Séminaire

La militarisation de l'Europe et le génocide à Gaza

11 octobre 2025

Texte du séminaire de Fabian Scheidler à l'Institut Momentum, Paris, le 11 octobre 2025

Vidéo disponible ici

La situation actuelle est marquée d'abord par un génocide télévisé au Gaza avec le plein soutien de nos gouvernements, américains, allemands, français et d'autres. Et c'est vraiment un point de basculement dans le système géopolitique et idéologique. Il y a un temps avant Gaza, et un temps après Gaza. Il y a en même temps une confrontation de plus en plus dangereuse entre la Russie et l'OTAN. 

Dans ce contexte, l’Europe a mis en marche une militarisation inédite depuis la Seconde Guerre mondiale et en Allemagne en particulier. Presque aucun grand pays en Europe ne connaît une telle militarisation. Les gouvernements nous disent qu’il faut dépenser 5 % du PIB pour l'armée. Les pays de l'OTAN, sauf l'Espagne, affirment que c'est ce qu'ils vont faire. En fin de compte, cela correspond à 50 % des budgets nationaux que les pays européens vont dépenser pour l'armée, parce que dans les pays de l’OCDE, le budget militaire représente à peu près 10 % du PIB. En Allemagne, cela équivaut à peu près au chiffre au temps du Kaiser, avant la Première Guerre mondiale. C'était 60 %. Mais ce chiffre extraordinaire est passé sous silence par la presse et les gouvernements. 

Si ces objectifs sont atteints, cela revient à la destruction de l'État providence européen. Le Financial Times l'a dit très clairement au printemps dernier : « Il faut démanteler l'État providence européen pour bâtir un Etat guerrier ». Voilà le projet. C'est le projet des élites européennes aujourd'hui et cela pourrait détruire les possibilités d'une transition éco-sociale en Europe, parce qu'il n'y a plus d'argent et parce que l’armée est le secteur le plus destructeur de l'économie. On veut générer de la croissance par la guerre et le complexe militaro-industriel. Cette orientation a aussi une grande incidence sur les mouvements écologiques. En Allemagne, pourtant, il est difficile d'en parler parce que Fridays for Future et les Verts évitent ces sujets délicats. Mais je crois qu’il faut se saisir du problème si l’on veut garder la possibilité d'une transition écologique, difficile à réaliser de toute façon, mais avec la militarisation pratiquement impossible. 

La paix et l'antimilitarisme sont des sujets existentiels pour nous tous et toutes et il faut mobiliser de nouvelles alliances pour combattre cette tendance. On assiste aussi à une militarisation culturelle extraordinaire. En Allemagne, l'armée est dans les écoles, même dans les crèches et partout dans l'espace public. 

Pour agir, il faut comprendre les forces et les causes sous-jacentes à cette orientation. Ma thèse principale est que la militarisation actuelle fait partie d'une stratégie de la part des élites politiques, économiques et médiatiques en Occident pour diriger un système de plus en plus chaotique, instable et incontrôlable – une civilisation en voie d'effondrement, c'est le sous-titre de mon ouvrage sur la mégamachine – diriger ce système avec des moyens de plus en plus autoritaires et martials afin de maintenir le statu quo, c'est-à-dire les structures qui maintiennent le pouvoir, les richesses et les privilèges des dirigeants menacés dans la situation actuelle. Cette stratégie s'inscrit dans la logique plus générale d'un état d'exception permanent qui permet d'écraser le désaccord, la résistance et les alternatives à la mégamachine. 

La Mégamachine et 500 ans de course aux armements 

Pour comprendre cette situation dans une perspective historique plus générale, je vais revenir à  la mégamachine. C'est une notion qui a été forgée par Lewis Mumford, historien américain des techniques, puis aussi utilisée par Serge Latouche, Alain Gras et d'autres auteurs. Quant à moi, j’utilise ce terme dans un sens plus étroit que Mumford. Mumford remonte à 5000 ans de mégamachine, à partir de la Mésopotamie, de l'Égypte et cetera. Je couvre aussi 5000 ans dans mon livre, mais j'utilise le terme « mégamachine » dans un sens plus étroit, notamment pour éclairer ce que Immanuel Wallerstein, Giovanni Arrighi et d'autres ont appelé le système-monde moderne, c’est à dire le système capitaliste. Ce système s'est formé il y a 500 ans en Europe au prix de luttes très longues et dures, il s'est répandu avec un dynamisme extraordinaire et énormément de violence sur la Terre, il recouvre la planète entière depuis cent ans et il nous amène dans le chaos planétaire dans ce siècle. En fait, les crises globales , écologiques, sociales et géopolitiques, sont des conséquences incontournables du mode de fonctionnement de ce système social qui ressemble à une gigantesque machine. 

Evidemment, c’est un système très complexe et je vais en esquisser les éléments les plus importants. Je discerne trois piliers. Le premier pilier, c'est l'accumulation sans fin du capital dans un cercle infini de profit et réinvestissement. Il y a eu beaucoup de systèmes injustes et brutaux comme l'empire romain, mais la priorité absolue de l’accumulation de capital est une dimension nouvelle dans l'histoire humaine. Ce dynamisme du capital exige une expansion sans fin, une croissance sans fin, et ceci se reflète dans nos institutions économiques, par exemple les sociétés par action – j'y reviendrai – qui sont un des rouages de cette expansion infinie. La croissance, quant à elle, c’est la transformation de la nature en marchandise à un rythme de plus en plus accéléré. Pour le dire autrement, la destruction de la planète est une nécessité systémique. Il ne peut y avoir un capitalisme vert. Voilà le premier pilier de ce système historique. 

Le deuxième pilier, c'est l'État militarisé. L'État moderne et les institutions de l'accumulation du capital ne sont pas antagonistes. Ils se sont développés de manière co-évolutive. L'un ne peut exister sans l'autre. L'Etat moderne au 16e, 17e, 18e siècle, c'était surtout l'armée et l'armée, cela voulait dire les mercenaires et les armes à feu. Les armes à feu ont joué un rôle clé dans l’émergence du capitalisme. 90 % des budgets nationaux étaient consacrées à l'armée. Mais les souverains n'avaient pas l'argent pour payer pour les mercenaires et les canons parce qu'ils avaient du mal à imposer assez d’impôts sur les paysans. Alors les marchands, les capitalistes, les banquiers à Gênes, à Florence, Augsburg, Anvers et Londres, ont financé les États, ils ont prêté de l'argent aux souverains qui ont fait la guerre et qui ont pillé d’autres pays. Sur le butin de ces pillages, les princes ont payé ce qu'on appelle aujourd'hui le retour sur l'investissement aux banquiers et marchands à Gênes, Florence et Anvers. Ce fut le moteur de guerres de plus en plus dévastatrices en Europe depuis la guerre de Centans, puis la guerre de Trente ans,. La conséquence a été une course à l’armement sans précédent dans l'histoire humaine. 

L’interdépendance du capital et de l’Etat militarisé a été également le moteur de la colonisation. Les conquistadors s'étaient toutes endettés auprès des banquiers à Gênes et ailleurs. Ce n'était pas un hasard que Colomb venait de Gênes. Les banques ont financé les conquistadors qui ont dû rembourser l'argent avec les intérêts aux marchands pour rembourser les crédits. Dans le contexte de la colonisation, les sociétés par action ont joué un rôle clé. La première société par action a été fondée à Amsterdam il y a 400 ans, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, et c'était une structure, une organisation tout à fait nouvelle dans l'histoire du monde .Son seul objectif était la multiplication de l'argent des actionnaires pour toute l’éternité – elle n'avait aucun but social, éthique ou écologique – et c’est devenue le modèle d'ailleurs pour toutes les sociétés par action, les groupes multinationaux, aujourd'hui aussi. Ces groupes étaient fortement militarisés. Ils avaient des armées de mercenaires, ils avaient un vaste arsenal de canons et, munis de ces armes, ils ont envahi les autres pays pour générer leur profit. Par exemple dans les îles Banda dans l’archipel indonésien où il y avait des noix de muscade qu'on pouvait vendre avec beaucoup de profit en Europe. Quand les habitants des îles Banda refusèrent de concéder un monopole à la Compagnie, la Compagnie a envahi les îles avec ses mercenaires. Au bout de quelques mois, il ne restait plus que 1 000 des 15 000 habitants des îles Banda, et les Hollandais avaient leur monopole. Cette histoire fait partie d'une chaîne de génocides causés par l'expansion de ces compagnies. Une grande partie de l'Afrique a été colonisée par ces compagnies. L'Amérique du Nord a été gérée par ces compagnies. Même chose pour l'Inde. 

Les sociétés par action étaient donc basées sur des monopoles. Le capitalisme dans son ensemble n'a jamais été fondé sur les marchés libres mais sur les monopoles. L’historien Fernand Braudel a affirmé que le capitalisme est un « contre-marché » . Il n'a rien à voir avec le marché libre. 

La concurrence des États pour le capital mobile, qui était inévitable pour survivre dans la course aux armements, a été aussi à la racine d'un cycle d’hégémonies dans le système-monde moderne. Il y a eu quatre hégémonies, quatre puissances dominantes dans l’histoire du système. D'abord l'Espagne, financée par les banques de Gênes, puis les Pays-Bas et l'empire britannique et finalement l'empire américain. Aujourd'hui, nous n’assistons pas uniquement à la fin de l'hégémonie américaine, mais à la fin de l'hégémonie occidentale et c'est une situation nouvelle dans les 500 dernières années. 

Un système violent et injuste ne peut se contenter de ces deux piliers, il faut un troisième pilierc'est le pouvoir idéologique. Le pouvoir idéologique légitime et rend même invisibles les structures de violence. Il définit le cadre de ce qui peut être dit et discuté. Une composante centrale de ce pouvoir idéologique dans le système moderne est ce que j'appelle « le mythe de l'Occident » qui a pris des formes différentes au cours des siècles. D'abord, c'est la religion qui a été utilisée pour justifier l’expansion violente : le christianisme – mis en scène comme la seule religion légitime – contre les païens. Puis, au 18e siècle, la notion de « civilisation » a eu la même fonction : nous avons la civilisation, nous avonsla raison, les autres sont des sauvages, les autres sont irrationnels. Puis le progrès : nous, nous avons le progrès, les autres sont en stagnation. Après la Deuxième Guerre mondiale, ce fut le développement : nous, nous sommes développés, les autres sont sous-développés. Et, aujourd'hui, ce sont les « valeurs occidentales » qu’on ne cesse d’invoquer contre les barbares orientaux. C'est nous contre l'islamisme, nous contre Poutine, nous contre la Chine. C'est toujours nous les anges et les autres les diables. 500 ans le même récit. Et il est remarquable que ce récit a pu se maintenir face au bilan désastreux de l'Occident, à partir des génocides coloniaux jusqu’ à Gaza en passant par les différentes méthodes d'extermination de la vie sur Terre développées par l'Occident. Aujourd’hui, pourtant, le mythe de l'Occident est en train de s'effondrer, pas uniquement à cause de Gaza, mais Gaza en est devenue le symbole. 

Je veux aussi mentionner un autre aspect du pouvoir idéologique, dont je parle dans mon livre L’Étoffe dont nous sommes faits, paru en allemand en 2021 : l'idée que le monde est une machine. La pensée mécaniste, apparue dans le contexte capitaliste au 17e siècle, nous dit que la nature est composée d'objets matériels séparés qui peuvent à tout moment être arrachés de leur contexte et réassemblés ailleurs, une sorte de monde légo. Dans cette idéologie, la nature n'est qu'une ressource disponible. Par conséquent, la nature, y compris les êtres vivants, obéit à des lois prévisibles et peut être contrôlée, modélée et manipulée par la volonté humaine et par la technique. Cette idée a été d'ailleurs inspirée par l'armée, qui est le domaine par excellence où les êtres humains obéissent d'une façon mécanique. L’armée a été aussi le modèle pour bien d’autres secteurs de la société. L'école par exemple – comme l’a démontré Foucault – a été formée d’après le modèle de l’armée. 

Pour résumer, la mégamachine est un système qui ne peut exister sans expansion permanente au niveau géographique et militaire, au niveau économique et dans la conquête de la nature, du macrocosme, y compris le projet de la colonisation de Mars par Elon Musk, au microcosme, y compris le génie génétique – qui d'ailleurs nous a possiblement apporté le COVID. L’origine du virus n’est pas encore determinée mais il est bien possible qu’il ait été issu d’un laboratoire. C'est précisément cette triple expansion – militaire, économique et technologique – qui est en train de toucher à ses limites. Je vais brièvement parler de ces limites – de ce que j’appelle la crise de civilisation – pour comprendre pourquoi la militarisation est une réponse à cette polycrise.

La crise de civilisation : bouleversements écologique, social et géopolitique 

Sur le plan écologique, on a déjà franchi sept des neuf frontières planétaires. La civilisation industrielle a causé la plus grande extinction d'espèces depuis 65 millions d'années. En outre, on est en train de dépasser des points de basculement dans le système climatique. C'est vrai, par exemple, pour l'Amazonie. On ne sait pas précisément quand, mais l'Amazonie peut basculer dans un autre état. C'est vrai pour les glaciers de Groenland et de l’Ouest et de l'Antarctique. S’ils fondent entièrement, cela entraînerait une élévation du niveau de la mer de 14 mètres. Et si on dépasse les points de basculement, on ne peut pas retourner à l'état précédent. Il se peut aussi qu'il y ait un point de bascule pour le système entier parce que tous les systèmes sont connectés. On est en effet en train de toucher aux limites de la croissance. Il y a eu une mise à jourdu rapport Meadows il y a trois ans, qui a montré qu'on est toujours sur le chemin d'un effondrement vers la moitié du siècle, par exemple par rapport à la production d'alimentation. 

En même temps, il y a une crise massive de l'économie et du social. On assiste à une polarisation énorme entre riches et pauvres. Une douzaine de personnes aujourd'hui possèdent autant que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. C’est une richesse perverse. Et les sociétés occidentales sont passées, grâce à des dizaines d'années de néolibéralisme, de sociétés d'ascension sociale à des sociétés de déclin général pour la majorité des populations. Cela veut dire que la grande promesse de progrès qui a été constitutive de la modernité est en train de s'effondrer en Occident devant nos yeux. La cohésion idéologique est en passe de disparaître, on peut l'observer tous les jours, et les forces centrifuges augmentent. Et voilà déjà une des raisons pourquoi l'état d'exception et l'état de guerre deviennent attractifs pour les gouvernements qui cherchent des moyens de contrôle dans une situation centrifuge. 

Une des conséquences de cette crise économique et sociale est une crise de la représentation. Une étude de l'université de Princeton conclut que les opinions et aspirations politiques de 70 % des populations aux États-Unis ne jouent aucun rôle dans le processus politique. Qu’importe si c’est un Trump ou un Biden qui gouverne, les 70 % ne comptent pas. Le système politique occidental est en effet une oligarchie. Par conséquent la confiance dans ce système est en pleine chute partout en Occident, en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux États-Unis. La politique s’est révélée incapable de résoudre les problèmes existentiels, la pauvreté, la sécurité sociale, le climat, les guerres. En somme, c'est la crise interne du système.

La troisième dimension c'est la crise géopolitique. On est arrivé au terme de 500 ans de domination de l'Occident. Quant à la population, l'OTAN ne représente que 12 % de la population mondiale (les G7 uniquement 10 %), tandis que les BRICS représentent à peu près 55 %. Au niveau économique, les BRICS ont dépassé le G7. Même au niveau militaire, les États-Unis, bien qu'ils aient l’armée la plus forte du monde, ont perdu toutes les guerres depuis 25 ans, en Afghanistan, en Irak et ailleurs. Il s’agit aussi d’un point de bascule, la puissance de l'Occident est en train de s'effondrer. Il n'est plus un modèle. La division sociale augmente, le rêve américain est devenu un cauchemar, les infrastructures sont en ruine, les trains fonctionnent beaucoup mieux en Chine qu'en Allemagne . Des pays du Sud global se détournent de l'Occident, désabusés par son régime néocolonial d’exploitation, ils ont davantage de choix maintenant, ils peuvent passerdes contrats avec la Chine par exemple. 

Je veux mentionner aussi une dimension de la polycrise dont on parle très peu, mais qui est très importante et mon prochain livre va être dédié à ce thème. Il s’agit de la crise psychique, spirituelle et culturelle en Occident qui s'est aggravée au cours de la pandémie à cause des confinéments. Dans la pandémie, le nombre des personnes qui souffrent de dépression a doublé en Allemagne pour atteindre un quart de la population. Il y a aussi une crise énorme chez les jeunes, dont un tiers s’auto-mutilent. C'est un peu partout le cas en Occident. C'est une crise qui s'ajoute aux autres et qui résulte en même temps des autres crises, et qui est en plus à la racine de beaucoup de problèmes politiques, notamment l’essor de la droite qui se nourrit de cette crise psychologique. Il y a un vide émotionnel et un vide cosmologique énorme dans la civilisation occidentale. Tout cela fait partie de la crise de civilisation. Une crise de civilisation, ça veut dire que toutes les institutions, toutes les fondements idéologiques de cette civilisation sont remis en question. On est en train d'entrer dans une longue phase de transition chaotique, un interrègne. Gramsci a parlé du temps des monstres. 

Il y a en principe deux réactions possibles dans une telle situation. On pourrait dire : oui, on se trouve dans une crise de civilisation, alors changeons nos institutions, discutons partout, dans les médias, dans les partis, dans les communautés, pour savoir comment on pourrait remplacer les institutions capitalistes, l'agro-industrie et cetera, par de nouvelles structures, par exemple par des biorégions. Il y a beaucoup de propositions. Dans une crise civilisation, il faut discuter tout cela. Il est rationnel de le faire. Mais ce n'est pas ce qui se passe, parce que dans une telle transition, les élites actuelles perdraient leurs privilèges, leurs richesses et leur pouvoir. Pour cette raison, elles n'ont pas intérêt à discuter tout cela. Elles nous disent plutôt « Regardez dans l’autre sens ! Voilà l'ennemi, il est à nos portes ! Il veut nous détruire ! C'est pourquoi nous ne pouvons pas discuter de ces choses maintenant. Il faut nous serrer les coudes pour combattre l'ennemi ». Voilà la stratégie de l'état d'exception.

L'état d'exception permanent comme forme de gouvernement dans un monde hors contrôle

Depuis 25 ans, on a subi une augmentation des états d'exception et des états de guerre. La guerre contre le terrorisme a été le modèle pour imposer une surveillance de masse, la restriction des droits fondamentaux, la prise du pouvoir par l'exécutif et la police, une répression croissante qui, d’ailleurs, se dirige aussi contre les mouvements écologistes en France comme ailleurs. Tout cela aboutit à une stratégie de choc comme Naomi Klein l'a décrit en détail. On a constatéune tendance similaire pendant la pandémie. Le jour où les Gilets Jaunes étaient en plein essor sur les Champs Elysées, Emmanuel Macron a déclaré la guerre contre le virus. Évidemment, c'était la fin des Gilets Jaunes. Il ne s’agissait pas uniquement d’une rhétorique de guerre : beaucoup de manières de gérer la société qui avaient été développées au cours dela guerre contre le terrorisme ont été utilisées dans la pandémie. Et par rapport à l'Ukraine, il y a aujourd'hui en Allemagne des propositions de la part des conservateurs de proclamer un état d'exception, un état d'urgence qui ne serait qu'à un pas d’une guerre chaude avec la Russie.

L'état d'exception permanent sert à discréditer la dissidence interne, à légitimer la répression et un gouvernement autoritaire dans un monde de plus en plus chaotique. Quiconque s'y oppose est qualifié de partisan de l'ennemi, partisan du Hamas, serviteur de Poutine, amis des dictateurs, éco-terroriste et cetera. 

L’état d'exception sert aussi à détruire l'État providence et à imposer une austérité forcée à long terme. Là où les politiques néolibérales se heurtaient jusqu'à présent à une résistance, on invoque désormais la menace d'un ennemi tout-puissant pour briser cette résistance. On nous dit qu’il faut sacrifier la sécurité sociale pour la sécurité militaire. En outre, l'état d'exception sert à canaliser, dans une crise d'accumulation structurelle, de grandes quantités d'argent des contribuables dans les poches des actionnaires et super riches. Dans maints pays, il y a eu des législations ad hoc et des modifications constitutionnelles. Par exemple, en Allemagne, on a changé la constitution avec une majorité de deux tiers au Bundestagpour ouvrir les portes budgétaires à une militarisation sans limite. Dès lors, il n’y a plus de limite financière pour l’armée et les services de renseignement. En même temps, on a maintenu les mesures d'austérité, les limites budgétaires pour le social et le reste. Les Verts allemands ont voté pour cela, les social-démocrates ont voté pour cela, avec les conservateurs et les libéraux, et le parti de gauche dans le Bundesrat, lui aussi a voté pour cela, bien que le parti proclame officiellement le contraire. C’est à dire qu’il y a très peu de résistance en Allemagne contre cette stratégie du choc, tandis que les centaines de milliards d’euros finissent dans les poches des actionnaires de Rheinmetall et des autres grands groupes du complexe militaro-industriel. 

L'état d'exception sert aussi à détourner notre attention de la crise de civilisation et de ses causes, des questions systémiques. On nous dit que nous ne pouvons pas parler maintenant de la pauvreté, du capitalisme et du chaos climatique, que nous devons nous unir contre l'ennemi. C’est une politique de trêve politique comme on l'a vu en Allemagne avant la Première Guerre mondiale quand l'empereur proclamait « Je ne connais plus aucun parti, je ne connais plus que des Allemands » pour détourner l'attention de la lutte des classes et mobiliser le peuple pour la grande guerre. Déjà à l’époque, les sociaux-démocrates ont voté pour les crédits de guerre. 

Evidemment l'état de quasi guerre fait aussi partie de la tentative d’enrayer le déclin de la domination occidentale par un réarmement massif. L'OTAN est actuellement en cours de restructuration afin de tenir en échec pas uniquement la Russie mais aussi la Chine et l'ensemble des pays émergents du Sud. Il y a une expansion massive de l'OTAN en Asie. Et l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne souhaitent jouer un rôle de premier plan dans ce domaine et renouer ainsi avec leur grandeur militaire d'antan – une illusion évidemment, mais une illusion très dangereuse. 

Pour légitimer l'état d'exception, il faut un ennemi surpuissant et démoniaque qui menace les fondements de notre civilisation. Pour aboutir à cela, il faut exagérer la force de l'ennemi, sa puissance destructrice et ses objectifs. En voici quelques exemples. Les attaques du 11 septembre 2001 étaient sans doute un crime majeur, mais l’hypothèse que quelques terroristes dans les cavernes de l’Hindou Kouch puissent menacer sérieusement la puissance militaire la plus écrasante dans l'histoire humaine est une exagération remarquable. Même chose pour le Hamas. Les attaques du 7 octobre ont constitué un grand crime, mais l'idée que le Hamas puisse détruire l'état hypermilitarisé d'Israël est absurde. Cela s'applique même à la Russie. Bien qu’elle dispose d’une force militaire massive dotée d’armes nucléaires, la Russie depuis trois ans a beaucoup de mal à avancer en Ukraine pour conquérir des petits villages. En même temps on nous raconte que les troupes russes vont envahir Varsovie, Berlin et Paris dans un  futur proche. Ce n'est pas logique, ce n’est pas réaliste du tout. Evidemment l'invasion en Ukraine en 2022 a été un grand crime. Mais l'idée que la Russie va attaquer l'OTAN est une imposture qui est utilisée pour justifier une militarisation sans limites. L’OTAN dépense déjà dix fois plus que la Russie pour l’armée. Poutine devrait être suicidaire d'attaquer l'OTAN. Même le rapport annuel des services secrets des États-Unis dit que la Russie n'a pas d'intérêt du tout à attaquer l'OTAN. 

Pour exagérer la menace et décourager toute possibilité de détente avec l’ennemi, des comparaisons avec Hitler et les nazis ont été utilisées excessivement. Déjà avant la guerre contre l'Irak, Saddam a été présenté comme le nouveau Hitler pour justifier une invasion. Le Hamas est également régulièrement qualifié d'incarnation des nazis, une comparaison que des historiens de renom jugent trompeuse et dangereuse. Il en va de même pour Poutine, qui est également comparé à Hitler, bien que cette comparaison soit absurde d'un point de vue historique. Dans tous les cas, ces comparaisons servent à rendre les négociations impossibles. Car selon cette logique, celui qui négocie avec le nouveau Hitler mène une politique d'apaisement comme autrefois à Munich en 1938 et fait ainsi le jeu de l'ennemi. 

Afin de faire apparaître l'ennemi encore plus démoniaque et son propre camp encore plus vertueux, on recourt même à une véritable mythologie de la guerre. Il s’agit du vieux récit de la lutte de la civilisation contre les forces des ténèbres. Benjamin Netanyahu par exemple a proclamé sur son compte Twitter il y a deux ans que la guerre à Gaza est « une lutte des forces de la lumière contre les forces des ténèbres ». L'OTAN procède de manière similaire. Je cite un tweet de l'OTAN du 23 février 2023 sur la chaîne officielle de l'OTAN : « L'Ukraine est le théâtre de l'une des plus grandes épopées de ce siècle. Nous sommes Harry Potter et William Wallace, les Na'vi et Han Solo. Nous nous évadons de Shawshank et faisons exploser l'Étoile de la Mort. Nous combattons les Harkonnens et défions Thanos. »

Dans une telle mythologie, il n'y a qu'un bien absolu et un mal absolu sans espace entre les deux. Les nuances sont éliminées. Par conséquent, toute forme de dissidence est déjà considérée comme une trahison. Le résultat est une paralysie de la pensée, un conformisme inquiétant. Même la complexité minimale ne peut plus être discutée. L'invasion russe par exemple était un crime sans doute. Mais ce crime était en grande partie une réaction à trente ans d'expansion de l'OTAN. Des personnalités éminentes de la politique étrangère américaine telles que Henry Kissinger, George Kennan ou le directeur de la CIA William Burns ont mis en garde pendant des décennies contre la possibilité que cette expansion, si elle atteignait l'Ukraine, conduirait à une guerre. De manière fatale, tous ces avertissements ont été ignorés. Mais dès lors que l'on évoque ces antécédents, on est immédiatement soupçonné de légitimer l'invasion et de prendre parti pour Poutine. Dans une telle logique, on ne peut plus parler de l'histoire, du passé. Pourtant, c’est dans le passé qu’on peut trouver les clés pour la solution des conflits. Mais ces clés restent enfouies si les racines de la guerre sont tabou. C'était vrai déjà pour la guerre contre le terrorisme. Cela vaut également pour Gaza, où l'histoire est généralement racontée comme si elle n'avait commencé que le 7 octobre. Cette tabouisation de l'histoire fait partie de la mythologie de guerre. 

Résistance à la nécropolitique et chemins vers un nouvel ordre de paix 

Mais que faire dans une telle situation ? D'abord, sur le plan mental et psychique, il s’agit de résister à la propagande et de déconstruire les mythologies de la guerre. Il faut raconter les antécédents des guerres parce qu'ils contiennent les clés pour la paix. 

Il faut aussi se rendre compte que la militarisation nous concerne tous et toutes et touche à tous les domaines de la vie. Il n'y aura pas de transition éco-sociale sous les conditions d'une militarisation forcée. Et cela veut dire que la résistance à cet égard nécessite une large alliance d'acteurs, au delà des mouvements pacifistes traditionnels, qui sont plutôt faibles en ce moment. Si l’on veut donner une chance à la transition écologique, il faut développer une vision commune. En Grande-Bretagne, il y a un mouvement associé au slogan « welfare, not warfare » : défendre les services sociaux contre la machine de guerre. Welfare, le bien-être, on pourrait le définir plus largement comme le bien-être des humains et de la planète entière. Il s’agit de défendre la vie contre ce qu’Achille Mbembe a appelé, dans le contexte de la guerre contre le terrorisme, la nécropolitique, la politique de la mort.

Au niveau interne, cela veut dire défendre et élargir les droits sociaux contre le complexe militaro-industriel. Défendre la démocratie, les droits fondamentaux, la liberté d'expression contre l'état d'exception permanent. Défendre aussi le caractère civil de nos institutions. En Allemagne, il y a déjà des lois qui forcent les universités à coopérer avec l’armée. C’est inacceptable. Il s’agit aussi de défendre les espaces naturels contre la militarisation, car l’armée a besoin de beaucoup de ressources, ressources minières, espaces pour les champs de tir et cetera. 

Au niveau géopolitique, il s’agit de ressusciter la diplomatie et la résolution civile des conflits. Cela engendre la vision d'une Europe en tant que puissance diplomatique, y compris le retour au principe de la sécurité commune développé dans les années 1970 par Willy Brandt, le chancelier allemand, Egon Bahr, Olof Palme et d’autres dans le contexte de la politique de détente. Evidemment, c’est très difficile aujourd'hui. Mais la situation dans laquelle la politique de détente a été développée n’était pas moins difficile. L'Union Soviétique avait envahi Prague en 1968. Les Américains avaient bombardé le Vietnam pendant des années, avec des millions de morts. C'était déjà une époque de confrontation dure. Mais les principes de la politique de la détente ont créé les conditions pour mettre fin à la première guerre froide. Sans cela, il n'y aurait pas eu de réunification de l'Allemagne. Mais l'Occident a abandonné la politique de la détente à partir de la moitié des années 1990. 

L'idée de la sécurité commune a été formulée par l'ancien secrétaire d'État américain Cyrus Vance qui écrivait dans le rapport Olaf Palme en 1982 : « Aucune nation ne peut atteindre seule une sécurité véritable car la sécurité à l’âge nucléaire est synonyme de sécurité commune. » Face à une puissance nucléaire, on ne peut pas gagner en sécurité en misant sur la confrontation, car cela augmente le risque d'une guerre nucléaire. 

Le principe de la sécurité commune veut dire que les intérêts de sécurité de tous les acteurs doivent être pris en compte de manière égale. L'Ukraine, Israël, les Etats-Unis, la France et l'Allemagne ont tous des intérêts de sécurité légitimes, mais les intérêts de sécurité des Palestiniens, de la Russie, des Chinois et des peuples du reste du monde doivent être considérés de la même façon. Si on accepte, par exemple, que les États-Unis aient un intérêt légitime à ce que les troupes et les missiles russes ne soient pas stationnés au Mexique, alors cela doit également s'appliquer à l'OTAN et aux troupes américaines en Ukraine. 

Dans le cas d'Israël et la Palestine, nos gouvernements ne cessent d’invoquer la sécurité d'Israël. Oui, Israël a des intérêts de sécurité légitime, mais les Palestiniens ont aussi des intérêts majeurs de sécurité légitimes . Jour et nuit, depuis deux ans, ils sont exposés à une terreur apocalyptique. Leur vie et leurs droits humains ne comptent pour rien et l'Occident se contente d'observer le génocide et de continuer à fournir des armes. Ce sont des double standards flagrants. Ce qu'on appelle en anglais « the rules-based international order », basé sur les « valeurs occidentales », n'est qu’un camouflage dela domination de l'Occident et de ses alliés. On ne parle du droit international et des droits de l'homme que lorsqu'il s'agit des adversaires géopolitiques tandis que les crimes de guerre et les génocides commis par les alliés sont couverts et même encouragés. Il faut une vision d'un nouvel ordre international dans lequel tous les peuples et toutes les nations jouissent des mêmes droits et de la même protection. Non seulement sur le papier, mais de facto, sans double standards. Cela signifierait la réalisation des objectifs de la charte des Nations Unies et l’abandon de la domination occidentale. 

L'Europe dans cette situation est à la croisée des chemins. Il y a deux possibilités. Si l'Europe accepte la fin inévitable de la domination occidentale, elle pourrait jouer un rôle constructif de médiatrice entre les grands blocs. Si l’on regarde lagéographie, c'est la seule option rationnelle. La Russie ne va pas disparaître. A long terme, cela pourrait avoir des avantages considérables. Le désarmement, les « dividendes de la paix », du progrès social et la possibilité d'une transition écologique. 

La possibilité numéro deux, c'est que l'Europe continue à s'enchaîner aux États-Unis et à l'illusion d'une domination occidentale permanente. C'est le chemin vers une autodestruction à tous les niveaux : économique, politique, sociale et écologique. Pire encore, cette voie augmente le risque d'une grande guerre. Malheureusement, les responsables politiques en exercice dans une grande partie de l'Europe se sont engagés dans la deuxième. 

Malgré cette situation sombre, je voudrais terminer sur une note positive. Il y a deux facteurs, deux forces qui distinguent la situation actuelle de celle qui prévalait à la veille de la Première Guerre mondiale par exemple. Le premier facteur, c'est le pouvoir et la coopération croissante des pays du Sud global qui ont un intérêt commun à un ordre multipolaire dans le cadre de la charte des Nations Unies. Ce ne sont pas tous des anges dans les gouvernements des pays du Sud, mais ils ont des intérêts concrets, économiques et politiques, à créer un autre ordre, et ils deviennent plus puissants. 

L'autre facteur, ce sont les mouvements pacifistes. Il y a eu des mouvements pacifistes pendant des siècles mais ce n’est que pendant la guerre du Vietnam qu’ils sont devenus un facteur géopolitique déterminant pour mettre fin à cette guerre. La stratégie centrale à l’époque, c'était la convergence des mouvements. Les mouvements de la paix ont coopéré avec les mouvements des Noirs aux États-Unis, avec les mouvements féministes, avec les mouvements écologists. Les mouvements écologistes aux États-Unis sont issus de ce  mouvement antimilitariste. Greenpeace a été fondé comme une organisation antimilitaire, même chose pour Friends of the Earth. Ce lien était aussi au cœur du parti Vert allemand qui a joué, au début des années 1980, un rôle important dans les grandes manifestations avec 400 000 participants contre le réarmement de l’OTAN. Les Verts à l’époque, c'était un parti anticapitaliste, pacifiste et écologique. (Aujourd’hui c’est plutôt le contraire.) Ces deux facteurs, la convergence des mouvements, et une certaine convergence des pays du Sud global, peuvent toujours freiner la course à l’abîme. Nous ne sommes pas encore en guerre. Nous avons encore le choix. 

Fabian Scheidler vit à Berlin et travaille comme journaliste  pour Le Monde diplomatique et de nombreux autres médias internationaux. Son livre « La Fin de la mégamachine. Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement » (Le Seuil 2020, www.megamaschine.org/fr) a été traduit dans de nombreuses langues. 

Ses derniers ouvrages publiés en allemand sont « L’Étoffe dont nous sommes faits. Repenser la nature et les sociétés » (Piper 2021) et » L'État de guerre et la lutte pour un nouvel ordre de paix. Le choix entre la raison et l'autodestruction » (Promedia 2025). https://fabian-scheidler.com/