nous avons, et que nous tenons ces informations des familles qui cherchent leurs disparus, et des survivants qui arrivent à témoigner, ce qui est le moins facile du monde : être né pour la deuxième fois, être un survivant, et commencer sa nouvelle vie en partant et en parlant de la mort, qui accompagne et pèse, commencer sa vie en témoignant pour les morts, est le plus souvent impossible. En tout cas, c’est exceptionnel.
Parfois, quand l’expérience se raconte, elle déploie des histoires, des fictions, des rêves qui tournent sans cesse autour du trauma et de l’événement.
Tout ça pour dire que les informations que nous avons sont sans doute bien sous estimées. Et j’y insiste parce qu’on entend toujours parler des morts en Méditerranée et de la Méditerranée comme cimetière ou fosse commune. Ici, il est question de l’océan atlantique. De la mer d’Alboran, aussi, dans une moindre mesure. En fait, de la route espagnole. Très vite, sur l’historique de cette route, un portrait-robot : la route libyenne on en a entendu parler : esclavages, violences extrêmes. Une deuxième route se dessine en 2017-2018. 2017-2018 : c’est par Tanger, Nador, surtout, que les gens partent. Ils arrivent à Algésiras, Almeria. Puis cette route se ferme, il se trouve que j’ai connu un jeune homme (je le connaissais quand il était au Maroc) qui a pris le dernier bateau depuis les alentours de Tanger. Il s’appelle Moïse, parfois les histoires nous dépassent. Ce qui s’est passé, c’est que Gibraltar était un enjeu européen, le Maroc a reçu de l’argent européen, Frontex a été appelé ici, la frontière du détroit a fermé, parce que c’est possible, à cet endroit, de fermer. Un mot sur le statut spécial de Ceuta et Melilla, les enclaves espagnoles, prises d’assaut (si on peut dire, les seules armes sont des bâtons et des clous pour s’accrocher aux grillages) de temps en temps par les migrants, après des mois passés dans les tranquillos, c’est à dire les forêts et les lieux d’attente. Cette route est encore en vigueur, voir le désastre de Nador au mois de juin 2022, la tuerie, une centaine de morts, documentés par la BBC et les journaux espagnols, dont El Pais, qui ont fait un formidable travail d’enquête, qui malheureusement n’a quasiment pas été relayé en France[1]. Cela a été surtout sans conséquence sur la politique européenne et espagnole. Sanchez et Marlaska ont quand même dit que le travail de collaboration avec les Marocains avait été bon. 100 morts, de quoi se féliciter, en effet ! Que les morts aient été faits côté marocain - je ne sais pas qui peut penser que cela sauve l’honneur. Cela dit, les journalistes ont prouvé que des morts avaient été provoqués côté espagnol.
Bref, je reviens au moment, entre 2019 et 2020, où se ferme la route par Gibraltar et Nador, après un an d’intense activité. Les policiers marocains eux-mêmes déplacent les gens (puisque le grand sport de combat au Maroc - comme en Algérie - consiste à empêcher les Subsahariens de se déplacer et à les déplacer violemment dans le sud, après les avoir capturés dans les forêts, les appartements, sur les chantiers), les policiers marocains eux-mêmes, donc, commencent à déplacer les gens dans le Sahara occidental. Les gens travaillent à Dakhla dans les conserveries de poissons. La route de l’Atlantique est une vieille route. En 2006, on parlait de la crise des cayucos, c’était la route des Sénégalais et des Mauritaniens, ou des gens partis sur de grands bateaux de pêche depuis le Sénégal et la Mauritanie. Cette longue traversée se faisait dans de grands bateaux de bois, et c’étaient des pêcheurs qui savaient naviguer qui organisaient ces traversées. Autour de 2020, cette route se renouvelle, il faut dire que les accords de pêche entre les pays de départ et l’UE contraignent les gens à pêcher plus loin et plus mal : pourquoi pas, alors, aller jusqu’aux îles Canaries. Mais, à ces départs depuis le Sénégal et la Mauritanie, vont s’ajouter les départs depuis la côte du Sahara occidental, de Subsahariens comme de jeunes Marocains. Depuis Dakhla, Laayoune, maintenant Tan Tan. Moïse, le jeune homme, mineur, dont je parlais, avant de prendre un des derniers bateaux depuis Tanger en 2019 avait été, une première fois, de Tanger, renvoyé dans le Sud par les policiers marocains, qui ont contribué à lancer cette route atlantique. Chaque fois, sous pression européenne qui multiplie les envois de fonds au Maroc, ce qu’on appelle « des programmes de coopération à hauteur de 389 millions d'euros en appui au Royaume du Maroc afin de soutenir les réformes, le développement inclusif et la gestion des frontières et d'œuvrer au développement d'un partenariat euro-marocain pour une prospérité partagée », ce sont les termes de la Commission européenne, une route se ferme, une autre, plus dangereuse, s’ouvre.
Aujourd’hui, les sorties se font de Tan Tan. Avec un nombre de morts de plus en plus impressionnant, parce que ce sont des sorties en urgence, il n’existe pas de plan B pour les gens qui sont comme prisonniers au Maroc, l’OIM (Organisation internationale des migrations) ne prend plus les retours volontaires, les gens qui voudraient rentrer chez eux ne le peuvent pas, ou bien c’est très long (plus d’un an), et parfois il est moins coûteux sur tous les plans de faire le voyage de tous les dangers. Ces voyages : parfois bien sûr ils sont bien organisés, quand c’est possible ils le sont, quand il y a des connivences avec les garde-côtes marocains, c’est-à-dire quand les passeurs sont vraiment des passeurs, pas des escrocs, et quand les départs sont à petite échelle.
Il faut éviter de généraliser et de parler de réseaux de trafics humains, de criminaliser la figure du passeur – qui, la plupart du temps, est comme tout le monde, obéit à la loi de l’offre et la demande en contexte illégalisé, et préfère que ses clients soient satisfaits plutôt que le contraire.
Qu’est-ce qu’un passeur ? Quelqu'un qui fait passer, quelles que soient ses raisons (militantes et/ou marchandes, parfois les deux sont mêlées, parce qu’eux-mêmes sont des gens qui vont tenter l’aventure, qui sont partie prenante de l’aventure, comme on dit). Quelqu’un qui fait passer est quelqu’un qui est entre les mondes. Qui connaît celui-ci et celui-là. Le Maroc et l’Europe. La terre et la mer. Évidemment, c’est ça qui dysfonctionne : c’est rarement le cas.
En ces endroits de frontières, où tout est illégalisé, l’identité des personnes l’est. Le silence est de mise puisqu’il ne faut rien dire qui puisse mettre davantage en danger ou en risque la réussite du trajet, et que, d’autre part, tout est risque de mort. Mourir ou voir mourir. Ou faire mourir, pour ne pas mourir. Un survivant a vu mourir les autres, les siens, les proches, il se peut qu’il ait pris part ou qu’il pense avoir pris part, lui qui a survécu, à la mort de l’autre. En tout cas tout se passe comme s’il en portait la responsabilité. Victimes survivantes sont pris dans le silence, le tabou, des coupables. Même les victimes sont touchées, tachées à jamais par ce qui se passe dans cet espace flou et illégalisé de la frontière. Ce silence, ce tabou, cette tache se transforme parfois en récits. Ces récits n’ont rien à envier aux récits anciens d’aventures, de pirateries. Des figures légendaires apparaissent, empruntés à des mythologies communes (cosmopolitisme de la mythologie, sirènes, sorcières, sorciers). Tout cela est indicible sauf à faire fiction. Plus intéressant encore : même dans les milieux qui sont les nôtres, c’est-à-dire ceux qui comprennent qu’il n’y aura pas de sortie de crise sans acceptation d’un cosmopolitisme nouveau, ce qui se passe réellement aux frontières est indicible, parce qu’effrayant et contreproductif. De l’indicible en cours : c’est la preuve, s’il en fallait une, qu’on est en plein dans l’événement tragique. Plus tard, on rentrera dans les détails, c’est-à-dire dans ce qui a permis, structurellement, c’est-à-dire parce qu’est menée la politique la plus bête et criminelle du monde, de faire, à tous les endroits, de l’homme un loup pour l’homme.
Je crois qu’avant de dire un mot de nos façons de collecter les informations, je dois dire un mot de l’Espagne. Jusqu’en 2018 dans la loi et je dirais, dans les faits jusqu’en 2020, l’association d’Etat espagnole, de secours en mer, Salvamento Maritimo, dont les sauveteurs ne sont pas des garde-côtes, qui ne sont pas donc des militaires, intervenaient pour sauver les bateaux en perdition dans le détroit ou sur la route atlantique, même si ces bateaux étaient tout près des côtes marocaines, puisqu’elle n’était pas soumise aux règles militaires. Les accords entre l’Europe et le Maroc, l’Espagne et l’Europe, l’Espagne et le Maroc ont changé la donne. Depuis 2020, c’est au Maroc de sauver les gens en perdition dans les eaux marocaines. On voit bien au nom de quoi, pour le dire vite, l’Espagne a lâché le Sahara occidental, après que le Maroc a normalisé ses relations avec Israël. Pêche, souveraineté, tensions géopolitiques, realpolitik, dans le contexte de la guerre en Ukraine et de la peur du manque d’énergie, rapprochement américain dans les eaux espagnoles : les migrants sont une variable d’ajustement dans ce qui est un bras de fer entre l’UE et le Maroc. L’UE paie (389 millions d’euros en 2022), délocalisant sa frontière, et comptant sur le Maroc pour faire le travail. On dirait le sale boulot mais Marlaska et Sanchez ont dit le contraire. Comme avec la Turquie d’Erdogan, le calcul de l’UE est perdant deux fois, le Maroc laisse sortir quand et qui il veut. Ajoutons que la marine royale marocaine ne montre pas un grand empressement pour sauver les bateaux, nombreux, qui se retrouvent en difficulté souvent dès la deuxième vague.
Fin 2022, un voilier de plaisance a trouvé un homme, un seul, survivant d’un bateau perdu (introuvable) de 50 passagers, accroché, une nuit entière, à un morceau de plastique issu du bateau. Il a passé la nuit et une part de la journée suivante ainsi, dans les eaux froides atlantiques. Des bateaux passent parfois le cap de El Hierro, où les courants portent directement, sans sauvetage possible alors, jusqu’aux EU, des bateaux ont ainsi été trouvés sur les îles Tobago.
Nous préparons donc des tableaux puisqu’au départ du Maroc, nous savons depuis 2020 que de nombreux bateaux disparaissent, invisibles, anonymes, tant de jeunes Marocains que de Subsahariens. Après avoir essayé d’alerter les autorités marocaines, la seule chose qu’il était possible de faire, à notre échelle, était de collecter les informations concernant chacun des bateaux dont nous avions connaissance, donner les sources, le plus d’informations possibles, recueillies sur le net, sur les groupes de familles de personnes qui disparaissent ainsi en mer. L’ONG espagnole Caminando Fronteras parle de 11.000 disparus (on ne parle pas là des morts, c’est à dire des corps) sur la route espagnole : Atlantique et Alboran, depuis 2018. Ce sont des archives vibrantes dont le futur s’emparera.
3. Des questions nouvelles.
Je l’ai dit, le travail à mener, à mon sens, aujourd’hui, est de deux ordres : essayer de convaincre le plus largement possible que la politique actuelle nous conduit tout droit à une catastrophe (dont je rappelle qu’elle est en cours, quels que soient les mots dont on pense qu’il faille designer le désastre). Mais autre chose, à l’endroit même où nous nous tenons conscients du scandale : penser la difficile tâche du cosmopolitisme, qui ne consiste pas seulement à octroyer un droit de visite ni seulement à faire ce que nous sommes fiers de faire, accueillir l’étranger. Une personne accueillie n’est jamais un isolat, facile à caser quelque part, dans la catégorie du bouc émissaire ou dans celle du fétiche. Chacun et chacune arrive avec sa pensée du monde, ses habitudes, sa famille, son passé et son futur. Sa famille, même si elle n’est pas là. Sa foi. Sa communauté. Sa culture, si on veut. Penser chacun, c’est penser au singulier - le singulier avec la communauté, penser chacun dans et avec sa communauté, c’est à dire penser le collectif. Penser que l’autre, sur cette terre, n’est jamais un sans droit exclu de la parentalité, de la sociabilité. Penser comme ça déplace tout. L’autre est aussi légitime que moi. Que son histoire passée ait eu lieu sur ce bout de terre ou pas, à partir du moment où on pense que le sol est la propriété indivise de tous et qu’on peut s’y déplacer librement, autrement dit à partir du moment où on se situe dans un rapport cosmopolite au monde, peu importe. Même dans les milieux qui accompagnent les étrangers, penser ainsi n’est pas facile. Arrive toujours un moment de frontière : eux et nous. Celui qui doit faire des efforts pour s’intégrer, qui sera mieux accueilli s’il le mérite, celui qui peut se comporter aussi mal qu’il le souhaite, à qui son passé donne des droits.
L’enjeu est grand. Si nous pensons que X est seul, même quand nous nous battons pour l’accueillir ou faire tomber son OQTF[2], si nous n’accueillons pas avec lui sa façon d’être au monde (que nous ayons la même ou que nous la combattions), nous avons perdu la partie. Si nous pensons que sa forme de pensée doit être réformée autoritairement, parce qu’il ne partage pas les valeurs qui sont les nôtres (et que nous respectons surtout théoriquement ou encore, quand il s’agit justement de « lui »), nous avons perdu la partie. Il n’est pas question, à l’échelle des villes, des groupes, des collectifs, de perdre ses propres valeurs, pour lesquelles des luttes ont été menées, il est question de ne pas conditionner l’accueil à une vision commune des choses. Il est question de débattre, de combattre, de réfléchir, de comprendre, de négocier, de bouger sur ce terrain commun qu’est, non le sol du monde habité, mais le sol des idées et des positionnements. Si nous prônons le cosmopolitisme politique, il faut y travailler. Car « le peuple de l’accueil » n’est pas à l’abri d’un retournement de l’accueil en quelque chose qui ressemblerait à une entreprise coloniale à l’envers.
Je vais donner deux exemples. Chaque fois, les personnes engagées sont des groupes d’accueil, des volontaires de l’accueil, à divers niveaux : personnels, associatifs, institutionnels. Mais chaque fois la volonté est posée d’accueillir, et pour chacun, ici, il est évident que la fermeture des frontières est un piège qui tue le monde empêché, et abime en profondeur le monde qui empêche.
La première histoire concerne un jeune homme mort dans le fleuve la Bidassoa. Plusieurs fois ramené en Espagne par la police qui surveille les ponts, il a fini par ne plus essayer de passer sur l’eau, à pied ou en bus sur le pont minuscule qui sépare les deux pays, mais, comme d’autres avant et après lui, il a pensé qu’il pouvait franchir à la nage le fleuve. Il a été emporté. Son corps était à la morgue d’Irun et de nouvelles questions se posaient. D’abord, difficultés pour l’identifier, puisque la frontière illégalisée est un effaceur d’identité. Un anonyme est mort nulle part. Dans cet espace flou entre deux pays. Les raisons au nom desquelles le garçon avait été renvoyé en Espagne plusieurs fois alors qu’il aurait pu demander l’asile en France (c’est un droit, la France a signé la convention de Genève, et le règlement de Dublin, qui stipule qu’on doit demander l’asile dans le premier pays d’arrivée n’est pas contraignant), les raisons au nom desquelles il avait été renvoyé avant de se noyer n’ont jamais été signifiées par écrit, personne ne sait si elles respectaient le cadre légal, il y a fort à parier que non, aucun refoulement ne le respecte en cet endroit. Bref, la frontière le prive de son nom et de ses droits, de sa vie. Il est mort, donc. Il faut penser qu’il n’est pas arrivé seul, même s’il est isolé. Il est arrivé entouré de l’amour de ses parents. Quand, par les empreintes digitales, il est identifié, quand les parents sont retrouvés et prévenus, d’abord par les réseaux sociaux, puis par les autorités espagnoles, ils n’ont qu’une demande : que le corps soit enterré religieusement. Quelle est la place de l’autre, qui n’a pas de famille ici, dans un groupe, qui est un groupe religieux minoritaire, ou qu’on minorise. Les problèmes commencent. D’abord, il n’y a de place dans aucun cimetière. Ensuite, c’est la mairie qui possède le corps, pas une communauté religieuse. Il faut passer par tout un tas d’étapes contraignantes pour qu’un corps passé sous silence en un endroit passé sous silence, soit enterré au nom des siens. Il faudra aussi convaincre le fameux peuple de l’accueil que les droits des morts et des familles comptent. En effet, le peuple de l’accueil n’a pas la foi et trouve que c’est se compliquer beaucoup la vie que de tout faire pour qu’un jeune mort demeure dans la mort selon le rite de la foi de ses parents. Qu’il demeure avec les siens, dans l’éternité à laquelle se raccrochent ses parents, quel que soit le morceau de terre indivise qu’il a foulé pendant sa vie, est un combat important. Pour sa famille, son âme si on y croit, et surtout pour nous tous.
A côté de Cordoba, à Montilla, en Andalousie, un programme, issu de l’idée de quelques personnes volontaires et financé par l’union européenne, la municipalité de Montilla et le gouvernement d’Andalousie propose aux femmes migrantes un moment de repos avec leurs enfants. Le programme est pensé à partir de deux grands présupposés. Ou plutôt d’un présupposé et d’une loi. Le présupposé : les femmes migrantes, ainsi que leurs enfants, sont victimes de violences de genre. La loi : les femmes qui arrivent en Espagne accompagnées d’enfants doivent prouver qu’elles en sont les mères. La preuve est biologique. L’ADN doit être pris et comparé. En attendant la preuve, on craint la traite d’enfants, et on sépare les adultes des enfants, ce qui occasionne des drames. Le centre de Montilla vient pallier ce grave problème, et propose, d’une manière humanitaire, aidé par l’Europe, le gouvernement d’Andalousie et la municipalité, que les femmes, pendant ce temps de la preuve, se reposent dans un cadre idyllique. À noter dès lors que ce moment de repos n’est pas un moment de repos choisi. Ni même un moment de repos compris. C’est en 2018 que cette maison, de style andalou, construite en 2011 et mise au service d’une fondation privée (Arcoiris)[3] afin de recevoir des femmes engagées dans un processus de désintoxication, s’est mise à accueillir des femmes migrantes et les enfants qu’elles accompagnent, considérées victimes ou actrices de « traite ». Le lieu de repos qui n’est ni compris ni choisi se révèle vite être un lieu de contrôle (l’angoisse des tests ADN, la peur de perdre sa fille, son fils, parfois le fils ou la fille de sa soeur). C’est aussi, et je le constaterai, un lieu d’enfermement. En effet, la maison est construite, cela a été volontaire, au milieu des champs d’oliviers. Un portail la ferme, il faut en demander la clef, si jamais l’idée nous prenait de nous promener au milieu des oliviers. Si on voulait partir à Montilla, à pied, il nous faudrait plus d’une heure, si on savait s’orienter. Autrement dit, on nous trouverait, à découvert comme ça, tout de suite. Autrement dit, le lieu où on veut permettre aux femmes et aux enfants d’éviter la traite, pensé et financé au nom de la lutte contre la traite et contre les violences de genre, fait violence aux femmes. La traite d’enfants n’est pas, sur cette route du moins, une réalité : les faits sont têtus, depuis que les tests ADN sont pratiqués en Espagne, une immense majorité (98%) des accompagnantes sont les mères biologiques des enfants, les autres sont des soeurs des mamans ou des amies proches qui accompagnent un enfant qui n’a pas eu un visa alors que ses parents sont déjà installés dans un pays européen, en France notamment. Pourtant, le programme demeure. Il était une idée modèle, il défendait les droits des enfants et des femmes à qui on refusait que violence soit faite, mais il s’est transformé, depuis que les centres de premier accueil ne séparent plus, devant les statistiques des résultats des tests ADN, les femmes des enfants, en centre plus contraignant que ceux qui sont administrés par n’importe quelle autre entité. Le centre se dédie, obligeant les femmes à y rester plusieurs mois, à faire de la prévention anti violences de genre, sorte de néo-catéchisme occidental qui ressemble, au nom de la lutte féministe, à une grande infantilisation des femmes : elles perdent leur autorité sur leurs enfants, leur capacité à cuisiner comme elles le souhaitent (il faut manger européen), leur choix de hobby (il ne faut pas passer du temps sur le téléphone portable, on coupe donc le wifi), elles doivent aussi apprendre tout un tas de chorégraphies expliquant, gestes à l’appui, qu’il ne faut pas accepter d’un homme qu’il me touche ici, ou ici, si je ne le souhaite pas, qu’il ne faut pas donner une gifle à son enfant et enfin que les Européens trouvent tous complètement normal qu’un homme se marie avec un homme et une femme avec une femme, qu’il s’agit de penser, le plus vite possible, la même chose.
Le cosmopolitisme ne peut pas considérer que celui avec qui je partage la terre commune en sait moins que moi sur la manière d’éviter et d’interdire les violences et de faire évoluer les tabous par lesquels, selon des cadences différentes, chacun de nous, hélas, chacun des groupes humains, est pris.
[1] Voir Le Monde : https://www.lemonde.fr/international/video/2022/11/29/morts-de-dizaines-de-migrants-a-melilla-ce-qu-il-s-est-vraiment-passe-a-la-frontiere-entre-l-espagne-et-le-maroc_6152186_3210.html
[2] Obligation à Quitter le Territoire
[3] https://fundacionarcoiris.org/
A lire également : la recension de l'ouvrage de Marie Cosnay par Agnès Sinaï dans Reporterre ici