Séminaire

Extractivisme, complotisme, illimitisme : ce que le nazisme dit de nous

10 septembre 2022


Nouvelles croyances et complotisme résonnent avec les grands traumatismes sociaux et la perte des grands récits. Le tout sur fond de déclinisme alimenté par une vision déploratoire et doloriste de l’Histoire : c’était mieux avant. Dans un contexte de productivisme acharné orchestré par un management en partie hérité de l’époque du Troisième Reich, le complotisme illustre une désorientation et une absence de sens. En l’occurrence, récession économique et pandémies convoquent une pensée magique à l'heure d’une indifférence totale à la vérité et de l’émergence d'un régime pulsionnel pré-totalitaire. Cette désorientation contemporaine est renforcée par la perte du sens des limites inhérente à l’époque Anthropocène et par l’illusion de l’infini induite par les puissances thermo-industrielles extractivistes héritées d’un rationalisme de la destruction mis au point pendant la Deuxième Guerre mondiale. Incarné par un Jeff Bezos et un Elon Musk (only the sky is the limit ), l’illimitisme vise à conjurer les limites de la Terre et les menaces d’effondrement climatique par la croyance en la toute puissance de l’innovation, incarnée par le transhumanisme. Ce séminaire met en relation les nouveaux régimes émotionnels (complotisme) avec les nouveaux récits actuels (illimitisme) et esquisse une théorie politique du productivisme en tant que situation pré-totalitaire dans un contexte de contraction des ressources et de déséquilibre climatique.

La période qui a précédé la Première Guerre mondiale en Allemagne est séminale. Elle se caractérise par une modernisation rapide, brutale, violente, marquée par une forte poussée démographique, une très forte artificialisation et urbanisation de vastes parties de l’Allemagne contemporaine. Ces transformations ont contribué à l’égarement d’Allemands qui ne reconnaissaient plus leur pays et qui, en se surajoutant au drame de la Grande Guerre, à la mort de masse et à la défaite, ont été l’un des terreaux de l’avènement de ceux qui prétendaient résoudre les questions de la modernité, en l’occurrence les nazis. Dès avant 1914, l’Allemagne était un pays en convulsion, en mutation accélérée et rapide, qu’on connaîtra en France lors des « vingt décisives » (Jean-François Sirinelli), entre 1960 et 1980, dont le moment principal aura sans doute été la loi Pisani sur le remembrement avec l’exode rural qui en a résulté. Si le terrain de Johann Chapoutot a jusqu’ici été l’Allemagne nazie, son objet est la modernisation allemande, et les impasses causées par la modernité auxquelles les Allemands ont été confrontés. La réflexion qu’il propose aujourd’hui est sous-tendue par la question de la modernité, de la contemporanéité du phénomène nazi. Autrement dit, le phénomène nazi, qui est apparu en 1919 sous la forme d’un mouvement politique et, en 1933, avec le régime dont nous connaissons les conséquences, a-t-il été inscrit dans une logique de fond de la modernité européenne occidentale ou bien constitue-t-il (c'est la thèse qui est généralement privilégiée) une anomalie, voire un hapax, quelque chose qui est absolument unique et incompréhensible, irréductible à tout autre phénomène et à toute autre logique d'un développement occidental européen occidental marqué par le discours du progrès par les Lumières ? Au XXème siècle, on a pu considérer que la Première Guerre mondiale, puis le nazisme, étaient des exceptions – des exceptions qui confirmaient la règle. Dès lors, comment peut-on qualifier ce moment du nazisme dans notre histoire ?

Le nazisme, un complotisme pur et parfait

La question du complotisme intéresse immédiatement le spécialiste de l’Allemagne nazie dans la mesure où le nazisme est un complotisme chimiquement pur. Toute la vision de l’histoire défendue par les nazis, et toute l’herméneutique du réel, passé et présent, défendue par les nazis, est un complotisme pur et parfait. La race germanique, qui se veut bonne par elle-même, qui a créé l’agriculture et la culture, est attaquée par un ennemi inexpugnable : l’ennemi juif qui, depuis des millénaires, comme on peut le lire dans la littérature nazie, veut la mort de l’homme germanique. Le discours de la germanité éternelle est déploratoire, lacrymal et victimaire, la germanité éternelle se présente sous les coups de l’assaut de l’ennemi rusé qui veut sa mort. Dans l’Antiquité,
les juifs ont tenté le combat ouvert contre la race germanique lors des guerres médiques qu’ils ont perdues et n’ont eu d’autres recours que de tenter de subvertir la race germanique par un complot judéo-chrétien, c'est- à-dire subvertir l'ordre racial, hiérarchique autoritaire et inégalitaire de l'empire Romain germanique par un message chrétien universaliste et égalitariste qui a fait s'effondrer sur lui-même l'empire Romain germanique des origines. Autrement dit, ce qui a provoqué la fin de l'empire Romain, ce ne sont pas les invasions germaniques mais le travail de sape et de mine des catacombes chrétiennes, c'est à dire judéo-chrétiennes, qui ont fait s'effondrer le socle de l'empire romain.
Et aujourd’hui, disent les nazis, il s’agit du complot judéo-bolchévique, judéo-communiste, dont les principes sont les mêmes, universalistes et égalitaristes qui vont à l’encontre de toute hiérarchie raciale et de l’ordre biologique darwinien du monde. Cette Weltanschauung (vision du monde) constitue une interprétation permanente du passé et du présent et une solution pour le futur, puisqu’une des grandes forces du nazisme est de ne pas se cantonner à cette vision déploratoire et lacrymale et d’offrir une perspective, des solutions biologiques : il suffit d’obéir aux lois de la nature. Aux yeux des nazis, la nature est le lieu clos fermé d’un affrontement permanent entre des races qui se jettent à la gorge les unes des autres pour obtenir la maîtrise des espaces et des approvisionnements liés à ces espaces. La nature est un jeu à somme nulle : il y a des survivants et des exterminés (Goebbels), vision sociale-darwinienne dont les nazis sont les héritiers, le darwinisme social n’étant pas une invention nazie mais ayant incubé dans les métropoles coloniales britanniques et françaises et aux Etats-Unis, empire colonial à domicile. Tout est combat pour la survie, le monde est le champ clos d’un affrontement (« le Russe doit mourir pour que nous vivions », maxime choisie comme devise par la sixième compagnie d’une division de la Wehrmacht dans le cadre de l’opération Barbarossa), toute politique devant être la transcription de ces lois de la nature. Et il n’y a pas de paix possible dans l’ordre naturel, selon les darwinistes sociaux. Du point de vue des solutions proposées, le nazisme se révèle proche parent de ce que nous pouvons vivre aujourd’hui, dans la mesure où il est un complotisme accompli. Pour sortir du piège de cette histoire dont ils estiment l’Allemagne victime, ils formulent une promesse messianique. La grande promesse eschatologique des nazis, c’est que la race germanique va se projeter sur les vastes plaines de l’Est et sur un vaste espace-temps, stase temporelle qui marque une sortie de l’Histoire.

Résonance des herméneutiques délirantes avec le monde actuel

Aujourd’hui, le complotisme est comme l’ultima ratio, le dernier recours de nos contemporains déboussolés, égarés par l’évolution du monde contemporain, embrassant des discours qui nous paraissent franchement délirants. Comme toujours de manière pionnière, l’extrême-droite américaine nous montre la voie avec Q-Anon et avec tous les délires herméneutiques proposés par la complosphère américaine - pédosatanistes reptiliens mangeurs d'enfants, buveurs de sang etc., les Juifs aussi sont toujours d'excellents candidats à l'imputation complotiste, et des aspirations ou des espérances messianiques comme la résurrection de John Kennedy, soit le père, soit le fils, censé rétablir Donald Trump dans ses droits en le réinstallant à la Maison Blanche, que des centaines, voire des milliers de personnes recrutées dans l'extrême droite du parti républicain américain ont attendu pendant des jours entiers à Dallas sur un carrefour de la ville. Tout cela peut paraître délirant, mais il faut bien prendre au sérieux ce genre de divagations. D’abord parce qu’il s’agit d’un phénomène qui met en motion des corps, qui émeut et pousse à l'action. Deuxièmement, parce que ces adhésions franches, pleines et entières à des explications délirantes ont pu être des facteurs de comportements criminels et d'événements massivement tragiques par le passé. Par ailleurs, on se rend compte que cette adhésion pleine et entière à des herméneutiques délirantes raisonne étrangement avec le monde actuel.
Car les adeptes de ce genre d'explications délirantes tiennent ce monde pour fou. Tous autant que nous sommes, nous pouvons poser le constat qu’effectivement un monde où, dans le discours politique, les mots ne veulent plus rien dire, où l’on cite des slogans du NPA lors d'un meeting d'un candidat de droite à sa réélection qui ensuite va parler de planification écologique avant de nommer un improbable Christophe Béchu à l'écologie, un président qui forge le slogan improbable de Make the Planet Great again avant d'écrire au président ougandais pour faciliter les forages et les explorations de Total dans des zones naturelles protégées… bref ce monde-là où, par ailleurs, on proclame la fin de l’abondance tandis que « Flying Bernard » - pour reprendre le titre d'un compte Twitter qui suit les exploits aéronautiques de je ne sais quel milliardaire - brûle 20 tonnes de CO 2 par semaine… Eh bien ce monde-là peut effectivement paraître fou et conduire à l'épuisement des plus rationnels et des mieux informés d'entre nous. Alors pour des gens qui disposeraient d’un peu moins de calme et de références, le fait d’embrasser un discours ouvertement et pleinement délirant est tout à fait cohérent avec un monde où à peu près plus rien n’a de sens. C’était le cas pour les Allemands de l’époque qui ont adhéré à ce complotisme nazi parce qu’ils ont été victimes de traumatismes sociaux massifs qui leur semblaient inexplicables : avant 1914, une modernisation très violente, très brutale, d’un pays entré en convulsions pendant une quarantaine d’années, ensuite le traumatisme de la Grande Guerre et de la mort de masse, deux millions cinq cent mille morts si on compte les civils, et puis avant même la grande crise qui a frappé l’Allemagne en 1929, cet épisode traumatique de l’hyperinflation de 1922-1924 qui a marqué une gigantesque saturnale de la société allemande, un renversement des valeurs, dès lors que des spéculateurs crapuleux pouvaient racheter la dette tandis que des petits épargnants honnêtes se trouvaient ruinés, etc. Un traumatisme qui reste structurant aujourd’hui pour la politique monétaire allemande et pour la Banque centrale européenne.

En l’absence de transcendance, seuls comptent les rapports de force

L’autre point de tangence entre ce complotisme nazi et les réalités contemporaines, outre le fait que le complotisme antisémite d'extrême droite se porte comme un charme aujourd'hui, tient au fait que, dans le cas du nazisme, le complotisme est une manière de conserver la matrice d’explication providentialiste chrétienne du monde qui a prévalu pendant quinze siècles. Ce providentialisme s’est disloqué entre la Révolution française et la Première Guerre mondiale, grand moment de la science mais aussi de la déchristainisation. Le providentialisme est une manière de conserver cette matrice herméneutique en congédiant Dieu, mais en gardant bel et bien le diable, le pédo-satanique reptilien faisant des messes noires dans les sous-sols d’une pizzeria de Washington ou le Juif… J’insiste là-dessus parce que c’est également ce qui nous relie et ce que nous avons de commun avec les nazis. J’entends par là l’évacuation de toute transcendance, de tout référent extérieur qui pourrait peut-être, poser des limites, induire une forme de pudeur, tempérer certaines actions, fixer des principes que l’on respecterait par crainte ou par amour. Ainsi le président des Etats-Unis, Joe Biden, a tenu le 2 septembre 2022, à Philadelphie, un discours ferme sur le danger de l’extrême droite américaine, des MAGA (Make America Great Again) Republicans, partisans de Trump, pour la démocratie américaine. Et l’on se prend à rêver que des dirigeants européens tiennent le même genre de discours sur la démocratie ou sur la catastrophe écologique en cours. Si Biden est un catholique fervent, relié à une transcendance, un référent qui n’est pas seulement sa propre personne et sa propre jouissance, le populisme, c’est la référence à soi, et rien d’autre qu’à soi : « j’assume », c’est-à-dire « j’ai bien conscience que c’est mal, mais je le fais quand même » et je me moque de vous par la même occasion. Pour les nazis, de fait, la réalité est un simple plan d’immanence où seuls comptent les rapports de force. Le terme de performance est omniprésent dans la littérature nazie. L’exercice de la performance est la preuve ultime du droit à vivre, d’un point de vue sexuel et démographique (enfants sains), sportif, guerrier et économique : être un producteur efficace dans la course à l’armement que l’Allemagne, dans sa lutte vitale, doit mener pour combattre ses ennemis. Dans un monde ainsi conçu, avec des individus considérés selon leur capacité à se battre, la personne incapable de produire, d’être performante, rentable, est considérée comme un poids mort (Ballast) qui doit être passé par-dessus bord pour permettre le mouvement d’un véhicule. La loi du 14 juillet 1933 introduit la stérilisation forcée, 400 000 personnes sont stérilisées entre 1933 et 1945. L’autre conséquence de cette conception de l’individu, c’est la mort, l’élimination physique, la décision du meurtre, avec l’Opération T4, campagne d’assassinat systématique des handicapés et des inaptes au productivisme, qui fait 70 000 morts entre octobre 1939 et août 1941, et qui est prolongée jusqu’en 1945 causant jusqu’à 200 000 morts. Sur ce plan d’immanence qu’est le monde, vécu comme un cauchemar, il faut mener une guerre biologique pour parvenir au rêve eschatologique d’un Reich millénaire. En attendant, il s’agit, dans ce monde désenchanté, de puiser et d’épuiser pour renforcer la race germanique et armer l’Allemagne.

Extractivisme forcené

Les nazis et la nature, protection ou prédation ? C’est ainsi que Johann Chapoutot avait intitulé un article paru dans la revue d’histoire Vingtième siècle ( Johann CHAPOUTOT, « Les nazis et la « nature ». Protection ou prédation ? », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2012/1 (n° 113), p. 29-39 Lien ) Un essayiste, Luc Ferry, dans Le Nouvel Ordre écologique (1992) avait présenté les nazis comme des écologistes avant la lettre. Or s’il y a bien eu prescription de normes de protection de la nature chez les nazis, c’était au nom de la Heimat (la patrie germanique), l’espace en tant que conformé par le génie germanique, visible dans les labours ou les toits à colombage, ou la forêt en tant que métaphore de l’enracinement de la race. Ces normes n’ont pas été respectées. Les nazis se sont avérés être les plus grands destructeurs de la nature allemande : agrochimie, arasement, excavation de montagnes pour y loger des usines Messerschmitt [de construction des avions de chasse de la Luftwaffe], assèchement de zones humides censément protégées pour construire de gigantesques stations touristiques intégrées, comme celle de Prora, édifiée à partir de 1936 sur l’île de Rügen, au nord de l’Allemagne, complexe balnéaire de 20 000 lits, demeuré inachevé, dont la façade faisait six kilomètres de long.










La station balnéaire de Prora en 1939 sur l’île de Rügen. Gouvernée par le fonctionnalisme, l’architecture du complexe a plusieurs fois été reconvertie, pour accueillir les soldats du IIIe Reich comme les officiers de l’Armée rouge.

Dans ces années-là, le contexte est celui d’un productivisme sans précédent, pour armer l’Allemagne comme jamais, un productivisme reposant sur un extractivisme forcené, d’autant plus forcené que les Allemands étaient paniqués à l’idée de ne pas avoir assez de ressources minières, forestières et gazières pour mener à bien leur projet. A partir de 1933, toute la politique sociale et fiscale est gagée sur les spoliations internes au Reich et sur la prédation à venir de l’Europe, qui doit être conquise et colonisée afin de fournir un rendement calorique, pétrolier, forestier et gazier pour alimenter la machine et rassasier la race germanique de nutriments à la hauteur de son génie. Le nazisme est donc un extractivisme paradigmatique. La vision du monde nazi est une vision désenchantée, cauchemardesque et par ailleurs totalement utilitariste du monde. Elle implique l'extraction de ressources de la part d'espaces et ou de la part d'individus dans lesquels on va puiser jusqu'à l'épuisement. Les nazis ont poussé ces logiques jusqu’à leur terme. La main d’œuvre concentrationnaire est considérée comme une biomasse à épuiser jusqu’à la mort, louée aux entreprises allemandes pour des sommes modiques. C’est le seul moment de l’histoire où la fameuse loi d’airain des salaires distinguée par Karl Marx – le fait de payer la main d’œuvre assez peu pour maximiser les profits, mais suffisamment pour assurer la subsistance biologique des salariés – cette loi n’a pas été respectée dans les camps de concentration, l’afflux de main d’œuvre étant tel que l’on n’avait pas à se soucier de la survie des travailleurs, hormis certains opérateurs spécialisés identifiés par une carte perforée conçue par la Degesch, filiale d’IBM (International Business Machines Corporation). 


Carte perforée du système Hollerith




Fiche personnelle d’un détenu du camp de Buchenwald
















Dans Le Grand Récit (2021), l’historien a élaboré un néologisme, l’illimitisme, qui désigne l’absence de limites au nom du bon plaisir individuel. Cet illimitisme contemporain, nous le voyons partout à l’œuvre. C’est une manière de sauver malgré lui le discours du progrès, l’idée selon laquelle la logique de croissance pourrait perdurer malgré les limites à certaines ressources : l’innovation nous sauvera. Chez les nazis, il n’y a pas d’illimitisme, au contraire. Il y a une conscience chez eux de la finitude des ressources. Timothy Snyder a parlé de panique écologique chez les nazis. Ecologie au sens de Haekel, de oikos, de Heimat, ce foyer qu'il faut renforcer pour pouvoir nourrir une famille nombreuse. Et l’oikos, c'est le biotope, le Lebensraum que nous traduisons par espace vital. Il s’agit de la germanisation littérale d'un terme de sciences naturelles qui, dans le discours nazi, est passé du descriptif scientifique (le biotope de la musaraigne par exemple) au prescriptif politique : il faut acquérir des terres supplémentaires pour nourrir la race germanique. Les nazis voulaient dominer une partie de l'Eurasie, jusqu’à l'Oural et pas au-delà parce qu’ils se prétendaient biologistes déterministes et affirmaient clairement qu'ils n'iraient pas au-delà de la limite extrême orientale d’essences florales considérées comme germaniques (en l’occurrence le hêtre et le bouleau s'arrêtent selon eux au pied de l'Oural). Les nazis pratiquent un biologisme déterministe, mais dans le cadre de limites européennes. Leur déterminisme est tellement strict, ombrageux, qu’il ne fait pas l’économie des limites, bien au contraire.

Héritage nazi

Pour conclure, le phénomène historique du nazisme, qui a tendance à reculer dans le temps mais continue à intéresser, ce phénomène que nous aimons présenter comme une aberration, une exception, que nous voulons à toute force expulser de l’histoire qui est la nôtre, en est, au fond, une composante à part entière. Le nazisme est impensable et incompréhensible sans toutes ces idées et tous ces principes que ni les Allemands ni les nazis n'ont inventés : colonialisme, productivisme, extractivisme, capitalisme... Le darwinisme social, l’eugénisme, le militarisme, l'expansionnisme, toutes ces idéologies ont été élaborées hors d'Allemagne et avant l'arrivée des nazis sur la scène de l'Histoire en 1919. Les nazis en ont été les héritiers et les récupérateurs. Ils ont su les mettre en œuvre avec une violence et une rapidité, avec une radicalité qui était à leurs yeux liées à la situation de détresse de l’Allemagne selon eux en danger d’extinction. Aux yeux des élites étrangères, le régime nazi était un régime modèle. Le « plutôt Hitler que Blum » faisait office de catéchisme dans les élites françaises, suisses, britanniques, à la lumière terrible de la guerre d’Espagne, où les « Bolchéviques » semblaient en passe de gagner, à la lumière terrible du Front populaire, où un Juif avait pris le pouvoir et avait accordé inconsidérément des congés payés et des augmentations de salaire au peuple. Tout cela était intolérable pour les élites étrangères. Hitler apparaissait comme celui qui avait détruit la gauche la plus puissante du monde : le KPD, le SPD, le socialisme allemand ont été balayés, en quelques semaines. Hitler faisait obstacle à l’URSS de Staline, et avait, par sa politique volontariste de production et de productivité, transformé l’Allemagne en zone d’investissement optimal. Il serait trop long de faire la liste de tous les industriels venus faire des courbettes au régime nazi avant la Seconde Guerre mondiale. Le régime nazi, eugéniste et social, productif et agressif, était considéré alors comme une expérience digne d’intérêt dont on pouvait tirer les leçons.

Synthèse rédigée par Agnès Sinaï

Ouvrages de Johann Chapoutot :
Le Grand Récit. Introduction à l’histoire de notre temps, Presses universitaires de France, 2021.
Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, « Nrf essais », 2020.
La loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2014, réed. « Tel », 2020.

Articles : « Les nazis et la « nature ». Protection ou prédation ? », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2012/1 (n° 113), p. 29-39. ici.
Avec Dominique Bourg, “Un été de plus. Manifeste contre l’indécence”, La Pensée écologique, 28 août 2022. ici.


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