La petite Terre se trouve profondément chamboulée dans l’équilibre de ses écosystèmes par la diffusion du productivisme depuis l’invention de la machine à vapeur jusqu’à nos jours. Cette période correspond à une nouvelle ère géologique dénommée « anthropocène ». La croissance économique pour la croissance semble le seul mot d’ordre planétaire. L’agriculture dépend de la chimie et de la mécanisation à outrance, et bientôt de la robotisation ; les industries reposent sur l’extractivisme et les énergies fossiles ; la consommation est un impératif auquel nul ne peut se déprendre...
Pouvons-nous encore inscrire notre existence dans un lieu, qui nous fait autant que nous le faisons ? « Réhabiter la terre et la Terre, c’est se penser dans un milieu, en interdépendance et en mouvement. Nous sommes des hôtes parmi tant d’autres, mais nous avons pris toute la place. » Cet ouvrage entremêle avec une grande subtilité la géohistoire des idées, l’analyse du processus planétaire d’urbanisation, et la présentation de quelques « utopies concrètes », pour dessiner les paysages de l’anthropocène et proposer des alternatives au productivisme ravageur, comme la biorégion et la permaculture.
L’urbain généralisé précarise tous les territoires tout en détruisant les villes et les campagnes. Il ne s’agit aucunement de « revenir en arrière », mais de réorienter le processus en cours en inventant de nouvelles territorialités qui exaltent l’urbanité, la revalorisation des campagnes et l’autonomie des habitants, tant dans le domaine de l’alimentation que dans celui des énergies. S’appuyant sur l’ouvrage de William R. Catton Jr, sur l’overshoot (dépassement) pour établir un état de la situation présente, Agnès Sinaï en appelle aux deux principaux courants biorégionalistes pour esquisser des solutions.
Le courant californien, avec Allen Van Newkirk, poète qui invente le terme en 1975, Peter Berg, Judith Goldhaft, Gary Snyder, Kirkpatrick Sale, Raymond Dasmann et quelques autres activistes et chercheurs qui lui donnent un contenu. Pour eux, la biorégion résulte des « réhabitants » et du « milieu » dans lequel et avec lequel ils vont vivre in situ. Peter Berg et Raymond Dasmann en précisent le sens : « Une société qui vit in situentretient un équilibre avec sa région d’accueil au travers de liens multiples entre les vies humaines, les autres entités vivantes et les processus naturels de la planète – saisons, climats, cycles de l’eau – tels qu’ils se révèlent en cet endroit spécifique. »
Le courant italien avec Alberto Magnaghi, David Fanfani, Guiseppe Moretti et d’autres penseurs et activistes, qui cherchent à « reconstituer la géographie des terres civiques et communautaires, indique l’auteure, et de créer des laboratoires expérimentaux pour les formes collectives de repeuplement rural. » C’est cela qu’elle décrit, en compagnie d’Yves Cochet et Benoît Thévard, dans le scénario prospectiviste à l’horizon 2050 reconfigurant la région Ile-de-France en huit biorégions où le low-tech, l’agroécologie, l’autogestion, les relations entre les humains et les non-humains sont privilégiés... Des mini-fictions incarnent ces nouvelles situations individuelles et communautaires. Lors d’un séminaire à l’Institut Momentum, Alberto Magnaghi (1941-2023) précisait les conditions politiques d’une biorégion : prendre soin de son territoire en le connaissant, valoriser et respecter son patrimoine (l’eau, l’alimentation, les savoir-faire, les langues et cultures locales, etc.), favoriser un habitat écologico-politique répondant aux conditions culturelles, climatiques, constructives locales et territorialiser l’énergie. Tout cela concoure à l’édification d’une biorégion aux frontières ouvertes et adaptables, qui ne peut véritablement fonctionner qu’en interrelations aimables et équitables avec d’autres biorégions.
Quant à la permaculture, Agnès Sinaï en relate l’historique, en nous présentant Bill Mollison et David Holmgren qui l’inventent en 1974, et expose son incroyable actualité, avec Retrosuburbia de David Holmgren, un « manuel » pour écologiser la suburb. La reconquête de nos territoires passe par la complémentarité entre l’agroécologie et la vie citadine, « réhabiter, suggère Agnès Sinaï, c’est entrer en résonance avec le territoire pour réparer un lien rompu par la transformation productiviste des espaces vécus. » Le retour à la terre initié par des soixante-huitards en France et par des hippies en Californie nous inspire encore. D’autres vagues néorurales, régulièrement, déferlent sur des champs à réparer, sans faire la Une des journaux. Des projets s’élaborent contre la démesure capitaliste, comme à Notre-Dame-des-Landes, au Triangle de Gonesse (association CARMA, Coopération pour une ambition agricole rurale et métropolitaine d’avenir), à Sainte-Soline, avec les Soulèvements de la Terre, la valorisation des fleuves (Parlement de Loire, de Rhône...) et des bassins versants (biorégion du Gouët, Atlas du Bélon), les collectifs Territoires Pionniers (Caen) et Hydromondes... La situation est grave, mais pas entièrement désespérée...
L’analyse d’Agnès Sinaï participe de cette épopée : « Le biorégionalisme, écrit-elle, est autant une insurrection de la sensibilité contre une certaine manière d’occuper l’espace vécu et les milieux terrestres, qu’une proposition de réparation et d’acupuncture des territoires par leur redimensionnement et par une forme de descente énergétique consciente et de décroissance délibérée. » À lire et à faire lire !
Agnès Sinaï (2023), Réhabiter le monde. Pour une politique des biorégions, collection « Anthropocène », Seuil, 312 pages, 22 euros.
Cet article a été publié dans la revue Topophile le 2 avril 2024.