Aujourd’hui en France, l’équivalent d’un département français disparaît chaque décennie sous le béton et les bulldozers. Les effets n’en sont pas toujours spectaculaires à court terme, mais il est facile de comprendre qu’à ce rythme, l’artificialisation des sols constitue une sérieuse limite aux velléités actuelles d’aménagement du territoire. Cette érosion des terres agricoles et des zones naturelles s’incarne sur le terrain en une multitude de petits grignotages locaux, auxquels s’ajoutent quelques projets de plus grande envergure – ici un aéroport, là une ligne TGV, une autoroute, un barrage, etc.
Depuis quelques années, ces grands projets d’aménagement ont motivé certains des combats les plus emblématiques du mouvement écologiste contemporain. Les mobilisations locales contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le barrage du Testet ou la ligne TGV Lyon-Turin s’inscrivent dans un mouvement plus général d’opposition à ce que les militants appellent désormais les « grands projets inutiles et imposés » (GPII). La lutte contre l’artificialisation des sols n’est pas nécessairement la motivation directe de ceux qui s’engagent dans ces conflits, mais elle contribue à conférer une cohérence et une résonance globales à ce qui ne serait sinon qu’une juxtaposition de contestations locales.
Inutiles et imposés
Comme le Larzac et Plogoff en d’autres temps, les luttes locales contre les GPII fédèrent des militants issus de mouvances politiques variées, qu’il serait difficile de rassembler sous une même étiquette. Des écologistes radicaux, des naturalistes amateurs, des objecteurs de croissance, des militants libertaires, des altermondialistes, des anticapitalistes et bien d’autres peuvent ainsi se retrouver aux côtés de simples riverains et d’agriculteurs locaux dans cette opposition commune au gigantisme aménageur. Sous cette diversité des profils politiques, le plus petit dénominateur commun entre ces opposants semble être de juger inutile et néfaste la fuite en avant de la logique productiviste. Par la constance de leur lutte, ils réaffirment qu’il y a des limites à l’aménagement et à l’artificialisation de l’environnement.
Depuis les années 1970, la conviction qu’il existe des limites à la croissance est l’un des traits caractéristiques de la pensée écologiste dans le champ politique. C’est une idée profondément subversive, qui suggère de réviser de fond en comble notre imaginaire politique, aujourd’hui phagocyté par l’espoir d’une croissance salvatrice. Les autres grandes familles idéologiques ont certes reconnu la crise écologique et développé des discours sur l’environnement, mais elles peinent à reconnaître que la croissance peut ou doive un jour s’arrêter. Elles maintiennent leur conviction que le progrès technique permettra de toujours repousser la finitude des ressources et de l’espace.
Dans la lignée de cette approche technique de l’environnement, la plupart des grands projets d’aménagement s’accompagnent aujourd’hui de mesures compensatoires qui prétendent introduire une équivalence entre une zone naturelle détruite ici et une autre restaurée là-bas. En théorie, la compensation permettrait d’enrayer l’artificialisation des sols. Mais en pratique, elle peut s’avérer contre-productive en facilitant l’obtention des dérogations nécessaires à la réalisation de ces grands projets, et en entretenant l’illusion de leur caractère écologiquement compatible. Or la compensation n’est généralement qu’un moindre mal, dont la généralisation semble une impasse logique dans un monde fini.
Accepter la finitude du monde et la sobriété
Dans ce contexte, les mobilisations contre les GPII sont les véritables héritières de la pensée écologiste, parce qu’elles refusent avec constance que les zones naturelles ou semi-naturelles qu’il reste en France soient sacrifiées au nom d’impératifs économiques obsolètes. Laisser entendre que ces militants luttent et meurent pour des idées est fondamentalement absurde, car ils luttent en réalité pour des causes concrètes : des zones naturelles qui continuent aujourd’hui à disparaître au nom de la croissance et du développement, quand ce n’est pas de la croissance verte et du développement durable.
Accepter la finitude du monde, comme nous y invite l’écologie politique depuis quarante ans, signifierait plutôt choisir la sobriété en renonçant durablement à l’essentiel de ces projets d’un autre temps. Mais la chose est difficile à envisager pour des élus locaux qui se pensent souvent comme des bâtisseurs et des développeurs, comme elle est difficile à imaginer pour des dirigeants nationaux qui font du retour de la croissance leur priorité absolue. C’est une tentation quasi-faustienne : dès que la croissance ralentit, la tentation est forte de chercher à la relancer à coups de grands projets, quitte à multiplier les dérogations environnementales. À mesure que ce retour de la croissance se fera plus hypothétique, cette tentation risque de se faire de plus en plus forte.
Tant que nos sociétés persisteront à rechercher la croissance à tout prix, la tentation sera grande de toujours bétonner un peu plus, à l’occasion de la prochaine crise, puis de la suivante, et de la suivante… et ainsi de suite. Contre cette tentation récurrente, les mobilisations anti-GPII sont parmi les seules à porter une parole divergente, qui propose d’enfin briser la spirale des sacrifices environnementaux toujours plus grands réclamés par la mystique de la croissance.
Luc Semal
Paru dans le Monde daté du 5/11/2014