Séminaire

Théologie de l'effondrement, théologie de l'espérance. L'apocalypse à l'ère de l'Anthropocène

15 décembre 2019
La référence à l’Apocalypse biblique fut présente dans la réflexion des penseurs comme Günther Anders, Karl Jaspers ou Hans Jonas : l’ère de la bombe atomique signerait une entrée dans le temps de la fin, un temps marqué par la possibilité humaine inédite d’une guerre totale et d’un anéantissement de l’humanité. L’Apocalypse sera très pertinente pour décrire le chaos à venir si nos sociétés continuent leur course folle qualifiable d’extractiviste, productiviste et consumériste. En dialogue avec différents théologiens et philosophes (tel Jacques Ellul), il est possible de dévoiler quelques ressources spirituelles, éthiques et politiques qu’offre l’Apocalypse pour penser l’Histoire et l’engagement humain dans l’Anthropocène. Que peut bien signifier une théologie de l’effondrement à l’heure où les signes négatifs et les impasses de la situation humaine se multiplient ? Quelle est alors la place de l’homme et du cosmos dans l’Apocalypse selon saint Jean ? Le fin mot de l’Histoire serait-il celui d’un effondrement ? Comment pouvons-nous vivre dans le temps qu’il nous reste avant la catastrophe ?

La perspective de l’Apocalypse pose la question du temps par rapport à la mort, un temps lié à celui de la résurrection du Christ. Il y a là une dimension spirituelle assumée et revendiquée pour faire face aux tensions du monde. Paul Ricœur proposait de partir de nos différents héritages, comme ressources spirituelles pour nourrir nos débats politiques. Il utilise l’image parlante du bouquet de fleurs coupées afin de représenter la dialectique de nos convictions bien pesées au sein des sociétés libérales, souvent déconnectées de nos enracinements profonds. Par ailleurs, la perspective chrétienne sur les enjeux liées à l’écologie est plurielle : catholiques, orthodoxes et protestants ont différents rapports à la Nature. L’Église a défendu une perspective très anthropocentrée alors que des théoriciens protestants proposaient une perspective biocentrée.

L’Apocalypse biblique récapitule à bien des égards le mystère chrétien. Il fait droit au mystère inouï, décrit par la kabbale juive, magnifiquement réévoqué par des auteurs comme Lévinas, d’un Dieu qui crée en se retirant : « L’infini se produit en renonçant à l’envahissement d’une totalité. Un infini qui se retire pour laisser une place à un être séparé, existe divinement. » Dieu crée de l’autre, de l’altérité, au point de laisser exister le mal, le tiers. Cette Terre créée par amour est le lieu où les êtres humains faillibles sont sauvés. Voici une vision bien amputée. Hors de l’église, point de salut. Il s’agit d’une attention exclusive pour le genre humain, le cosmos est relégué à l’arrière-plan. Après des siècles de guerres et de génocides, à l’heure de l’anthropocène, il est temps de relire l’Apocalypse pour se confronter au pire de l’Homme.

Quels effondrements peuvent être bons pour éviter les effondrements de notre espèce ?


Le rapport à l’Histoire des chrétiens est complexe car la question du temps est primordiale. L’attente de la parousie est supposée imminente à la mort de Jésus sur la croix. Face à la question du changement global, ce type de débat est intéressant : si le jugement va venir et que nous sommes certains d’être ‘sauvés’, il en découle l’idée que nous pouvons continuer notre fuite en avant. Cependant, une telle interprétation univoque ne correspond pas à la grande quantité d’encre versée au sujet de l’Apocalypse. À l’aide des multiples clefs d’interprétation existantes et d’un certain discernement, il est possible de reconnaître différents types de responsabilités : personnelle, collective, systémique. Le mystère pascal tient d’une espérance eschatologique. En cela, il permet de prendre au sérieux le mal structurel, fort d’une promesse de vie donnée par la figure de l’agneau immolé et vivant. L’Apocalypse est une lecture fort pertinente pour comprendre les rouages des États, les vices de la densité urbaine, et d’autres aspects. Les lectures très fouillées et suggestives d’Afeissa ont permis de révéler l’apport des sources bibliques à la réflexion de plusieurs philosophes comme Jean Pierre Dupuy, Hans Jonas et Günther Anders. De ce texte, trois ressources se distinguent pour affronter l’anthropocène :

  • Le rapport à la violence de l’humanité : dans la tourmente qui s’annonce, le texte permet de réfléchir au sens de l’histoire humaine, de la violence et de la manière de résister.

  • La modalité d’une justice : par le signe des temps et pour nommer nos responsabilités collectives, le texte analyse ce qui s’oppose à la justice (« du royaume » en termes chrétiens).

  • La dynamique spirituelle pour les non-chrétiens : des outils pour ne pas désespérer de l’humain.


Apocalypse, l’histoire de la fin 


L’Apocalypse est plurielle par sa diversité de genres littéraires (récit, vision, poème, …) et par sa multiplicité (plus de 200 Apocalypses ont circulé entre 150 av. JC et 800 ap. JC).  L’étude présente se délimite au texte retenu dans la Bible. Communément comprise comme « désastre » l’Apocalypse se traduit par « dévoilement ». Il s’agit de l’idée de pouvoir lire le présent à la lumière de la fin des temps sans écraser le futur dans le présent. Le texte est écrit lors de la chute de l’Empire romain dans un climat d’oppression. Il invite à une espérance. Daniel Marguerat, bibliste, la décrit sous trois aspects : « une lucidité dénonciatrice, un démenti apporté au totalitarisme, et l’annonce que l’histoire s’achemine vers sa fin. » L’analyse est opérée à partir d’une structure du texte définie par un certain nombre de commentateurs dont Jacques Ellul. Le découpage s’effectue en cinq parties : l’Église, l’Histoire, l’Incarnation et la Crucifixion/Résurrection, le Jugement, la Nouvelle Création. Chaque partie comprend un septénaire correspondant à la somme numéraire de la création (4) et de la divinité (3). Il s’agit d’une réflexion sur les conditions de l’union entre Dieu et l’humanité. Au cœur du texte réside le mystère pascal et l’incarnation. Dans une perspective religieuse, les textes sont sujets à l’interprétation et il n’y a pas une lecture en position de doxa. La tradition juive est construite sur les discussions entre rabbins pour interpréter les écrits. Chez les Chrétiens, la démarche est similaire.

La simple lecture du livre, ou uniquement du plan détaillé, montre l’importance donnée aux éléments naturels dans un rapport imagé au mode supranaturel : les vivants, l’agneau, les tremblements de terres, le déferlement des scorpions… La nature n’est pas présentée comme une terre mère nourrissante mais comme le lieu de la confrontation, de la lutte et de la mort dans un déferlement de violences. Et pourtant le livre de l’Apocalypse n’est pas simplement un texte qui dit des horreurs, il invite aussi à des images positives du rapport à la nature. Dans la perspective de J. Ellul, l’Apocalypse n’est pas qu’un récit macabre de la violence de l’humanité : « On a complètement perdu de vue tout ce qui dans l’Apocalypse est adoration, […] espérance et promesse…. On trouve environ 150 versets de consolation, d’adoration et d’espérance, 120 concernant directement Dieu, 150 de cataclysmes et de désastres. »

La victoire de la résurrection nous engage d’une certaine manière. Qu’est-ce que serait une attitude telle que l’attente, entre le déjà là et le pas encore ? La création est porteuse de promesses de résurrection, elle s’oppose à toutes les contradictions que la réalité humaine nous impose. D’une part l’Apocalypse dévoile le mal dans le monde, le mal radical ou mal structurel, dans le but d’aboutir à un ordre plus juste. D’autre part, le texte dévoile le malheur de l’être humain face aux comportements personnels et collectifs qui posent problème au monde. Dans le texte, les deux types de combats sont là et ces deux souffrances se superposent parfois. Dans le cas de la chute de Babylone, elle succombe de son mal structurel. Dans le chapitre 18, comme récit des contradictions humaines, le texte montre que cette Babylone a été source d’emplois et de douceurs de vie : « En toi on n'entendra plus les sons des joueurs de harpe, des musiciens, des joueurs de flûte et de trompette ; en toi on ne trouvera plus d'artisan d'aucun métier, et le bruit de la meule ne s'y fera plus entendre ; on n'y verra plus briller la lumière de la lampe ; on n'y entendra plus la voix de l'époux et de l'épouse parce que tes marchands étaient les grands de la terre, parce que toutes les nations ont été égarées par tes enchantements. » Vraisemblablement, au sujet des responsabilités à décrypter, le texte de l’Apocalypse se joue au niveau des structures.

Les origines de la pensée millénariste prennent racine au chapitre 20. L’image des 1 000 ans est présente dans l’Apocalypse pour signifier une certaine période où Satan est enchainé. Le millénarisme est un sujet longuement évoqué et développé à partir de ce temps de la fin. Il y a deux interprétations :

  1. La période de 1 000 ans est à prendre littéralement et annonce une fin historique. Ce fut la pensée millénariste qui fît condamner à mort au XIIe siècle Joachim De Flore. Elle est à l’appel au XVIe siècle de la révolte des paysans contre les princes. Le millénarisme a clairement fourni des images à des idéologies révolutionnaires avec l’idée d’un grand combat final pour affaiblir le puissant et élever le faible. Cette interprétation a été disqualifiée par les théologiens.

  2. La durée des 1 000 ans est pensée comme une durée symbolique (Saint Augustin), de manière asymptotique comme horizon pour tous. Il faut contribuer à faire advenir le temps de la fin dans l’Histoire, comme visée.

Dans cette seconde perspective, c’est un appel à recevoir ce que l’être humain est incapable de se donner à lui-même. J. Ellul souligne combien ces mille ans peuvent être compris comme la liberté laissée par Dieu à l’homme pour que s’accomplisse son œuvre hors de l’emprise de Satan : « les grands efforts historiques modernes pour exprimer la fraternité, la solidarité avec les pauvres et les petits, la tension vers un socialisme, pur et idéaliste, la non-violence », qui « sont des expressions de cette œuvre de l’homme hors de la présence de Satan… œuvre de la liberté, de l’amour et de la responsabilité. » Les images de l’Apocalypse peuvent induire en erreur. Il est possible de voir là le jugement définitif entre les damnés et les élus. Il est préférable d’observer là la distinction entre le jugement des personnes et celles des œuvres et des structures. Le texte de l’Apocalypse pose une certaine relativité de l’action humaine dans la perspective d’un salut à recevoir. Il est destiné à travailler les aspects collectifs, systémiques. Il s’agit d’une histoire humaine assumée dans la perspective de la grâce.


Comment la non-violence l’emporte ?


Dans l’ouvrage Le mal qui vient, Pierre-Henri Castel analyse « l’apocalypse sans royaume » d’ici quelques siècles (selon la formule de G. Anders). La fin de la présence humaine sur terre résultera du mal qui se déploie dans une surenchère permanente comme seule manière de vivre. Il s’agit de concevoir le toujours pire. Pourtant, il ne faut pas se laisser intimider et répondre éventuellement violemment. Les voies proposées dans le livre sont contestables. L’engrenage du mal est une opération dangereuse car il peut fonctionner comme une prophétie auto-réalisatrice (comme les emballements financiers) et pose la question des propositions de vies pour nos enfants. Dans une perspective kantienne, si la disposition au bien est plus originaire que la disposition au mal, est-ce qu’il n’aurait pas plus de sens de faire vivre un temps fraternel jusqu’au bout ? Affronter le mal qui vient avec lucidité, avec les armes de la non-violence et avec le refus de l’engrenage de la violence est une autre possibilité.

Les saints sont les plus opaques à l’intimidation. Ils sont libres d’affronter la haine, la jalousie et la mort car ils sont capables de mourir pour cela. L’ouverture eschatologique est un moyen pour envisager une autre Terre fraternelle. Les moyens de remplir nos obligations universelles passent par un engagement spirituel. Plutôt que la surenchère, le bien qui vient n’est pas de même qualité. Il ne s’agit en rien d’une perspective naïve. Le martyre était fréquent à l’époque, il représente la vie donnée par l’amour et la fidélité. Quel est le potentiel d’une telle perspective dans notre monde ? Quelles sont les forces politiques de l’action non-violente ?

  1. La quête d’indépendance menée par M.K. Gandhi.

  2. Le mouvement pour les droits civiques par M.L. King.

  3. La lutte contre l’apartheid par N. Mandela.

  4. L’organisation des leaders danois face à l’invasion nazie.

  5. Le déploiement du syndicat Solidarnosc en Pologne sous l’URSS.

  6. Les manifestations au Chili de 1983 jusqu’au référendum de 1988.


Ces actions ne renoncent pas à certain usage de la force dans le cadre d’une optique non-violente.

La question des discernements


La collapsologie est une manière de prendre au sérieux la possibilité d’un effondrement. C’est un discernement, D. Bourg parle même d’un dommage transcendantal. C’est une autre manière d’insister sur le rôle de la spiritualité dans sa dimension ontologique, celle qui conditionne la possibilité de ce qui se joue dans nos vies, au côté de la question des fins ou de la fin.

Iris Young participe à étendre notre discernement en s’intéressant au mal structurel. Comment agir face aux injustices structurelles ? Quelles en sont les responsabilités ? L’exemple du Rana Plaza est parlant. Malgré la difficulté liée la dilution des coupables, empêcher d’autres désastres similaires est primordial. I. Young apporte des éléments pour définir les responsabilités. Face à des problèmes émergents, il n’y a pas de causalité linéaire permettant d’affirmer la responsabilité d’un seul acteur. Au contraire, la responsabilité est partagée. Selon Mathias Nebel, cette analyse ne fait pas droit aux rapports de force et les puissants ne vont pas résoudre l’état du monde. Il a effectué une thèse en théologie sur la question du pêché structurel. Il y propose une typologie de la responsabilité avec les instigateurs, les collaborateurs et les non-opposants (en action par omission).

Les ressources de l’Apocalypse dans une perspective non-confessante


Dans une perspective non-confessante, le campus de la transition est un laboratoire du rôle du discernement spirituel et de ses conditions de possibilité. Malheureusement, parler de spiritualité en France nous occasionne un chiffon rouge. Or ne pas pouvoir mobiliser les traditions spirituelles de l’humanité est une manière de se couper de nos sources à un moment où nous en avons besoin. En collapsologie ou sur l’affrontement des temps difficiles, quelque chose se joue qui ne peut pas procéder uniquement du discernement éthique. Il est alors nécessaire de se confronter à la dimension du mal en effectuant un choix spirituel transformant les comportements et les habitudes d’une manière profonde. Le lien à l’Apocalypse est visible au sens où certaines personnes sont prêtes à vivre ce combat jusqu’au bout.

La notion d’espérance est éloignée de la question de l’espoir fondé sur des signes. L’espérance est la flamme qui vacille mais qui ne s’éteint pas. L’espérance s’identifie à la forme de regard qui devine le soleil derrière le ciel parfois occulté. Au sein du journal d’Etty Hillesum, nous pouvons lire que la vie est belle dans son absurdité, qu’il nous faut aider Dieu, aider la vie en chacun de nous, jusqu’au dernier souffle. C’est bien de cette espérance dont nous, Humains, pouvons témoigner jusqu’à en mourir, plus forte que le mal et l’effondrement qui viennent.


Synthèse réalisée par Loïs Mallet

Bibliographie


  • Hicham-Stéphane Afeissa, La fin du monde et de l’humanité. Essai de généalogie du discours écologique, PUF, 2014.

  • Dominique Bourg, Une nouvelle terre, DDB, 2018.

  • Pierre-Henri Castel, Le Mal qui vient. Essai hâtif sur la fin des temps, Paris, Éditions du Cerf,

  • Jacques Ellul, L’Apocalypse. Architecture en mouvement, Labor et Fides, 2008.

  • Etty Hillesumet Klaas A. D. Smelik () (trad. Philippe Noble), Les écrits d'Etty Hillesum : journaux et lettres, 1941-1943, Paris, Seuil, 2008.

  • Emanuel Lévinas, Totalité et Infini, La Haye, 1961, p78-79.

  • Daniel Marguerat, Le Dieu des premiers chrétiens, chapitre 10. Une logique de l’espérance (l’Apocalypse de Jean), p.190.

  • Mathias Nebel, La catégorie morale de péché structurel, Cerf, 2006.

  • Paul Ricoeur, « Ethique et Politique », Du texte à l’action, Seuil, 1986.

  • Iris Marion Young, Responsibility for justice, Oxford University Press, 2011.