Pourquoi, malgré le rejet massif de la réforme proposée par le gouvernement Borne, y a-t-il toutes les malchances qu’elle finisse par s’imposer, à coup de 47-1 ou de 49-3 ? Dans un rapport de forces, le nombre, s’il n’est pas au service d’un objectif clair et commun, n’est jamais suffisant pour donner l’avantage. Or, aujourd’hui autant il est facile de comprendre l’objectif du gouvernement autant il est difficile de dégager une contre-proposition portée en commun par les oppositions.
Du côté gouvernemental, il ne faut pas se laisser berner par les apparences d’improvisations ou d’approximations qui ne sont que des leurres pour occuper l’attention. Que l’objectif soit « systémique » comme en 2019 ou « paramétrique » comme aujourd’hui, l’objectif réel reste le même, et il est bien formulé par Bernard Friot dans un entretien récent[1] :
« L’enjeu, pour la bourgeoisie, n’est pas de nous faire travailler plus longtemps, comme on l’entend parfois. La bourgeoisie capitaliste n’a pas besoin de travailleurs supplémentaires… En revanche, elle a besoin de travailleurs fragiles, pour pouvoir rémunérer le moins possible. C’est ça, l’objectif de la réforme des retraites. C’est d’augmenter le temps de fragilité des travailleurs sur le marché du travail. »
L’objectif – du néolibéralisme au service du capitalisme – c’est en effet la fragilisation des dominés. Avec un cran supplémentaire dans l’individualisation généralisée : il s’agit de faire de chacun le propre arbitre de sa fragilisation.
Ainsi, aujourd’hui, le double calcul par l’âge de départ (64 ans) et par le nombre d’annuités (43) met en place un effet de ciseau. A partir de 64 ans, mis à part ceux qui, bac+3 au mieux, auront eu depuis l’âge de 21 ans une carrière pleine, chacun devra individuellement choisir entre l’usure (physique et psychique) ou la décote. Et auparavant, le recul de l’âge de départ aura d’abord eu pour effet de renforcer le chantage à l’emploi pour les plus fragiles.
Quand on saisit cette logique[2], l’évidence n’aurait-elle pas dû conduire tous les opposants à la réforme à converger dans le sens exactement opposé à cette fragilisation : la consolidation par la solidarité ?
Or malheureusement, ce n’est pas du tout le cas. Le seul consensus entre les opposants porte sur le chiffon rouge agité par le gouvernement pour justifier l’impératif de la réforme, le financement : devant lequel ils oscillent entre la négation du problème et sa résolution par le choix d’augmenter les recettes plutôt que de baisser les dépenses.
Malheureusement donc, parce que la lecture des pancartes et des slogans dans les défilés révèlent de nombreux décalages : à l’intérieur du front syndical, entre syndicats et partis politiques, entre partis politiques, et surtout entre l’ensemble de ces corps intermédiaires et une grande partie des manifestants.
On peut faire l’hypothèse qu’aussi paradoxal que cela puisse paraître, gouvernement comme oppositions institutionnelles n’entendent pas que le fond de la contestation est un fond existentiel et qu’il porte sur une remise en cause de la centralité du travail.
Darmanin a beau jeu d’opposer la valeur (du) travail au droit à la paresse quand Fabien Roussel oppose la France du travail à la France des allocs.
« Métro-boulot-tombeau ». « La retraite on s’en fout, on veut plus bosser du tout ». « Nous ne crèverons pas au boulot ». « Retraite, quel projet ? Travailler ? Payer ? Vieillir pauvre et mourir ? » « Travail à perpétuité »…
Si les gens s’opposent à la réforme, c’est qu’ils ne se voient pas et ne veulent pas travailler jusqu’à 64 ans et plus.
Et voilà le fond de la question : le gouvernement dissimule son objectif (libéral) d’accentuer le devenir-jetable du travail derrière la promotion (productiviste) de la valeur (du) travail. Mais pourquoi se priverait-il d’abuser de cet affichage quand il sait qu’une partie de son opposition institutionnelle partage la même conviction favorable au « travail » ? Ce qui rend les deux parties sourdes au refus existentiel du « travailler plus » qui s’exprime dans les défilés.
En effet, une grande partie de l’anticapitalisme s’empêtre à vouloir défendre la « valeur travail » tout en défendant une critique de la marchandisation opérée par la « valeur-travail ». Et pourtant les critiques portées contre cette dissonance idéologique n’ont jamais manqué.
La controverse porte sur la source – anthropologique ou socio-historique – du travail. Sa résolution est d’abord une affaire de vocabulaire. Relisons André Gorz :
« La notion de travail est une invention de la modernité, plus exactement une invention du capitalisme industriel. Aussi longtemps que la production marchande était marginale, et que l’essentiel des besoins était couvert par l’autoproduction domestique et l’économie villageoise, […] le terme "travail" désignait non pas l’acte créateur ou productif mais l’activité en tant qu’elle était peine, désagrément, fatigue.[…] Ce n’est qu’au cours du XIXesiècle, avec l’apparition d’une classe d’ouvriers professionnels, que "travail" prend le sens d’activité créatrice, "poiétique" qui, façonnant la matière et maîtrisant la nature, est la source de toute richesse. Le concept moderne de travail représente donc une catégorie socio-historique, non une catégorie anthropologique. » (André Gorz, « La crise de l’idée de travail », Capitalisme, Socialisme, Écologie, Paris, Galilée, 1991, pages 111-113.)
Si cette analyse est particulièrement éclairante, c’est qu’elle rabat la question du « sens du travail » sur celle du sens du mot « travail ».
C’est presque avec ironie que Gorz enfonce le clou quand il aborde la revendication de la RTT. Car les partisans anticapitalistes de la « valeur travail » jouent « dialectiquement » sur deux tableaux à la fois[3] : s’ils dénoncent les formes capitalistes d’exploitation par le « travail », c’est au nom d’une émancipation par le « vrai travail » :
« Quel sens y a-t-il de parler de réduction de la durée du travail si le travail dont la durée est réduite est une "activité créatrice" au même titre que les "activités libres" […] ? La réduction de la durée du travail n’aurait-elle d’autre but que de nous permettre de consacrer au "travail" les heures libérées du "travail" et donc, en fin de compte, de ne pas réduire notre temps de travail ? » (Ibid., page 115.)
Insistons. Pour de tels défenseurs anticapitalistes du « travail », il faudrait valoriser le « véritable travail », qui se trouve être précisément celui que nous effectuons quand nous ne sommes pas… « au travail » !
Résolvons. Tous ces tours de passe-passe sémantique reposent sur une erreur de « catégorisation », qui consiste à faire passer une « espèce » pour un « genre ». C’est « activité » qui est le terme général, pas « travail ». Ce qu’on dit du travail comme genre, il faudrait le dire de l’activité : pour éviter de faire passer une catégorie historique pour une catégorie anthropologique.
Exemple de ce type de confusion : « Le travail est ce par quoi je me confronte au monde, à la résistance du réel, et me transforme »[4]. Si cette définition est valable pour le travail, c’est parce qu’elle est vraie pour toute activité, même quand ce n’est pas du travail. Elle est donc d’abord vraie pour l’activité en tant que telle : que ce soit dans une activité bénévole ou servile, gratuite ou rémunérée, je me confronte à la résistance du réel. Cette résistance, comme effort, peut aussi bien être vécue comme peine que comme satisfaction[5].
Mais alors, en tant qu’activité, quelle est la spécificité du travail ? Pour André Gorz, c’est d’être une activité où l’hétéronomie domine largement l’autonomie. Une activité est autonome quand elle est à elle-même sa propre fin (une praxis ). Dans une activité hétéronome, les tâches sont accomplies « comme des fonctions coordonnées de l’extérieur par une organisation préétablie, […] comme des rouages d’une grande machine (industrielle, bureaucratique, militaire) ». (André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Paris, Galilée, 1988, page 49.)
« L’hétéronomie ne peut, dans une société complexe, être complètement supprimée au profit de l’autonomie. Mais à l’intérieur de la sphère de l’hétéronomie, les tâches, sans cesser d’être nécessairement spécialisées et fonctionnelles, peuvent être requalifiées, recomposées, diversifiées, de manière à offrir une plus grande autonomie au sein de l’hétéronomie, en particulier (mais pas seulement) grâce à l’autogestion du temps de travail. Il ne faut donc pas imaginer une opposition tranchée entre activités autonomes et travail hétéronome, sphère de la liberté et sphère de la nécessité. Celle-là retentit sur celle-ci mais sans jamais pouvoir la résorber » (ibid., page 120).
En tant qu’espèce d’activité, tout travail peut donc comporter des moments de créativité et d’engagement : même dans l’activité la plus pénible, la plus subordonnée, la moins rémunératrice, on peut vouloir « bien faire ». Le travail est dans ce cas juste une cause occasionnelle de satisfaction, pas en tant que « travail » mais en tant qu’activité : voilà pourquoi il ne s’agit pas de faire du « travail » un invariant anthropologique.
Exprimé en termes gorziens, le refus existentiel de l’actuelle réforme, c’est donc le refus d’un allongement du travail hétéronome aux dépens des activités autonomes. C’est une question de temps, de temps libéré et il va y avoir un choix entre deux déterminations du temps[6].
Quelle pourrait alors être – dans la situation actuelle – une proposition de réforme des retraites en capacité de « bâtir la civilisation du temps libéré » qu’appelait Gorz. Là où la réforme prétend trouver dans le recul de l’espérance de vie une justification pour reculer l’âge de départ et augmenter le nombre d’annuités, il faut défendre l’inverse : le gain d’espérance de vie doit être un gain d’autonomie. Il faut en profiter pour allonger la durée des activités autonomes, telles que, précisément, la retraite les rend possibles.
Concrètement, cela implique de ne pas laisser le temps de vie libérée – la vie du temps libéré, la liberté de prendre le temps de vivre – se laisser raccourcir par les ciseaux de l’âge de la retraite et du nombre d’annuités.
64 ans – 43 annuités = 21 ans. Pour les uns, 64 ans signifieront plus de 43 annuités ; pour d’autres, les 43 annuités seront inaccessibles.
D’où une question simple : pour un gain d’autonomie, de quelle lame (temporelle) faut-il se libérer ? Celle de l’âge de départ ou bien celle des annuités ?
Que chacun imagine les deux possibilités, en prenant les chiffres proposés par LFI – 40 annuités et âge de 60 ans[7]- et en les appliquant à différents cas : carrière pleine dès 18 ans avec CAP, carrière hachée, conjoint.e au foyer, professeur à partir de 24 ans (bac+5 et 1 année pour réussir le concours), médecin, …
Suivant le principe gorzien qui accorde priorité à l’autonomie sur l’hétéronomie, alors c’est le principe des annuités qui doit disparaître pour laisser la place seule à celui de l’âge de départ. Pourquoi ? Parce que si nous prenons le cas de quelqu’un.e qui n’aurait jamais « travaillé » mais aurait toujours été « actif », pourquoi le priver de « retraite » ? Certes il n’a jamais cotisé mais qui aurait pu cotiser dans le monde du travail sans la « plate-forme invisible » (Christine Delphy, Françoise d’Eaubonne) de toutes les activités de la reproduction sociale ?
Pour être parfaitement cohérent, on voit même qu’il n’aurait jamais dû être privé de « revenu ». Et c’est avec ce genre d’évidence que Gorz était devenu un défenseur d’un « revenu inconditionnel suffisant »[8].
Ainsi un système de retraite basé sur la seule barrière de l’âge légal définirait une « retraite inconditionnelle » et on peut envisager qu’elle pourrait constituer une transition acceptable en faveur d’un futur « revenu inconditionnel ».
Car si le ciseau des annuités saute, alors à 60 ans, que l’on ait travaillé ou pas, le droit à la pension serait ouvert : inconditionnellement.
Et si le droit à la retraite ne dépend pas du temps de l’emploi alors il est juste que le montant non plus : d’où une pension d’un montant égal pour toutes et tous. Pourquoi les inégalités de revenu pendant le « travail » devraient se prolonger après, alors que les paramètres qui prétendaient les légitimer (diplôme, responsabilité, expérience) ne s’exercent plus ?
C’est là que la proposition d’une retraite inconditionnelle trouve toute sa portée : c’est que la reconnaissance sociale qu’il faut accorder à toutes les activités pratiquées par les retraité.e.s doit aussi être reconnue, à tout âge, à tous ceux qui, hors du « travail », n’en contribuent pas moins à l’entretien d’une société comme système de coopération.
Et c’est pourquoi il faut retourner l’objection : au lieu de se demander « et si personne ne travaille, qui paiera les retraites ? », il faudrait se demander « et si personne n'accomplissait la moindre activité hors travail, qui pourrait encore "travailler" » ?
C’est ce genre de questions qui pourraient opposer à la logique de fragilisation de la réforme actuelle une contre-proposition fondée sur la solidarité, sur ce qui fait la solidité d’une société juste.
Michel Lepesant, fondateur de la Maison commune de la décroissance (la MCD), https://decroissances.ouvaton.org/
[1] https://reporterre.net/Bernard-Friot-Avec-une-retraite-a-50-ans-plus-besoin-de-quemander-son-salaire
[2] Cette logique s’inscrit dans le combat entre individu et société. Pour le libéralisme, seul l’individu (et sa famille) existe, « la société n’existe pas ». Toute politique libérale a alors toujours pour objectif de saper les fondements de la vie sociale. C’est une stratégie sociocidaire d’effondrement : pour que ne restent en place que des individus juxtaposés, en concurrence généralisée, avec pour seul lien social le modèle du contrat.
[3] Il est facile de trouver chez les économistes d’Attac, J-M Harribey et Th. Coutrot en particulier, des argumentaires (croisés) en faveur de la « dualité du travail », du « double caractère du travail » (K. Marx), de la « double vérité du travail » (P. Bourdieu). Quand on s’interroge sur l’origine d’une telle facilité rhétorique, on peut faire l’hypothèse que le but recherché est de disposer d’une définition qui leur permette de voir dans le travail la seule source de la valeur ajoutée : « Tout le revenu global de la société vient du travail », ce qui leur permet par la suite de prétendre justifier économiquement – mais en réalité de façon seulement « comptable » – leur refus de toute forme de revenu universel. Notons juste que leur refus s’appuie sur la définition libérale – lockéenne, pour être explicite – du travail comme extraction de la valeur ajoutée. Ce qui n’est pas sans poser une interrogation sur la cohérence idéologique d’une telle utilisation quand on s’aperçoit qu’ils disposent d’une autre source, marxiste, en réalité hégélienne, et même « romantique », du travail comme transformation réciproque de l’esprit et de la matière.
[4] Christophe Dejours, dans un entretien, https://www.philomag.com/articles/loeuvre-dune-vie
[5] Voir en particulier les travaux de Maud Simonet sur ce qu’elle appelle – non sans ambigüité selon moi – le « travail bénévole ». Maud Simonet, Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, La Dispute, coll. « Travail et salariat », 2010. Quand le bénévolat devient travail, est-il encore bénévolat ?
[6] Au fond de toutes ces discussions, il y a une anthropologie du temps humain. Pas le temps abstrait et hétéronome du « travail abstrait », mais le temps concrètement vécu dans l’autonomie et la solidarité.
[7] André Gorz, « Bâtir la civilisation du temps libéré », le Monde diplomatique, mars 1993.
[8] Ces hypothèses laissent de côté la question du financement. D’abord parce qu’à gauche on sait qu’un budget s’équilibre aussi en augmentant les recettes et que de ce côté-là « il y a du grain à moudre ».
[9] Michel Lepesant & Baptiste Mylondo, Inconditionnel, Anthologie du revenu universel, Paris, Éditions du Détour, 2018, pages 174-183