Séminaire

Dark Mountain Project. Penser la mort de la modernité et ouvrir les imaginaires de l'effondrement

16 mars 2024

Séminaire du 16 mars 2024

Je voudrais dédier ce séminaire à la mémoire de Mark Watson qui nous a quittés brutalement, une des chevilles ouvrières du Dark Mountain Project, plant activist comme il se dénommait, jardinier, glaneur, cuisinier, et le compagnon de 38 ans de Charlotte Du Cann qui est une des co-directrices du projet à l’heure actuelle. Aussi une pensée pour elle.

Pour nous mettre dans l’esprit de Dark Mountain, projetons-nous par l’imagination autour d’un feu de camp, dans l’obscurité, pour se tenir chaud et partager des histoires, des ombres dansantes dans la nuit. Ou encore sur les pentes escarpées de montagnes écossaises, par grand vent dans le brouillard et là rencontrer un cerf et peut-être entendre les fées. Ou encore avec les peuples Paiute et Shoshone à bloquer un chantier de mine de lithium dans le Nevada à Thacker Pass, ou plus simplement marcher le long d’une plage de galets sur la mer du Nord, à l’ombre d’une centrale nucléaire. 

J’ai rencontré Dark Mountain d’abord par ouï dire puis sur internet vers 2017-2018. En juillet 2019, j’ai appris que ce collectif organisait une marche, un pélerinage le long de la Tamise entre Hampton Court et Oxford pour fêter ses dix ans. J’étais en Angleterre à ce moment-là, je les ai rejoints. Le dernier jour, il y eut une fête dans un pub d’Oxford, avec un beau feu de joie, de la musique, de la poésie, des bottes de paille, des conversations. Une grande conviviavilité. C’est ainsi que j’ai rencontré la bande. Et tout de suite, j’ai eu chaud au coeur.  Je me suis abonnée à la revue et, depuis, je suis leurs activités de loin en loin.

Qu’est-ce que Dark Mountain ?

Voici une définition de Dark Mountain par Charlotte Du Cann : un réseau d’écrivains et d’écrivaines, d’artistes, de penseurs et de penseuses qui ont cessé de croire aux histoires que notre civilisation se raconte. Ils et elles voient le monde entrer dans une ère d’effondrement écologique, de contraction matérielle et d’effritement social et politique. Ils et elles veulent que notre réponse culturelle réflète cette réalité plutôt que de la nier.

Tout a commencé par un manifeste intitulé “Uncivilisation” paru en juillet 2009. C’était un pamphlet, petit livre rouge, cousu à la main et tiré à 500 exemplaires grâce à un financement participatif. Il était également disponible sur un site web. Il sera réimprimé quatre fois et finalement publié en livre en 2014. 

Derrière ce manifeste, deux hommes qui s’étaient rencontrés en 2008, Paul Kingsnorth et Dougald Hine. Paul Kingsnorth est le plus sombre des deux. Né en 1972, il est diplômé en histoire de l’université d’Oxford. Lorsqu’il est étudiant, c’est le début des grandes manifestations contre la construction des routes en Angleterre, les anti-road protests, il y participe, fera de la garde à vue. C’est une expérience marquante, transformatrice, comme pour beaucoup. Il s’engage dans les mouvements écologistes. Il écrit un temps pour l’Independent, puis rejoint Greenpeace où il s’occupe des publications et enfin il travaille comme rédacteur en chef adjoint du magazine The Ecologist. Début des années 2000, il s’intéresse au mouvement altermondialiste, voyage au Mexique, en Papouasie occidentale, à Gênes, au Brésil, et en tirera un livre publié en 2003 : One No, Many Yeses qui ne rencontrera aucun succès. Il s’attelle alors à un tour d’Angleterre pour comprendre où en est son pays, rencontre des tenanciers de pubs, des commerçants, des artisans, des fermiers, tous ces petits indépendants qui sont désespérés et en voie d’extinction devant le rouleau compresseur de la financiarisation, de la mondialisation et de l’homogénéisation de la culture qui en résulte. Son livre Real England, publié en 2008, sera son premier succès d’édition, au moment où survient la crise financière.

Dougald Hine est plus jeune de cinq ans et plus solaire. Egalement diplômé de l’université d’Oxford en littérature anglaise il fait ensuite des études de journalisme à Sheffield. Il travaille pour  la radio à la BBC pendant quelques années puis jette l’éponge et voyage, notamment en Chine dans la province du Xinjiang où vivent les Ouighours. En 2008 il vient de rentrer en Angleterre, il a 30 ans et at a loose end comme on dit en anglais.

En somme, tous deux traversent une crise existentielle. Les mouvements écologistes sont des échecs. Après une phase radicale, ils ont été récupérés par le système. La situation climatique et de la biosphère sont hors de contrôle, ils lisent les rapports scientifiques. Rentrant de leurs voyages, ils ont vu que partout la terre et les peuples sont détruits, dévastés. La crise financière de 2008 a révélé la folie des puissants, la rapidité avec laquelle tout pourrait s’effondrer et comment tout le monde s’évertue à maintenir le système mortifère de la modernité. 

Ce qui les chagrine particulièrement c’est le déni collectif, l’omerta, quasiment personne ne parle de cet état de fait ouvertement, même dans les milieux écologistes. 

Dougald Hine a découvert le blog de Paul Kingsnorth, il lui écrit, ils se rencontrent dans des pubs, échangent leurs références et leurs idées, décident d’écrire un manifeste. Paul Kingsnorth dira non sans humour qu’il traversait une crise existentielle et pour y faire face il en a fait part à la terre entière.  

Qu’y a-t-il dans ce Manifeste ?

D’abord le diagnostic de la mort annoncée de la civilisation industrielle occidentale désormais mondialisée, confrontée à la réalité physique du système Terre, aux limites planétaires. Ils écrivent avec beaucoup de lyrisme et non sans grandiloquence :

C’est au tour semble-t-il de notre civilisation de faire l’expérience de l’afflux du sauvage et de l’invisible (the inrush of the savage and the unseen) ; notre tour d’être arrêté soudainement par le contact avec la réalité indomptée (untamed reality). Une chute s’annonce. (…) Hubris a rencontré Nemesis. Maintenant une histoire humaine familière se joue. C’est l’histoire d’un empire qui se corrode de l’intérieur. C’est l’histoire d’un peuple qui a cru pendant très longtemps que ses actions n’avaient pas de conséquences. C’est l’histoire de la manière dont ce peuple va faire face à l’effondrement (crumbling) de son propre mythe. C’est notre histoire. Cette époque, cet empire qui s’effondre, c’est l’inattaquable économie globale (the unassailable global economy) et le meilleur des mondes de la démocratie du consommateur (the brave new world of consumer democracy) en train de se forger partout dans le monde en son nom.”

Pour mieux appréhender le processus en cours, les auteurs du Manifeste nous rappellent que toute civilisation repose sur des mythes, des mythes dont nous sommes d’autant plus prisonniers que nous avons oublié que ce sont des mythes. Pour notre civilisation, il s’agit du mythe du progrès, du mythe de la centralité humaine, et du mythe de l’humain comme entité distincte de la nature et qui cherche à la dompter. Ces mythes nous ont conduits au désastre, il est temps de les déboulonner en se “décivilisant”. C’est d’autant plus difficile que ces mythes nous habitent.

Ils pensent que les seuls humains capables par leur sensibilité particulière de se confronter au mythe de la civilisation, d’avoir une vision décalée sont les artistes, les écrivains. Le Manifeste les appelle à  tenter une approche “décivilisée” pour entamer la conversation, partager des émotions, rendre compte, donner à vivre d’autres rapports au monde, se reconnecter au vivant, en toute humilité. L’espace qui leur sera donné sera une revue que le Projet Dark Mountain se propose de publier, c’est donc un appel à contributions. 

Voici les huit principes qui clôturent le Manifeste :

Les huit principes de la Décivilisation

“Nous devons un peu déshumaniser nos vues, et devenir confiants

Comme le rocher et l’océan dont nous sommes faits.”

1. Nous vivons une époque de délitement social, économique et écologique. Tout autour de nous il y a des signes que tout notre mode de vie est déjà en train d’entrer dans l’histoire. Nous ferons face à cette réalité avec honnêteté et apprendrons comment vivre avec.

2. Nous rejetons la croyance qui prétend que les crises convergentes de notre temps peuvent être réduites à un ensemble de “problèmes” qui ont besoin de “solutions” technologiques ou politiques.

3. Nous croyons que les racines de ces crises résident dans les histoires que nous nous sommes racontées. Nous avons l’intention de remettre en cause les histoires qui sous-tendent notre civilisation : le mythe du progrès, le mythe de la centralité humaine, et le mythe de notre séparation d’avec la “nature”. Ces mythes sont d’autant plus dangereux que nous avons oublié qu’il s’agissait de mythes.

4. Nous réaffirmerons le rôle des histoires comme étant bien plus que du simple divertissement. C’est à travers les histoires que nous tissons la réalité. 

5. Les humains ne sont pas la raison d’être et la finalité de la planète. Notre art prendra comme point de départ la tentative de sortir de la bulle humaine. Grâce à une minutieuse attention, nous nous réengagerons dans une relation avec le monde non-humain.

6. Nous célébrerons l’écriture et l’art qui sont enracinés dans un sens du lieu et de temps (grounded in a sense of place and time). Notre littérature a été dominée pendant trop longtemps par ceux qui habitent les citadelles cosmopolites.

7. Nous ne nous perdrons pas dans l’élaboration de théories ou d’idéologies. Nous mots seront ceux des éléments. Nous écrirons avec de la terre sous les ongles.

8. La fin du monde tel que nous le connaissons n’est pas la fin du monde tout court. Ensemble nous trouverons l’espoir au-delà de l’espoir, les chemins qui mènent vers le monde inconnu devant nous. 

Le Manifeste est lancé le 17 juillet 2009 dans un pub à Oxford devant une quarantaine de personnes. Il a un certain retentissement. 

Leurs influences revendiquées

Robinson Jeffers est un peu le père tutélaire du projet. Le nom de Dark Mountain est tiré d’un de ses poèmes. Poète américain de la première moitié du XXe siècle, qui a vécu en ermite dans une tour de pierre construite de ses mains près de Carmel en Californie,  écoeuré par l’état du monde (la montée du fascisme, la seconde guerre mondiale) et appelant les hommes à s’“inhumaniser” ou se “déshumaniser”, il a beaucoup inspiré Kingsnorth. Les éditions Wildproject qui l’ont traduit le qualifient de “poète du rivage californien adulé et maudit”.

Les autres écrivains que cite le manifeste sont Joseph Conrad pour sa connaissance de l’obscurité dans le coeur des humains et pour sa connaissance du wild, Bertrand Russell, John Berger, Alan Garner, Mary Oliver, Wendell Berry, W.S. Merwin - tous des écrivains qui ont vécu loin des villes, qui étaient ancrés dans un lieu avec une profonde connection à ce lieu, à ses habitants humains et non humains. 

Parmi les penseurs qui les ont inspirés (non fiction) : Ivan Illich, David Abrams (The Spell of the Sensuous en anglais 1996, Comment la terre s’est tue, pour une écologie des sens, traduit en 2013), John Michael Greer (The Long Descent: A User’s Guide to the End of the Industrial Age, 2008), penseur du pic pétrolier et de la rarefication des ressources, traduit en 2013 en français par La fin de l’abondance, le sous-commandant Marcos du mouvement zapatiste, Dimitri Orlov sur le collapse soviétique, Hugh Brody, anthropologue qui a fréquenté pendant trois décennies les Inuits du Haut-Arctique et qui a beaucoup écrit sur leur manière de voir le monde (traduit en 2003, Inuits, indiens, chasseurs-cueilleurs). On remarque qu’il n’y a pas beaucoup de femmes.

Suite à ce manifeste, très vite un festival s’improvise. La première édition du festival “Uncivilisation” a lieu à Llangollen, au Pays de Galles, au printemps 2010. Elle est financée par Doug Tompkins, l’homme d’affaires américain qui a fondé la marque de vêtements North Face. Les festivals sont une composante essentielle de Dark Mountain, ils ont vraiment contribué à faire connaître le projet. On y expérimente aussi un revival des années hippie aux Etats-Unis, un certain héritage de la contre-culture qui est bienvenu.  Entre 2010 et 2013, il y aura quatre festivals et quatre numéros de la revue.

Dans la foulée du premier festival Dark Mountain, le premier numéro de la revue paraît à l’été 2010. Ce sont de très beaux livres, à la couverture cartonnée, avec beaucoup de soin apportée à la fabrication et à l’édition, une vraie qualité éditoriale.

La seconde personne que je souhaite convoquer est Alistair McIntosh. Né en 1955 il est originaire de l’île de Lewis dans les Hébrides extérieures au nord ouest de l’Ecosse, il est Quaker. Il est connu pour son très beau livre Soil and Soul: People vs Corporate Power publié en 2001 (traduit en français en 2005 avec un titre très réducteur Chronique d’une alliance : peuples autochtones et société civile face à la mondialisation), car cette alliance de mots soil and soul sont l’âme de son propos, le lien à la terre comme fondement de la spiritualité. 

Dans ce livre, il raconte l’histoire compliquée de la colonisation de l’Ecosse par les Anglais, des landlords qui s’accaparent les terres pour en faire des chasses, de l’immigration massive, de la destruction d’une culture. Il raconte la vieille culture des crofters qu’il a encore connue dans son enfance sur l’île de Lewis.  Le terme croftersvient de croft qui désigne une petite ferme louée avec un bout de terrain à cultiver et le droit d’usage de terres de pâturage communes, un mode de vie rude et autonome. Il raconte aussi la campagne victorieuse pour stopper la construction d’une méga carrière sur l’île de Harris qu’il voit comme la résistance d’un peuple autochtone.

« Décivilisation »

Alistair McIntosh, dans le premier numéro de Dark Mountain, questionne le terme de “décivilisation”(« Uncivilization »). Il estime que c’est une expérience de pensée intéressante mais met en garde contre l’impulsion puérile de casser la construction de légo et de tout laisser en plan sur le sol de la nursery. Pour lui, il faut avoir un oeil sur la reconstruction avec une alternative crédible et pragmatique et met en garde contre les régimes autoritaires et la tentation du totalitarisme. Il fait remarquer que si la conférence climatique de Copenhague (COP 15, en 2009) a échoué, ce n’est pas dû à un échec de la politique des Nations Unies mais parce que les décideurs ont accompli secrètement ce que la majorité des gens voulaient réellement. Pour lui, il s’agit moins de se déciviliser que de s’intéresser à la vie intérieure et son lien à la terre. 

Autre personnalité, autre courant de pensée, c’est Derrick Jensen. Il vit en Californie du Nord, à la frontière de l’Oregon et il est un des fondateurs du mouvement Deep Green Resistance. Il vient de publier Endgame en 2006 (qui vient d’être traduit en français aux éditions Libre). Ce mouvement appelle à la défense du vivant et au démantèlement de toutes les infrastructures qui le menacent par l’éco-sabotage et la résistance armée si nécessaire. Lui aussi se réfère à l’autochtonie, il parle des Tolowa sur la terre desquels il vit à présent (qui sont toujours là). Je le cite :

“La seule manière de vivre durable est d’améliorer votre habitat par votre présence. C’est ce que font les saumons, c’est ce que font les séquoias, c’est ce que font les peuples autochtones - on ne survit pas en exploitant son environnement mais en l’améliorant. (…) Nous sommes en lien avec davantage de machines que d’êtres vivants”. (“A gentle ferocity, A conversation with Derrick Jensen” par AnthonyMcCann, Dark Mountain, numéro 1, p. 109)

Vinay Gupta vient de Glasgow, il est d’ascendance indienne, ses parents sont de New Delhi. Il a un message très clair lors du premier festival. Devant un public blanc, majoritairement de classe moyenne, il dit : “Le collapse c’est de vivre dans les mêmes conditions que les gens qui font pousser votre café, c’est ça que vous appelez collapse social”. La guerre est partout, la guerre contre le vivant, la guerre contre l’humain, c’est le présent de la plupart des humains sur une grande partie de la planète, nous vivons ici sur une île de prospérité militarisée. Où est la justice ? Où est la sortie ? Un horizon possible serait de vivre comme au Kerala, 60 millions d’habitants, 75 ans d’espérance de vie, une empreinte planétaire faible. C’est le thème de la justice climatique.

Colonisations

Enfin, il faut évoquer Jay Griffiths qui ramène le débat sur la position particulière des Anglais en regard de la question coloniale. Jay Griffiths a fait un voyage au contact de peuples autochtones, en Amazonie, dans l’Arctique, en Australie, en Papaouasie, elle en a rapporté un livre Wild publié en 2006 où elle interroge la question de wild mindet de wildness of the human spirit. Elle rapporte de ses nombreuses conversations avec des amérindiens ou des aborigènes leur amour de leur terre et combien l’exil rupture leur identité, les rend malades. Et à propos de l’entreprise coloniale : les vaincus ont l’exil et les vainqueurs ont une terre qui ne leur parle pas. 

Dans son article “This England”, elle écrit à propos de ce fameux lien avec la terre : 

“Pour les Anglais, c’est un sentiment tordu, plein de noeuds, de la méchanceté et du silence, compliqué par du racisme, de la culpabilité et l’empire. Cependant, pour beaucoup de gens, c’est aussi la source d’une nostalgie presque insondable, une douleur au coeur que tous les jardins suspendus du monde ne peuvent pas consoler.”

Les Irlandais, les Gallois, les Ecossais, les Cornouaillais ont souvent un amour de la terre que les Anglais n’ont pas, d’autant que ce sentiment a été confisqué par les mouvements nationalistes et l’extrême droite qui l’associent à la haine de l’étranger. Elle regrette le manque de culture historique des “pauvres blancs” qui ne se rendent pas compte que leur misère provient des enclosures, du vol organisé de la terre, de la colonisation des communs puisqu’aujourd’hui 0,6% de la population possède 69% de la propriété foncière et avec l’agrobusiness industriel, la terre est devenue muette. Il faut souligner qu’une particularité de l’Angleterre, c’est la structuration de la propriété foncière. (Guy Shrubsole, Who Owns England ? How we lost our green and pleasant land and how to take it back, 2019)

De ces contributions il ressort, en résumé : une critique forte du mouvement écologiste tel qu’il a évolué, la nécessité de retrouver une spiritualité qui soit liée à la terre (c’est avant tout une transformation intérieure), la résistance, le démantèlement, l’éco-sabotage, la justice climatique, l’alliance avec les peuples autochtones (pour rappel les droits des peuples autochtones ont été reconnus par les Nations Unies en 2007), la filiation avec les manifestations anti-routes des années 1990.

Un mot sur les antiroad protests des années 1990. Margaret Thatcher avait annoncé dès 1989 “le plus vaste programme de construction de routes depuis l’empire romain”. Les constructions commencent en 1992 à Twyford Down près de Winchester (juste au nord de Portsmouth, collines couvertes d’herbe et faites de calcaire) et donnent lieu à des séries de blocages, actions directes, campements - tout un mouvement, assemblage hétéroclite de militants radicaux, de hippies itinérants, de classes populaires, d’aristocrates, qui a vraiment radicalisé toute une génération. Le mouvement était une réponse viscérale au saccage de la wilderness, de la beauté. Très romantique dans son amour de la nature, à la Wordsworth.

Cette filiation de Uncivilisation avec le anti road protest sera de nouveau évoquée par Dougie Strang lors du 3e festival Dark Mountain en 2012. Il pointe deux aspects : comment les gens ont réagi à cette destruction, à cette violence qui leur a été faite, violence contre la terre mais aussi violence contre les corps de ceux qui la défendaient. Et comment malgré le froid, la pluie, la boue, la saleté, les engueulades, cette expérience a été transformatrice. Encore aujourd’hui, Dougie Strang reste un membre actif de Dark Mountain. Ecossais, il vient du théâtre, de la performance,   un fin connaisseur de la mythologie écossaise. La performance low-tech et participative “Liminal” qu’il propose pour le festival de 2011 n’est pas donnée sur une scène mais dans les bois - combinaison de théâtre, d’installation, de poésie et de musique. Cela fait penser aux Diggers, il y a un grand apport du spectacle vivant, de la musique, de la danse et du chant. 

Quelques thématiques émergent de cette première phase très active entre 2009 et 2013, l’idée de “root and resist” ("enracinez-vous et résistez"). Et aussi toute une interrogation autour de “withdraw” (se retirer mais aussi déserter), est-il responsable/moral de se retirer sachant que de toute façon c’est impossible puisqu’on est pris dans les rêts du système quoiqu’on fasse ? Kingsworth eut par la suite des grands débats sur cette question notamment avec George Monbiot, journaliste au Guardian, et Naomi Klein qui tous deux pensent que c’est une forme de dépolitisation.

En 2013 Hine et Kingsnorth décident d’arrêter les festivals pour ne pas fossiliser le genre et se recentrer sur les revues. Le flambeau est repris par d’autres qui apportent leur propre touche. Dougie Strang organise Carrying the Fire en Ecosse, il y aura quatre éditions, moins de participants, dans un territoire beaucoup plus sauvage, avec des explorations et des rituels. Puis Charlotte Du Cann organisera Base Camp en 2016 avec la participation très active de Martin Shaw qui est un folkloriste et un conteur hors pair, une force de la nature. Le thème en est : par-delà la perte et le deuil, quelles histoires allons-nous nous raconter ? La décolonisation de l’imaginaire, il s’agit de la donner à vivre. Martin Shaw dit : “Écoutez avec votre old mind, votre esprit archaïque, n’écoutez pas avec votre modern mind, votre esprit moderne, sinon ça n’aura pas de sens”. 

24 numéros à ce jour

Quatre premiers numéros paraissent entre 2010-2013 à raison d’un numéro par an, comme un festival par an. À partir de 2014 sont édités deux numéros par an. Dès 2015-2016 Kingsnorth et Hine sont moins présents comme éditeurs de la revue. Charlotte Du Cann et d’autres reprennent le flambeau. Ajourd’hui Charlotte DuCann et Nick Hunt en sont les co-directeurs.   

A partir du numéro 8, Technê (2016), la rédaction décide d’élaborer des numéros thématiques, pour explorer une question plus en profondeur. Technê c’est l’application pratique du art and craft (art et artisanat, tout ce qui est manuel) par opposition à l’epistêmê qui relève du royaume de la théorie et de la connaissance. C’est cette distinction classique qui structure encore aujourd’hui notre imaginaire, séparant les humanités et les sciences, les intellectuels et les ingénieurs, et l’esprit et la main. Les rédacteurs espèrent ouvrir la boîte noire d’une culture noyée dans le numérique et étranglée par les lignes à haute tension.

Ouvrir les imaginaires de l’effondrement

Ce numéro de 2016 revient sur l’histoire des Luddites et comment l’état réprime ce mouvement aussitôt, fait voter une loi qui punit de la peine de mort le bris de machine quelques mois à peine après le début des révoltes/de l’insurrection (Lord Byron député fera un vibrant discours pour s’y opposer). Est évoquée cette scène de dix-sept hommes, 25 ans en moyenne, tous des artisans hautement qualifiés, pendus publiquement devant la prison de York, selon “un degré particulier dans l’horreur” d’après un témoin, ces hommes qui sont morts pour défendre un mode de vie autonome qui va disparaître et dont le premier acte de la disparition était les enclosures. Et comment l’on passe à ce moment-là à l’équivalence travail-salaire (le salariat) et comment ce modèle est complètement entré dans les imaginaires.

Une autre histoire, c’est la première dispatch (dépêche) en provenance de la région de Bastar, par un certain Narendra qui a vécu dans les années 1980 au contact du peuple Abujhmadia, peuple de chasseurs-cueilleurs. Bastar, c’est une région de l’Inde centrale où vivent aussi les Adivasi. Il nous dit à leur sujet :

« En dehors de l’entreprise de rester en vie, leurs besoins ne sont pas nombreux. Ils restreignent leurs outils au minimum, une hache, un arc et quelques flèches, quelques couteaux, un piège et un filet de pêche, quelques pots pour la cuisine (en bambou), une louche sculptée dans une calebasse, un tapis de bambou, une blague à tabac creusée dans une racine … - dans l’idée que l’outil pénètre dans la terre et la sectionne. Une certaine austérité dans le mode de vie. C’est un choix délibéré d’avoir très peu d’outils, tout comme de ne pas compter au-delà de cinq ».

Autre histoire, celle de Catrina Davies qui a choisi de vivre dans une cabane sur une île de l’Atlantique nord où elle restera cinq ans, sans eau courante mais avec électricité. Elle est DJ et a besoin d’internet et d’un ordinateur pour travailler. Voici ce qu’elle dit sur sa manière de naviguer dans la technosphère depuis sa cabane. “Naviguer dans la technosphère du 21ème siècle sans être coopté par le capitalisme de consommation ou devenir Luddite est difficile (…) Naviguer dans la technosphère depuis mon hangar, c'est comme être un des premiers humains pour qui tout a déjà été inventé. C’est le côté amusant et libérateur de la vie dans un 21e siècle autrement terrifiant. Déterminer ce dont j'ai besoin, ce dont je peux me passer et comment je peux faire avec ce que j'ai déjà est une aventure continue”.

2016 est l’année de deux électrochocs : le Brexit et l’élection de Trump. Ceci explique peut-être la décision de faire connaître le travail de Dark Mountain à un plus large public, de rendre les textes plus accessibles en publiant une anthologie aux éditions Chelsea Green Publishing (qui sont dans le Vermont). Walking On Lava paraît à l’été 2017. 

Le numéro Sanctum, paru à à l’automne 2017, est magnifique. Les pages d’ouverture de chapitres ont été créées à partir de peaux de chevreuils des Highlands de l’Ecosse tués soit par une voiture soit par un fusil. Thomas Keyes a récupéré ces peaux, les a traitées et a expérimenté pendant plusieurs années les techniques des scribes celtes, référence au livre de Kells. Comme il vient du monde du graffiti, c’est aussi un mix créatif. Une autre originalité réside dans les marges du livre où se déploie le récit mythique d’une Sibylle et autres incarnations féminines archaïques. La spiritualité est au coeur de Dark Mountain, un sens du sacré au-delà des religions institutées  ou de pratiques New Age dépolitisées et marchandisées.

Le n° 14, Terra non firma, évoque la terre qui se dérobe sous nos pieds ; les migrations de masse, l’hypermobilité, le tourisme de masse quand les écosystèmes et les cultures sont packagés et transformés en marchandise, l’appartenance à une terre quand l’exclusion et le rejet de l’étranger sont en plein essor, comment conserver le vernaculaire dans une monoculture globalisée - dessiner de nouvelles cartes. 

Cartographies sensibles

Dès le Manifeste,il est question de cartes. La cartographie n’est pas neutre. Elle est lourde de colonialisme. Le monde est vu d’en haut comme un objet à mettre en coupe réglée. Les cartes peuvent nous guider ou nous égarer. Les cartes que les membres de Dark Mountain appellent de leurs voeux sont des cartes dessinées dans le sable avec un bout de bois, délavées à la première pluie. 

Voici une carte dessinée dans Terra non firma, une histoire qui me touche beaucoup. C’est celle de Julia Loginova, originaire de la république des Komis dans le grand nord russe. Elle a grandi en ville à Syktyvkar, mais à proximité des éleveurs de rennes, du silence du grand nord et des mûres arctiques. Elle élabore en Australie une thèse de doctorat sur la transformation rapide des modes de vie autochtones due à l’exploitation industrielle des ressources. Elle ne veut plus faire des papiers académiques et, dans ce texte, elle raconte son voyage de trente heures de train depuis Moscou en compagnie de soldats démobilisés qui ont combattu en Ttchéchénie, en Ukraine, complètement saoûls, et qui maintenant sont des vakhtoviki, des travailleurs saisonniers pour l’industrie du pétrole. La voilà en route pour sa région natale où s’est déversée en 1994 la plus grande marée noire terrestre, et, depuis, de nombreuses autres fuites, dans l’indifférence et l’impunité des dirigeants. Elle s’y rend pour travailler avec toute une équipe et documenter les actions illégales de l’industrie pétrolière. 

“Le pétrole et son odeur pénétraient profondément dans nos vêtements, nos cheveux, notre peau et nos coeurs. (…) On ne peut pas enlever le pétrole des chaussures et des vêtements mais on peut les remplacer. Mais il n’y a aucun moyen de remplacer les terres et les rivières qui fournissent des moyens de subsistance au peuple Komi. Certains d’entre nous peuvent se réfugier dans les grandes villes. Mais où trouver un refuge pour nos coeurs, notre culture, notre langue ? En groupe nous avons créé une autre carte : la carte de la dégradation environnementale. Certains l’appellent la Carte de la Douleur. D’autres l’appellent la Carte de la Honte. De retour de l’expédition, nous sommes allé.e.s au banya pour faire partir à la vapeur La semaine suivante, nous avons traité les coordonnées GPS et les photos des marées noires et nous avons fait des estimations des dommages causés à l’environnement. Nous avons envoyés nos résultats au gouvernement et aux compagnies pétrolières avec une demande d’action urgente. Mais c’est le silence que nous avons eu en réponse. Un silence assourdissant.”

Légende :  Couverture du n° 15 « Le feu »  (printemps 2019). Suite aux mégafeux de l’été 2018, une expérience terrifiante devient réelle pour beaucoup. Le feu, compagnon de l’homme, outil et adversaire, et qui de temps en temps nous réduit en cendres. Couverture du n° 16 « Refuge » (les 10 ans) automne 2019 - Meryl McMaster, Canadienne d’ascendance en partie autochtone, en partie européenne.

Les  membres du Dark Mountain Project ont le sentiment qu’en dix ans, leurs idées sont devenues common knowledge. Il y a eu Extinction Rebellion en octobre 2018 puis grèves pour le climat emmenées par Greta Thunberg à l’automne 2018. Ils sont plutôt contents d’avoir réussi à créer une communauté de lecteurs/lectrices et de sympathisants. 

Dans le n° 19, « Requiem » (printemps 2021), les ancêtres, les os des morts, les rituels de passage, les morts effectives sont convoqués. Nous sommes une société qui avons oubié la mort, n’intégrons pas la mort, avons oublié les cycles de la vie, mort et renaissance. Nous avons oublié que nous serons un jour des ancêtres, et qu’est-ce que c’est que de devenir un bon ancêtre ? Ce numéro inaugure les collaborations avec d’autres collectifs, ici avec Emergence Network, basé en Inde, fondé par l’intellectuel nigérian Báyò Akómoláfé.

Le n° 20, «  Abyss » (automne 2021) porte sur l’extractivisme, les mines, un trou dans le coeur impossible à combler (selon le mythe amérindien du Windigo, ce cannibale insatiable que chacun porte en soi et que nous sommes appelés à maîtriser). Ce numéro est en collaboration avec Extraction: Art of the Edge of the Abyss, un collectif d’artistes qui s’est monté aux Etats Unis pour dénoncer l’extractivisme. Ils évoquent la zone de sacrifice, expression utilisée au départ par les gouvernements pour désigner les terres irrémédiablement dévastées par un accident ou une attaque nucléaire et qui maintenant désigne les paysages ravagés, les cours d’eau empoisonnés et les communautés humaines détruites. 

« "Watersmeet" (printemps 2022) décrit la confluence, la rencontre des eaux, dans sa complexité ambivalente :  l’eau qui apporte la vie et la mort, nourrissante et troublée, créative et destructrice.


N° 22 « Ark » (automne 2022) : C’est l’arche, c’est ce qui reste après le déluge, qu’est-ce qu’on va trouver, qu’est-ce qu’on veut sauver … En collaboration avec The Wilderness Art Collective, collectif basé en Angleterre d’artistes, d’explorateurs et de naturalistes, dont l’artiste Caroline Ross, qui fabrique elle-même ses pigments à partir de matériaux glanés, très active dans Dark Mountain.





Image du travail de Monique Besten qui est une grande marcheuse, une walking artist, qui appartient au Walking Artists Network qui voit la marche comme pratique artistique et politique. A une époque qui s’effiloche, se détricote, comment pouvons-nous nous recoudre dans le tissu du monde ?

Le n°23 « Dark Kitchen » (printemps 2023) parle de la nourriture, des graines (seeds), de la création de la nourriture. Cela avait commencé quatre ans auparavant comme une série en ligne pour encourager et documenter les actes de résistance régénérative au quotidien dans les cuisines et les champs du monde entier. Comment défendre ce qu’on mange devant le rouleau compresseur de l’agroalimentaire. 

Le n°24 « Eight Fires » (automne 2023) est né d’un cycle d’ateliers en ligne, c’était pendant le covid, suivant le cycle celte des célébrations saisonnières (ou les huit feux). Un livre pour reforger un lien d’imagination, créatif, avec la Terre - les solstices, les équinoxes, les animaux, le vent, les plantes, l’eau, le soleil, le mycelium, les ancêtres … - pour rompre l’oubli et l’isolement,

Le numéro à paraître, « Land Rights and Wrongs » porte sur les questions foncières, l’accaparement des terres et les résistances dans le monde.

Le numéro suivant portera sur les océans.

Je vais conclure par un passage de Mark Watson écrit pour  « Eight Fires ». C’est une invitation à une pratique, se mettre à l’écoute des plantes. 

Vous pouvez faire cet exercice seul.e, bien que je trouve que cela marche mieux avec un.e partenaire ou un petit groupe (jusqu’à quatre personnes) (…) Il y a trois parties à cette technique : d’abord aller rendre visite à une plante ou à un arbre (aller au-delà de son jardin pour être quelque part qui ne soit pas sous son égide ou son contrôle). Puis rentrer chez soi et revisiter l’événement dans son imagination. Troisièmement rendre l’expérience sous une forme créative, un écrit, un dessin, ou même une danse ou une chanson. Le processus peut prendre plusieurs heures, alors se donner suffisamment de temps sans autre distraction.

La visite - Trouvez une plante sauvage avec laquelle vous vous sentez en résonance ou vers laquelle vous vous sentez attiré.e. Ne vous inquiétez pas si vous ne savez pas l’identifier et résistez à toute tentation de prendre des photos. L’expérience initiale doit être une connection directe entre vous et la plante et ne pas être médiée par la technologie (…) Asseyez-vous auprès de la plante et accueillez-la comme une habitante du lieu au même titre que vous-même. (…) Que pourrait être son intelligence, qu’a-t-elle à vous dire ? Prenez conscience de toute cette vie autour de vous. Si vos pensées vagabondent ou que vous avez envie de vous lever et de vous échapper, revenez à votre corps, respirez, et restez avec votre inconfort. Restez au moins 25 à 40 minutes. Remerciez la plante avant de rentrer chez vous.

Revisiter la plante dans son imagination - Allongez-vous pendant une vingtaine de minutes sans aucune distraction. Fermez les yeux et revisitez votre expérience avec la plante dans votre imagination Soyez ouvert.e à ce qui émerge sans jugement. Ce peut être des sensations physiques, des souvenirs, ce peut être verbal ou visuel ou émotionnel. Au bout de vingt minutes, revenez à vous et remerciez la plante.

Après la séance, prenez des notes ou dessinez (ou toute autre forme d’expression créative). Si vous êtes avec d’autres personnes, témoignez de votre expérience et écoutez à tour de rôle. Les jours suivants, prêtez attention aux rêves où la plante peut apparaître. Vous pouvez retourner voir la plante et l’identifier si besoin. Immergez-vous dans l’expérience. Se relier aux plantes de cette manière peut avoir un impact bien au-delà du temps passé à faire cet exercice.”