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Poussée de décroissance dans le débat public

14 octobre 2022


Cet article a été publié le 14 octobre 2022 dans Libération, par Nicolas Celnik.
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Les ministres le promettent : l’appel à passer un hiver sobre en limitant la consommation d’énergie ne débouchera pas sur un futur décroissant. Mais cette notion, quelque peu déconsidérée jusqu’ici, intéresse les chercheurs et s’installe peu à peu dans les discussions.

«La sobriété énergétique n’est pas produire moins et faire le choix de la décroissance.» En présentant jeudi 6 octobre le plan gouvernemental censé permettre aux Français de passer l’hiver sans pénurie d’énergie, la Première ministre Elisabeth Borne a tenu à faire la distinction : non, la fermeture des robinets de gaz ou de pétrole ne nous conduira pas sur le chemin d’une baisse durable de la production économique. Si la ministre a dû clarifier, c’est que le mot «décroissance», banni du vocabulaire des ministres après avoir été un peu négligé dans le monde des écolos, se fraie peu à peu un chemin dans le débat public. Il est notamment porté par des chercheurs qui, modélisations à l’appui, voient la vie avec un PIB négatif comme un horizon économiquement réaliste et écologiquement souhaitable. La décroissance revient… mais jusqu’où ?

Pourquoi la décroissance gagne-t-elle en popularité ?

Il n’y a pas si longtemps, ils n’étaient encore qu’une poignée à l’affirmer : la crise environnementale actuelle est provoquée par la croissance économique. Produire plus de biens et de services, c’est utiliser plus d’énergie et de ressources, augmenter les besoins en énergie et en matières premières, et donc amplifier la dégradation du climat et des écosystèmes. Entre canicules, incendies et inondations, l’année 2022 semble ainsi donner raison à Serge Latouche, pionnier du mouvement décroissant en France, qui disait dans le Monde diplomatique il y a presque vingt ans : «L’inquiétante canicule de 2003 en Europe du Sud-Ouest a fait beaucoup plus que tous nos arguments pour convaincre de la nécessité de s’orienter vers une société de décroissance.» Les études économiques montrent que les tentatives pour découpler croissance et pollution sont pour l’heure infructueuses : décroître serait alors la seule option soutenable d’un point de vue écologique.

A ces circonstances climatiques s’ajoute un dynamisme de la recherche. «Il y a aujourd’hui plus de 600 articles scientifiques [publiés dans des revues à comité de lecture, ndlr] sur la décroissance, observe Timothée Parrique, chercheur en économie écologique à l’université de Lund (Suède) et nouvelle figure médiatique de la décroissance qui vient de signer Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (Seuil). Et près de la moitié d’entre eux a été publiée depuis 2019.» Les livres sur le sujet se multiplient eux aussi (1), et la décroissance infuse jusqu’au Japon où le Capital à l’époque de l’anthropocène de Kohei Saito a été un best-seller surprise – un manifeste qui appelle à la décroissance dans une perspective marxiste, décrivant le développement durable comme un nouvel «opium du peuple».

Là où les figures de proue du mouvement, à ses premières heures, étaient confinées à prêcher des convertis dans des colloques obscurs, elles accèdent à présent à de nouveaux publics. Timothée Parrique, qui dès la publication de sa thèse a été invité par des universités, des écoles d’ingénieur ou de commerce, et anime aujourd’hui des formations pour les hauts fonctionnaires, remarque que «les entreprises s’interrogent aujourd’hui sur la décroissance, le post-capitalisme, l’écoféminisme… On sent qu’il y a un désir collectif du plan B». Résultat : des institutions respectables s’emparent du sujet, que l’on pense au rapport du groupe III du Giec qui mentionne la décroissance à cinq reprises, ou à l’Agence européenne de l’environnement qui conclut que «la décroissance est une alternative qui offre des éclairages précieux par rapport à la conception classique de la croissance économique».

Que proposent aujourd’hui les «décroissants» ?

Divers dans ses diagnostics et dans les solutions proposées, le courant de la décroissance partage l’idée que le capitalisme tel qu’il va est le problème clé. Celles et ceux que le mot décroissance continue d’effrayer explorent une série de nouveaux termes : la «post-croissance», défendue notamment par la sociologue Dominique Méda ; la «doughnut économie», qui dessine au travers d’un graphique en forme de donut une économie comprise entre limites planétaires (le trou du dougnhut) et limites sociales (en dehors du doughnut) ; ou encore le «dé-développement» proposé par Aram Ziai dans Plurivers. Un dictionnaire du post‑développement (collectif, Wildproject, 2022).

A cela s’ajoutent des mesures concrètes. Un économiste comme Eloi Laurent, après avoir travaillé à de nouveaux indicateurs pour mesurer la richesse, propose à présent un mode d’emploi pour Sortir de la croissance (LLL, 2019). L’économiste détaille comment dépasser certains indicateurs de la discipline budgétaire (la règle du déficit budgétaire qui impose des politiques d’austérité, le PIB qui, selon son créateur Simon Kuznets, n’est pas adapté pour mesurer «le bien-être d’une nation», etc.) pourrait permettre de repenser de manière plus large une société qui poursuit un autre but que la production comme fin en soi.

A lire ces travaux, la décroissance fait moins figure d’utopie naïve et prend des allures d’horizon atteignable : «Pour répondre aux critiques adressées à la décroissance, certains économistes commencent à développer des modèles de macroéconomie écologique», constate l’économiste Hélène Tordjman, qui vient de succéder (avec l’historien François Jarrige) à Serge Latouche comme directrice de la collection «les Précurseur·ses de la décroissance» (Le Passager clandestin). Selon les calculs de Pierre Concialdi, économiste à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), la France produit près de 40 % de richesses de plus que ce qui serait nécessaire pour satisfaire les besoins des Français. Autrement dit, il n’y a pas besoin de plus d’argent, mais d’une meilleure répartition.

Cette façon de légitimer la décroissance par des analyses économiques et des modélisations est une nouveauté dans l’histoire de ce concept, qui a connu ses premières heures de gloire après 1968, et avec l’altermondialisme de la fin du XXe siècle. «Il y avait, à l’époque, l’idée que décroître était une manière de bien vivre, d’adopter une sobriété heureuse, épicurienne ; il y avait une dimension festive dans le fait d’annoncer qu’on n’allait pas perdre sa vie à la gagner, remarque Agnès Sinaï, cofondatrice de l’Institut Momentum, un groupe de réflexion sur la décroissance. Les nouvelles réflexions sur la décroissance sont plus portées sur la dimension économique, au risque parfois d’adopter un langage trop économiciste.»

La décroissance séduit-elle hors du monde écolo ?

Si les chercheurs se passionnent pour le sujet, et que des militants en font des expérimentations concrètes dans les ZAD, force est de constater que les politiques, eux, se montrent plus timides. Delphine Batho, qui en a fait la pierre angulaire de son programme, n’a pas remporté la primaire d’EE-LV qui lui aurait permis de la défendre lors de la présidentielle. Pour l’heure, les élus se rangent plutôt derrière un discours à la Bruno Le Maire, ministre de l’Economie : «Si vous avez de la décroissance, vous aurez moins de richesse, et vous aurez plus de pauvres. Ou alors il faut appauvrir tout le monde avec une logique égalitaire qui n’est pas la mienne.» Pour Timothée Parrique, si les politiques le refusent, c’est justement parce qu’il force à discuter de sujets que l’on évite en parlant d’économie verte – les inégalités de richesse, le capitalisme ou l’impossible découplage entre production de richesse et pollution. La décroissance serait donc plus à même d’effectuer ce «travail de démolition conceptuelle» que des mots comme «sobriété». En plus d’être un mot «obtus» (dont il est difficile de détourner le sens, contrairement à la «sobriété» à laquelle on peut donner mille significations) comme le disait le philosophe Paul Ariès, il s’agit donc aussi d’«un mot obus, tout indiqué pour démolir un système», espère Timothée Parrique.

Mais le concept est-il assez puissant pour emporter les foules ? Pour le philosophe Dominique Bourg, «le fait est qu’aujourd’hui on n’envisage pas de décroître par plaisir mais par contrainte, donc il est difficile de susciter un engouement populaire autour d’un tel programme». Le philosophe s’est lancé dans l’arène politique en conduisant la liste Urgence écologique aux élections européennes de 2019, et s’y est cassé les dents – ne remportant que 5,75 % des votes exprimés. «Le coût politique pouvait être un frein jusque-là, remarque Dominique Bourg. Mais il me semble qu’au vu des circonstances, il deviendra fédérateur de rappeler qu’une dynamique de décroissance s’accompagne d’un resserrement drastique des inégalités – autrement dit, qu’un programme de décroissance est un programme de justice sociale.»

(1) A la rentrée 2022, en plus du livre de Timothée Parrique : la Décroissance et ses déclinaisons (éditions Utopia, 2022), ou Faut-il attendre la croissance ? de Dominique Méda et Florence Jany-Catrice (Documentation française, 2022), on trouve chez les Anglo-Saxons : The Future is Degrowth. A Guide to a World Beyond Capitalism, de Matthias Schmelzer, Andrea Vetter et Aaron Vansintjan (Verso, 2022).