Nos modes de vie sont encastrés dans un système économico-territorial organisé autour de la voiture, qui est problématique. Ce système n’est pas soutenable, mais comment en sortir ? Nous sommes confrontés à un chantier d’une ampleur sans précédent : réduire de 55% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 au niveau européen si l’on entend respecter l’Accord de Paris sur le climat. L’enjeu de l’étude prospective sur le rationnement de la mobilité carbonée (2021), réalisée pour le compte du Forum Vies Mobiles, consiste à évaluer la faisabilité, à l’échelle de la France, d’une politique de rationnement des déplacements les plus émetteurs de CO2. Peut-on substituer des critères politiques aux critères économiques qui régulent nos pratiques quotidiennes ? L’enjeu est d’organiser démocratiquement l’ajustement des pratiques sociales aux limites physiques plutôt que d’organiser le rationnement dans l’urgence en pleine crise plus grave encore.Le monde dans lequel nous vivons a été transformé par la vitesse. Notre système de mobilité a été bouleversé au XXe siècle et nous nous déplaçons toujours plus vite. Les vitesses absolues ont augmenté de manière spectaculaire avec la révolution industrielle. Ainsi, avec l’arrivée du chemin de fer, la vitesse du voyage Paris-Marseille a été multipliée par 24.
Aujourd’hui en ville on circule entre 4 et 40km/heure en moyenne (maximum 30km/h à Paris désormais) selon que l’on marche ou que l’on utilise une voiture, entre 60 et 130km/h en dehors des villes en train ou en voiture, et entre 200 et 900km/h pour passer d’une métropole à une autre en train ou en avion. Cela donne une idée de la capacité incroyable d’aller vite désormais. Cette accélération s’accompagne d’une démocratisation de l’accès à la vitesse. Ce qui était l’apanage d’une minorité va se généraliser après la seconde Guerre mondiale. Entre 1970 et 2017, le coût relatif d’un kilomètre parcouru en automobile a été divisé par quatre. À l’échelle mondiale, la population augmente et l’accès à la mobilité rapide également.
Des modes de vie plus intenses
On parcourait quatre kilomètres par jour en France il y a deux siècles, on en parcourt 60 aujourd’hui, soit 15 fois plus, d’après l’enquête réalisée par le Forum Vies mobiles en 2019 et publiée en 2020
[1]. En moyenne, un Français se déplace 10 heures par semaine et parcourt 400 kilomètres , soit l’équivalent d’une journée et demie de travail et d’un trajet Paris-Nantes chaque semaine. Cette enquête révèle que 40 % des Français en emploi sont mobiles dans le cadre de leur travail , qu’il s’agisse de travailleurs mobiles (chauffeurs de bus, livreurs, etc.) ou de personnes ayant des déplacements professionnels à réaliser quotidiennement ou presque (dépanneurs, aides à domicile, commerciaux, etc.).
La vitesse des nouveaux modes de transport est directement réinvestie dans les distances parcourues. La vitesse a en fait permis un étalement de nos activités dans l’espace. Ceci est vrai pour la mobilité du quotidien : travailler, faire ses courses, se divertir, ... Mais aussi pour les loisirs et les vacances : partir loin, souvent, pour de courtes durées. La vitesse permet ainsi d’effectuer des aller-retours rapides et relativement lointains chaque jour pour le travail, voire chaque semaine, les week-ends pour les loisirs dans une résidence secondaire , en famille , pour du tourisme urbain a l’étranger. Ces comportements sont caractéristiques des modes de vie contemporains, contrairement aux périodes précédentes où les mobilités longues distances étaient bien souvent irréversibles.
La mobilité réversible permise par la vitesse est un levier efficace pour préserver des ancrages locaux (vie de famille et amicale, stabilité du parcours scolaire des enfants, stabilité du logement) tout en permettant de pratiquer des activités spatialement dispersées (travail, loisirs, etc.). Une des conséquences majeures de cette situation est l’intensification du nombre d’activités pratiquées dans le temps de vie disponible : on dispose de 24h par jour et pas plus. Nos vies sont extraordinairement intenses.
Autosolisme, dépendance et fatigue : la mobilité comme injonction
Aujourd’hui la voiture s’est tellement démocratisée dans des pays comme la France qu’elle représente plus de 70% des kilomètres parcourus chaque année ! Le taux d’occupation est de 1,2 en moyenne et 1 ,04 en Ile-de-France : il n’a pas cessé de baisser. On est dans l’autosolisme.
C’est une incroyable liberté bien sûr, un moyen de s’émanciper et d’accéder à de nouvelles opportunités, mais c’est aussi un outil dont on devient dépendant : comment se passer de sa voiture quand on habite loin des services élémentaires ou loin de son travail ? De fait, nos territoires, nos activités et nos rythmes de vie ont été organisés autour de la voiture et de son usage. La Charte d’Athènes (Le Corbusier) préconise une sorte de division du travail appliquée à l’espace : on distingue zones d’habitation, de travail, de loisir, etc, reliées par des flux hiérarchisés du cheminement piéton à l’autoroute.
De fait, aujourd’hui, routes, autoroutes, parking, ponts, échangeurs autoroutiers ont redessiné les villes et les territoires et redéfini leurs usages. Nous sommes habitués à la vitesse et à la souplesse de la voiture qui a effectivement contribue à remodeler les territoires en permettant une séparation effective des activités dans l’espace (avec les centres commerciaux d’un côté, les zones de bureau de l’autre et les logements encore ailleurs) et nous en sommes devenus dépendants ! Pour la même superficie que l'Espagne, la France a six fois plus de routes en kilomètres, pour la même population que la Grande Bretagne deux fois plus de routes, et si on prend en considération la densité du réseau routier par habitant, deux fois plus que l'Allemagne, l'Italie et le Royaume-Uni.
La mobilité est désormais définie comme un droit et comme une norme. Elle est pensée d’abord comme un droit essentiel pour accéder au travail, à la santé, aux loisirs... Le droit à la mobilité est inscrit dans la Charte internationale des droits de l’Homme, la loi d’orientation des transports intérieurs (LOTI), la mobilité c’est le droit de tous les droits (François Ascher). La mobilité est aussi devenue une injonction, une sorte de norme valorisée qui englobe la mobilité sociale. Elle est également valorisée à l’échelle européenne : la libre circulation au sein de l’espace Schengen est un marqueur de l’identité européenne, le développement de programmes comme Erasmus favorise la mobilité internationale et la banalise. L’Union européenne soutient massivement le développement de nouvelles infrastructures de transport partout en Europe. Nous vivons dans un monde où aller toujours plus loin, plus vite et pour de moins en moins cher est devenu une norme.
Pour autant, huit personnes sur dix veulent ralentir
[2]. Et les individus aspirent à vivre en plus grande proximité. La vitesse contribue à notre mauvaise santé : nous n’avons jamais aussi peu bougé que depuis que nous nous déplaçons aussi vite ! Il y a aussi les problèmes liés à la pollution, les nuisances sonores, et enfin la fatigue, le stress voire le
burn-out !
Et notre mobilité s’en trouve finalement toujours plus carbonée.
La Stratégie nationale bas carbone (SNBC) en France vise la neutralité carbone à l’horizon 2050. Le secteur des transports, responsable de 30% des émissions de CO2 en France doit être mis à contribution (20% des émissions de CO2 en France proviennent de la mobilité des personnes). C’est le seul secteur qui a vu augmenter ses émissions depuis 1990. Toutefois il est important de comprendre que ces émissions sont très fortement inégales, selon les revenus . En 2008, en France, les émissions de CO2 du dernier décile ( celui percevant les revenus les plus élevés ) sont un peu plus de cinq fois plus élevées que celles du premier décile de revenu ( cf graphique plus bas).
En résumé, nos modes de vie sont encastrés dans un système économico-territorial organisé autour de la voiture, qui est problématique. Ce système n’est pas soutenable, mais comment en sortir ?
Des politiques de transition conservatrices
L’ONU définit trois leviers pour décarboner la mobilité : éviter les déplacements (avoid), transférer les déplacements carbonés vers d’autres modes (shift), améliorer la technologie (improve) pour augmenter l’efficacité des véhicules (carburants, moteurs, passage à l’électrique).
Il se trouve qu’à l’international, le levier qui écrase les autres est celui de l’innovation technologique. En France, on envisage le futur à l’aune du passé, on reste dans un monde dominé par la voiture. De fait, la France mène une politique de décarbonation des transports qui vise à maintenir le régime de vitesse. Résultat ? Les émissions continuent à augmenter, contrairement à celles des autres secteurs économiques : +11 % depuis les années 1990. Et sur la période 2015-2018, les émissions de gaz à effet de serre des transports dépassent de près de 10 % les objectifs fixés par la SNBC en 2015. Pour rappel, l’empreinte carbone moyenne d’un français est de 10 tonnes de CO2 équivalent (CO2eq) (sans compter une grande part des émissions importées), et l’objectif est de la diminuer à maximum 2 tonnes de CO2eq/an : l’effort est gigantesque.
Source : Stratégie nationale bas carbone 2
Rappelons que l’effort ne sera pas le même pour tout le monde car nous sommes très inégaux en termes d’émissions de CO2 liées à la mobilité selon notre niveau de revenu (graphe).
A l’international, 80 % des politiques menées pour limiter les émissions de CO
2 liées au transport misent sur l’amélioration de la performance de la voiture ou de son carburant
[3].
Cet accent mis sur l’amélioration est encore plus net dans la Stratégie nationale bas carbone française. Les pouvoirs publics et l’industrie se concentrent ainsi sur le passage à l’électrique, voire la voiture autonome, et cherchent de cette manière à assurer la « croissance verte » du secteur.
Pourtant, ces politiques sont peu, voire pas efficaces. En effet, pour que le véhicule électrique (VE) soit plus écologique que le véhicule thermique, il faudrait que de nombreuses conditions soient réunies : production et circulation du véhicule grâce à une énergie décarbonée (et non pas d’origine fossile), taille et durée de vie de la batterie optimisées, longévité et intensité suffisantes de l’utilisation. Un véhicule électrique de petite taille devient moins émetteur de CO2 qu’un véhicule thermique à partir de 30 000 ou 40 000 kilomètres parcourus. L’impact de fabrication des batteries constitue une dette écologique intiale. Les grosses VE comme les Tesla risquent de ne jamais rembourser leur dette écologique initiale en raison des process de production de leurs grosses batteries. En attendant la concrétisation de l’« Airbus des batteries » lancé au niveau européen, l’immense majorité d’entre elles reste produite en Asie dans des usines alimentées au charbon. Les gros modèles électriques dotés de lourdes batteries qui assurent une forte vitesse d’accélération et permettent de partir en vacances avec 500 kilomètres d’autonomie ne sont pour l’instant pas viables écologiquement.
De plus, cette analyse ne prend pas en compte l’effet rebond que peut induire l’adoption du véhicule électrique, comme on a pu le constater en Suède et en Norvège, où leurs possesseurs ont tendance à remplacer certains de leurs déplacements à pied ou en transport en commun par un trajet en voiture. Aussi indispensable soit-il, le passage à la (petite) voiture électrique ne peut donc être une panacée. On reste dans un système automobile, avec priorité à ce mode de déplacement sur les autres.
Le levier du report modal : insuffisant et pas assez massif
Des sommes considérables sont investies dans les transports en commun pour des résultats insuffisants. Les systèmes soutenus par le gouvernement de type covoiturage, autopartage, vélo peinent encore à représenter une part importante des kilomètres parcourus. La marche n’est pas considérée. Finalement, l’analyse de l’impact des politiques publiques environnementales menées en France depuis 1960
[4] montre que les différents facteurs qui conditionnent la décarbonation ( amélioration de l’efficacité des moteurs, décarbonation de l’énergie , transfert modal, nombre de personnes dans les voitures ) se compensent
[5]. Ce qui l’emporte, c’est qu'on se déplace de plus en plus. Miser sur le seul levier technologique est à peu près sans effet en regard de cette cause majeure de l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre : l’augmentation du nombre et de la distance des déplacements motorisés. La courbe des émissions de CO
2 suit de très près celle de l’augmentation des déplacements en termes de kilomètres parcourus.
Cela montre qu’il faut absolument agir sur le volume de déplacement si l’on veut réellement atteindre les objectifs de réduction de l’empreinte carbone à l’horizon 2030 et 2050. Or la question du « avoid » (éviter) est écartée par les pouvoirs publics.
Autrement dit, le meilleur déplacement, c’est d’abord celui que l’on n’effectue pas et ensuite seulement celui que l’on peut effectuer par des modes moins ou pas carbonés. À titre d’exemple : des chercheurs ont calculé qu’en Grande-Bretagne où les politiques de décarbonation des mobilités sont également centrées sur l’électrification du parc automobile, il faudrait réduire de surcroît de 40 à 60 % le nombre de kilomètres parcourus en voiture pour atteindre effectivement les objectifs de l’Accord de Paris.
Le rationnement : une alternative acceptable ?
En France, les politiques commencent à réfléchir à limiter la quantité déplacements carbonés. De manière générale, on dispose de trois instruments pour agir et faire évoluer les pratiques à l’échelle de la société :
- La réglementation: on interdit ou on autorise (de prendre l’avion par exemple)
- La fiscalité: on taxe plus ou moins certaines pratiques, la taxe carbone ayant été rejetée par les Gilets Jaunes dont le mouvement s’est incarné sur les ronds points… Lors de la Convention citoyenne pour le climat, on a assisté à un grand moment où une économiste est venue expliquer qu’on s’y était mal pris en raison de l’absence de mesures pour les plus modestes. Elle n’a pas pu terminer sa présentation ! Car la taxe carbone est inéquitable et inefficace parce qu’elle a peu d’effets sur les modes de vie des plus riches[6], pourtant les plus polluants.
- Les quotas: des crédits carbone, ou bien un quota fixe impossible à dépasser : il s’agit du rationnement. Le crédit carbone (appelé aussi quota, ou rationnement du carbone) consiste à distribuer un droit d’émettre selon des critères définis collectivement et démocratiquement, afin d’atteindre les objectifs de neutralité carbone en 2050, tels qu’ils sont fixés en France par la Stratégie Nationale Bas Carbone. Ce crédit indiquerait que le critère autorisant à émettre du CO2 n’est plus seulement la capacité de consommation (pouvoir d’achat des ménages, ressources des entreprises…), mais d’abord les limites planétaires.
Le rationnement, un mécanisme de régulation politique
Selon la sociologue Mathilde Szuba, le rationnement est une mesure politique plutôt qu’économique : une organisation collective de la sobriété. A-t-on vraiment le choix ? Nous sommes confrontés à un chantier d’une ampleur sans précédent : réduire de 55% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 au niveau européen si l’on entend respecter l’Accord de Paris sur le climat.
- « Le rationnement peut être décrit comme une organisation collective de la sobriété, dans la mesure où il consiste à organiser le partage des efforts de réduction des consommations. Il s’agit d’une mesure politique, dans la mesure où le rationnement consiste, après avoir évalué les ressources disponibles, à organiser leur répartition selon des critères politiques (un quota limité mais garanti pour chacun) plutôt qu’économiques (à chacun selon ses moyens). » (Mathilde Szuba, Quotas individuels de carbone)
Le cas de Lahti en Finlande
La Ville de Lahti (80 000 habitants) en Finlande a mis en place la première expérimentation de rationnement du carbone émis par les déplacements des habitants. Chaque habitant volontaire pour faire l’expérimentation s’est vu attribuer un budget carbone qui diminuait proportionnellement aux émissions de carbone liées à ses déplacements. Pour la mettre en œuvre concrètement, la ville s’est associée à des chercheurs et des entreprises chargés de développer une application mobile permettant à chaque utilisateur de gérer son budget carbone, en mesurant et en déduisant les émissions liées à chacun de ses déplacements quotidiens (le « Personal Carbon Trading »).
Le plafond à ne pas dépasser en valeur absolue a été déterminé par la ville, d’après les émissions moyennes des habitants et les objectifs de réduction adoptés. Dès le début de l’expérimentation, le budget carbone hebdomadaire individuel moyen visait une réduction de 20% par rapport aux émissions moyennes d’un habitant de Lahti pour ses déplacements : soit 17 kg de CO2 par semaine (et jusqu’à 22 kg pour ceux qui bénéficiaient d’un surplus). Le budget carbone des participants était progressivement réduit au fur et à mesure du temps, pour atteindre en fin d’expérimentation une réduction de 25%.
L’application a été utilisée régulièrement par un maximum de 350 utilisateurs. L’équipe projet considère que, pour une expérimentation, et pour une ville moyenne comme Lahti, c’est un bon résultat. C’est surtout dans les classes d’âge les plus jeunes qu’ont été recrutés les volontaires, l’application n’étant peut-être pas très accessible aux plus âgées. La Ville a aussi eu le sentiment qu’une partie des habitants était réticente à confier ses données personnelles, malgré la garantie apportée de respecter les directives européennes sur le sujet.
Des critères de justice sociale
Le Forum Vies Mobiles s’est intéressé à la possibilité de la mise en place d’un tel système pour gérer les déplacements carbonés et mène plusieurs travaux sur le sujet. L’enjeu de l’étude prospective sur le rationnement de la mobilité carbonée (2021), réalisée pour le compte du Forum Vies Mobiles
[7] par l’Atelier du Master « Approches interdisciplinaires des énergies de demain » de l’Université de Paris sous la direction de l'historien des transports Arnaud Passalacqua, consiste à évaluer la faisabilité, à l’échelle de la France, d’une politique de rationnement des déplacements les plus émetteurs de CO
2, c’est-à-dire ceux effectués en voiture et en avion, en vue d’atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050 fixé par la Stratégie nationale bas carbone, selon des critères de justice sociale.
Égalitaire :
- En faisant le choix d’allouer à chacun, quels que soient ses revenus, le même droit à émettre en se déplaçant, le rationnement des déplacements carbonés se veut plus juste que la taxe carbone. Cette politique fait porter l’effort principal sur les personnes dont le mode de vie est le plus émetteur, autrement dit celles dont le pouvoir d’achat est le plus élevé. Rappelons que 40% des Français n’ont jamais pris l’avion, 30% ne le prennent pas plus d’une fois par an et seulement 15% le font plusieurs fois par an[8].
- En France ce qui est le plus déterminant en termes d’émissions de CO2 c’est le niveau de revenu, bien avant les autres variables : lieu de vie, accès aux transports, ...
Lisible :
- La définition d’un seuil identique d’émissions de CO2 à ne pas dépasser rend concret et partagé l’effort collectif à fournir pour lutter contre le réchauffement climatique, contrairement à la taxe carbone qui n’impose pas de plafond, ne garantit pas de réduire les déplacements carbonés et dont l’impact et l’affectation des recettes sont difficilement perceptibles par les citoyens.
Pratique :
- Le rationnement est particulièrement adapté à la limitation des déplacements carbonés dans la mesure où il peut s’appuyer sur un système de contrôle préexistant puisque la distribution du carburant et la gestion des places sur les vols aériens sont déjà encadrés par les autorités publiques. Ces marchés ne se prêtent pas aisément à l’autoproduction (essence) ni au marché noir de leur distribution (billets d’avion nominatifs). A noter que pour une mise en œuvre réaliste, le scénario n’a pas pris en compte les vols internationaux.
Temporaire :
- En se focalisant sur les émissions directes liées au déplacement (achat de carburant ou de billets d’avion), par construction, il ne vise pas à limiter les émissions indirectes comme celle liées à la production des véhicules et ne se justifie que tant que la flotte en circulation est essentiellement thermique. Nous avons lancé un autre travail avec des étudiants pour aller plus loin et viser également les émissions indirectes. J’en dirai un mot plus tard.
- Dès lors qu’on a trouvé un nouvel équilibre on peut abandonner le système quota / il tombe par lui-même.
Est-ce réduire la liberté des individus ?
Il y a la liberté formelle et la liberté réelle dans une société néolibérale : nous ne sommes dans les faits pas tous libres de faire ce que nous voulons. Aujourd’hui un critère important limite nos actions : les revenus. C’est une forme de rationnement subi chaque mois par ceux qui ont un revenu qui ne leur permet pas de se déplacer comme ils le souhaiteraient. Rappelons que les plus riches sont ceux qui se déplacent le plus vite ou encore qui prennent le plus l’avion. Plus généralement , les choix politiques peuvent venir limiter le principe de liberté : il y a une obligation de mettre ses enfants à l’école à partir d’un certain âge, de payer des impôts, de conscription en tant de guerre, autant d´obligations qui limitent notre liberté au nom d’autres principes ou circonstances. L’on peut penser que la lutte contre le changement climatique pourrait légitimement en faire partie.
Dès lors, peut-on substituer des critères politiques aux critères économiques qui régulent nos pratiques quotidiennes ? Le rationnement est une façon de garantir la liberté politique. L’enjeu est d’organiser démocratiquement l’ajustement des pratiques sociales aux limites physiques plutôt que d’organiser le rationnement dans l’urgence en pleine crise plus grave encore. Pour en renforcer l’équité et l’acceptabilité, le quota alloué à chacun pourrait être modulé en fonction de la taille des ménages, du type de territoire habité (les habitants de la campagne auraient plus de quotas que les citadins), des situations qui nécessitent de se déplacer beaucoup (recherche d’emploi, problème de santé,…).
Comment fait-on concrètement à l’échelle de la France ?
La mise en œuvre d’un rationnement des déplacements carbonés serait facilitée par l’adoption de règles de gestion et d’instruments de contrôle peu nombreux et souples, indispensable pour en éviter la bureaucratisation :
- L’allocation des quotas carbone individuels gagnerait à être centralisée dans une agence nationale publique.
- Ils pourraient être crédités sur une carte magnétique personnelle de type carte bancaire, à présenter pour acheter du carburant et/ou des billets d’avion pour les vols intérieurs et débités au fur et à mesure de la consommation des émissions correspondantes.
Après une période de test (année blanche de distribution des quotas à hauteur des émissions de départ), permettant à chacun de s’adapter au mieux, le rationnement pourrait être déployé progressivement en commençant par :
- les déplacements réalisés dans le cadre du travail (professionnels et domicile-travail), pris en charge dans le quota des employeurs, avant de toucher les déplacements à caractère personnel, les déplacements en avion, moins indispensables à la vie quotidienne, étant ciblés avant les déplacements en voiture thermique.
- Cette progressivité donne le temps aux politiques publiques et aux individus de s’adapter.
Rationnement pour les entreprises également
Cette nouvelle donne s’imposerait aussi aux entreprises qui devraient prendre en compte cette limite concrète pour penser l’organisation des déplacements domicile-travail et liés aux activités professionnelles.
Après une période blanche et une estimation des émissions carbone de chaque entreprise, les voitures professionnelles seront rationnées par l’attribution de quotas aux employeurs qui vont se charger de s’organiser avec leur personnel (par une distribution par employé ou par service) et de transformer leurs pratiques et leurs flottes de véhicules.
Cela concerne des voitures de fonction qui allient des déplacements professionnels et personnels et vise la couche sociale qui parcourt plus de kilomètres. Sont également concernées les voitures de service qui sont déjà rationnées dans une certaine mesure, puisqu’on ne doit les utiliser que dans le cadre du service.
Le rationnement des déplacements professionnels, pour être efficace, doit également prendre en compte les déplacements domicile-travail. Ce déplacement sera estimé sur la base de la distance entre le domicile et le travail et reposera sur l’entreprise (et non sur l’employé).
Un marché de quotas à échanger ?
L’achat et la revente de quotas manquants ou en surplus pourrait faciliter certaines situations imprévues, mais le faible prix actuel du carbone lui ôte tout impact en matière de redistribution. Une limite de rachat de quotas doit également être fixée pour s’assurer que le système reste équitable.
La nécessaire et radicale modification de nos pratiques de déplacements
Dans notre étude, il apparaît que selon les profils, les individus les plus émetteurs seront touchés en premier mais dans tous les cas, au final, tout le monde devra revoir son mode de vie.
À titre d’exemple :
- dans les profils testés, un cadre moyen comme Sylvain se déplaçant régulièrement pour son travail (en voiture et en avion) sera obligé de réduire ses émissions de carbone de 6% dès 2030, de plus de 40% en 2040 et de 97% en 2050 passant de 3,1 t de CO2 en 2021 à 0,1 t CO2 en 2050. Une évolution complète de ses déplacements pour le travail est nécessaire. Il faudra limiter les déplacements domicile-travail en privilégiant le télétravail ou en covoiturant. Il devra arrêter de prendre l’avion en 2040 et, à terme, déménager ou acheter une petite voiture électrique.
- Autre exemple, celui de la mobilité personnelle d’Anaïs, étudiante en 2021. On constate qu’en 2030 et 2040 elle n’aura pas besoin de réduire ses déplacements carbonés déjà très limités, à peine 0,2 t CO2 en 2021. Malgré tout, elle devra faire un effort important à horizon 2050 en réduisant de 83% ses émissions. Cela veut dire concrètement qu’à l’issue de ses études, elle devra conserver un mode de vie sobre en CO2 . Pour cela, elle devra favoriser des destinations proches de son lieu d’habitation pour les vacances ou choisir des modes de déplacement, peut-être plus lents, mais décarbonés : réseau européen de train, train de nuit, ... Pour ses déplacements quotidiens, si elle a besoin d’une voiture, elle devra privilégier les services de covoiturage ou acheter un petit véhicule électrique.
Intérêts et limites du rationnement
Intérêts :
- Bascule vers un monde où les limites sont explicites
- Rend visible l’ampleur des évolutions à mettre en œuvre
- Explicite les choix à faire et à discuter démocratiquement
- Équité sociale
- Politique transversale
- Permet de dépasser la simple logique de marché, inefficace
Limites :
- Difficile établissement des limites géographiques du dispositif
- Risque d’ingérence trop importante de l’État dans la vie privée et gestion complexe des critères
- Difficulté à comptabiliser les cycles de vie des véhicule électriques et des autres modes.
L’objectif de respect des engagements pris dans la Stratégie nationale bas carbone peut être rendu explicite par une politique de crédit carbone, mais cette politique à elle seule ne semble pas applicable sans une transformation des conditions externes au système, car les modes de vies sont encastrés dans une organisation territoriale et économique qui nécessite le déploiement d’offres alternatives de mobilité et de transformation des territoires pour permettre une réduction de la demande de mobilité.
Mesures d’accompagnement
Organiser démocratiquement l’ajustement des pratiques sociales au limites physiques, plutôt que d’organiser le rationnement dans l’urgence en pleine crise plus grave encore. Notons qu’à l’issue du premier confinement, une majorité des Français (53%) se disait favorable à la mise en place de mesures de rationnement visant à limiter les déplacements afin de lutter contre la crise climatique mais à condition que cette règle soit équitable et ne permette pas aux plus aisés d’y déroger.
Impliquer les organisations dans l’apaisement des modes de vie et la lutte contre les émissions de CO2 :
Rendre obligatoire le forfait mobilité durable et sanctionner l’absence de Plan de mobilité entreprise ou de négociations salariales sur le sujet.
Imposer le renouvellement des flottes d’entreprise (véhicules de fonction et de service) au profit des petites cylindrées et des modes actifs (vélos-cargos, etc.). Autoriser l’échange autonome de postes entre salariés ou agents publics qui exercent la même fonction, en particulier pour réduire leurs trajets. Autoriser les congés de longue durée au cours de la vie professionnelle.
Planifier et réaliser un système alternatif à la voiture individuelle et à l’avion à l’échelle nationale : Déployer un réseau multiscalaire de transport collectif cadencé (notamment sur route).
Socialiser l’usage de la route en dédiant une partie du réseau existant aux modes actifs (vélo, marche) et collectifs. Rappelons que 30% des Français pratiquent déjà l’ensemble de leurs activités quotidiennes à moins de 9km de leur domicile et pourrait quitter la voiture rapidement.
Mettre en place un Plan Marche (franchissements, signalétique, communication, bancs, arbres, aires de repos, toilettes publiques…).
Intégrer l’information voyageurs (horaires et tarifs) de tous les modes de transport existants (publics, scolaires, d’entreprises, covoiturage, …) et en donner accès à tous.
Créer une Autorité de Mobilité disposant de l’ensemble des leviers d’action sur les transports et la route (infrastructures et régulation).
Supprimer les vols intérieurs quand une alternative bas carbone de moins de 4h existe et limitation ou interdiction de l’aviation d’affaire : qui représente jusqu’à 2% des émissions du secteur aérien mondial et qui génère de 2 à 30 fois plus de CO2 que l’aviation commerciale.
(Re)développer l’offre de train longue distance, train de nuit, l’interconnexion et l’information voyageur entre pays .
En finir avec les injonctions contradictoires liées à la production, la vente ou l’utilisation de transports polluants :
Déployer une filière industrielle de véhicules légers et facilement réparables grâce au low-tech et au rétrofit
Aider les ménages les plus pauvres a acheter un véhicule électrique
Développer une vraie industrie low-tech et les nouveau modes de vie qui vont avec
Aménager le territoire pour réduire les distances et les temps de trajet quotidiens :
Recréer des pôles de vie en dehors des métropoles (emplois, commerces, services publics).
Conditionner l’implantation des entreprises, des commerces et des grands équipements à l’existence de moyens d’accès alternatifs à la voiture individuelle (transports collectifs, covoiturage, vélo, marche, …).
Déployer une politique nationale d’organisation du télétravail afin de permettre aux habitants des grandes métropoles qui le souhaitent de déménager pour se rapprocher d’un cadre de vie plus désiré, réduire les déplacements domicile-travail et la congestion aux heures de pointe.
Développer des politiques d’aménagement à l’échelle de la Biorégion avec des objectifs d’autonomie et de résilience.
Le Forum Vies Mobiles se définit comme un think tank citoyen de la mobilité, soutenu par SNCF. Ses travaux portent sur les modes de vie et la manière dont les déplacements structurent leur déploiement, leurs rythmes et permettent d’organiser nos activités (travail, loisirs, consommation, etc.). Il en étudie les impacts sur les personnes, la famille, la santé, le territoire et l’environnement. Le Forum Vies Mobiles cherche à préparer la transition mobilitaire. Il défend la position selon laquelle la mobilité rapide et carbonée ne peut plus être une simple variable d’ajustement des autres politiques (logement, travail, industrie,…). Pour élaborer des voies alternatives et désirées, le Forum Vies Mobiles monte des débats, encadre des recherches et des projets artistiques, lance des expérimentations et diffuse des connaissances au niveau international, notamment via des publications, son site internet et sous forme d’événements. Il cherche à donner aux individus, aux entreprises et aux acteurs publics, des moyens pour comprendre et débattre de la place des déplacements dans nos sociétés. Depuis 2019, le Forum Vies Mobiles s’est positionné comme un think tank citoyen. Il a initié pour cela un dispositif de démocratie participative : le Forum Citoyen des Vies Mobiles.
A lire :
Notes :