À partir de l’étude sur le terrain d’une série de lieux de vie autonomes détachés de la société de consommation, ce séminaire de Clara Breteau examine la façon dont le développement de l’autoproduction et d’un mode de « faire » poïétique ouvert au hasard et au vivant, donne un visage concret au leitmotiv de « l’habitation poétique du monde », abordé jusqu’à ce jour en sciences humaines de manière essentiellement théorique.
D’une formation littéraire et philosophique, Clara Breteau a accompagné l’Institut Momentum dès ses débuts en 2011. Désormais maîtresse de conférence en géographie et chercheuse en esthétique environnementale (philosophie qui emprunte à l’art ses procédés et ses formes de pensées pour étudier nos rapports avec le monde vivant), elle a effectué une thèse en géographie et en esthétique sur la dimension poétique des habitats écologiques autonomes qui sera adaptée sous forme de livre prochainement. Durant les huit dernières années, Clara Breteau a travaillé sur la relation entre la poésie et l’écologie avec un moment décisif : la découverte du film de Jacques Nichet, La guerre des demoiselles (1985).
La guerre des demoiselles
La guerre des demoiselles fut un mouvement de révolte paysanne à partir de 1829 en Ariège. Cette révolte fit face à un nouveau code forestier qui visait à centraliser la gestion forestière pour la mettre au service de grands projets étatiques industriels et notamment charbonniers. Ce code cassait tout l’édifice des droits d’usage constituant la vie des paysans ariégeois. Non seulement les paysans s’insurgèrent et contestèrent ce code, mais ils refusèrent même d’adopter la langue de l’État. Ils se déguisèrent en « demoiselles », des êtres mi-bêtes mi-fées, et prononcèrent la disparition programmée de leur mode de vie. Le mouvement déploya alors une langue propre, une langue de signes, qui habita et hanta la forêt. Ils multiplièrent les apparitions de demoiselles dans la forêt ; ils suspendirent aux arbres des mannequins de demoiselles, tels des fantômes ; ils communiquèrent par signaux de fumée ; ils fermèrent les forges ; tels des arbres embrasés, ils exprimèrent leurs désarrois en chœur avec la forêt qui se consumait. Cet entrelacement fut si dense que distinguer les paysans demoiselles de la forêt devenait une tâche difficile. Bien que ces demoiselles aient gardé l’anonymat et se soient gardées de témoigner, elles ne furent pas silencieuses. Elles parlèrent dans la forêt, en elle et à travers elle, dans ses chemins, ses haut-lieux et la signalèrent, par ce fait, comme irremplaçable. L’habitat et le discours sont chez elles indissociables. Derrière chaque tiers paysage(expression du paysagiste Gilles Clément pour décrire les espaces indécidés, en marge, qui ne représentent ni le pouvoir, ni la soumission ou pouvoir), il y aurait un tiers langage.
Deux cents ans plus tard, ce ne sont plus seulement les montagnes reculées des demoiselles qui s’effondrent mais l’ensemble du monde vivant. Cependant, les lieux que nous allons étudier dans ce séminaire agissent comme des poches de résistance face à cet effondrement. Ces lieux sont marqués, à l’instar des demoiselles, par leur capacité à exprimer un langage et un imaginaire propres, à partir de leurs organisations matérielles et de leurs rapports spécifiques au vivant. À partir de la visite d’une vingtaine d’habitats autonomes et de l’étude de leurs dimensions politiques, il s’agira de comprendre comment la réinscription de nos vies dans le monde naturel modifie notre façon de faire signe et sens au monde.
Les lieux de vie autonomes
Les lieux de vie autonomes que nous avons étudiés mettent en place de nouveaux rapports au monde qui peuvent être compréhensibles à travers l’image du métier à tisser. En effet, ces habitants restaurent les toiles écologiques de leurs milieux naturels. Celles-ci constituent également des tissus esthétiques qui nouent et hybrident les choses entre elles, créant de la matière poétique. Bien qu’ils soient peu documentés, les lieux de vie autonomes ont été décrits par la socio-anthropologue Geneviève Pruvost : « Ces lieux de vie vont de la maison équipée en toilette sèche à la maison en paille, de l’éco-hameau à la yourte, de la location avec jardin potager à la cabane en forêt. Ils se définissent par la mise en place de réseaux denses d’entraide, par un spectre de pratiques quotidiennes visant à l’autonomie, une alimentation biologique, un habitat partiellement ou totalement auto-construit, une défense de l’ancrage local et des circuits courts d’alimentation, une pratique d’éducation et de médecine alternative. » Plutôt que de vivre en autarcie pure à la manière des survivalistes, ils essaient de vivre en autonomie à l’intérieur d’un écosystème naturel et social local. Installées souvent sur plusieurs hectares, ces habitations combinent des lieux modulables d’habitation (familiaux, collectifs et individuels) et de production. Quelque soient leurs métiers d’origine, les habitants sont nombreux à endosser le rôle, à temps plein ou à temps partiel, de « militants de l’économie domestique ».
Par ailleurs, les habitants affichent une grande distance vis-à-vis du savoir théorique. Ils insistent sur la fin des grands récits et sur la primauté de l’expérience sur la conceptualisation. Julien [tous les noms et les lieux ont été changés] dit par exemple : « on transmet beaucoup plus ce qu’on fait que ce qu’on dit ». Ils pensent ne pas avoir de culture car leur rupture avec la société de consommation touche aussi les arts et objets culturels. Sylvie dans les Cévennes raconte : « J’ai mon cinéma ailleurs. Mon cinéma, il est dans la forêt. Je ne me divertis plus, je n’ai plus besoin de vacances ni de divertissements. Je sais qu’il y a plein de choses qui vont arriver, qui vont se passer, des choses nouvelles qui vont me fasciner ; des traces au sol, des plantes pliées par un passage, tout ça, ça raconte des histoires ». Ces habitants développent une culture de nature spécifique qui mélange langage et habitat. En permaculture, l’objectif est de « retisser les réseaux complexes de relations bénéfiques qui représentent la trame de tous les écosystèmes et la base de leur fonctionnement » selon Le manuel de transition de Rob Hopkins, référence très prisée des habitants. Comment ce tissage se manifeste-t-il sur le plan physique et métabolique ? Nous pouvons remarquer quatre grands types de tissages :
La recréation de tissus biologiques, denses et épais, proliférant dans les habitats. Ils se caractérisent par une végétation abondante et diversifiée et la présence de serres, forêts-jardins, haies et jardins-jungles.
Des enchevêtrements bioclimatiques qui retissent les maisons dans leurs milieux naturels et intègrent dans leur conception les paramètres climatiques du lieu (altitude, relief, hydrométrie, ensoleillement, etc.).
La multiplication des stocks: Bouteilles et bocaux constituent parfois les parois murales de maisons devenues maisons-stocks. Fonctionnant sur le modèle du compost : ils servent à faire passer la matière et l’énergie d’une texture à une autre, d’un tissu à un autre, par des relations de dénouage des formes, puis de ré-enchevêtrement dans de nouveaux assemblages.
Les enchevêtrements fonctionnels qui cherchent à maximiser les synergies entre éléments de l’habitat et se caractérisent par la présence d’objets ou d’espaces hybrides comme des serres-poulaillers et des serres-salons.
Les composantes de l’habitat sont donc démultipliées et reliées les unes aux autres par un tissage serré. Souvent, les habitants comparent leurs habitats à des bateaux, ce pour deux raisons : ils dépendent de l’environnement pour fonctionner et ce tissage est vécu par ailleurs comme un processus de transport (sur les plans physiques et métaphoriques). Le linguiste Roman Jakobson définissait l’image poétique comme un nœud, un nexus entre le sens et le sensible ; une équivalence sensible produit une équivalence sémantique. Dans ce qui suit, nous allons tenter d’identifier sur le terrain les images et jeux d’équivalence poétiques qui apparaissent dans les habitats.
En premier lieu, beaucoup d’images poétiques naissent dans les habitats de manière involontaire, dans le mouvement de la vie quotidienne. Par le jeu du croisement des usages, les enchevêtrements fonctionnels instaurent des équivalences sémantiques fertiles comme la serre-buanderie. Cette équivalence sensible peut ouvrir la porte à la création sémantique : dans cette serre-buanderie, nous avons des plantes-vêtements comme des arbres à pull et des plantes à pantalon. Cette équivalence sensible dégage alors le cœur sémantique commun de ce qu’elle met en rapport. Autre image née d’un croisement, le tractopoule est un poulailler mobile qui ameublit la terre et fertilise le sol. Il dessine les contours d’une nouvelle figure mythologique de machine animale. Au niveau des liens bioclimatiques, le dispositif du skydome, présent par exemple dans les yourtes ou les kerterres, est un dispositif également fertile en images. Il procure un éclairage naturel la journée mais reflète la nuit des lumières composites, provenant à la fois des étoiles et des bougies. Or les bougies ne sont-elles pas des étoiles terrestres et les étoiles des bougies cosmiques ?
En second lieu, ces tissages et recouplages métaboliques sont prolongés et transposés par les habitants dans la trame esthétique des lieux. Un imaginaire plus global prend son essor et se cristallise dans les formes de l’habitat. Chez le peuple Runa en Amazonie, l’anthropologue Edouardo Kohn a montré que les motifs et images de la vie culturelle du peuple sont nourris et amplifiés par la forêt tropicale « débordante de tant de formes de vies et de strates représentationnelles différentes ». Le biosémioticien Jakob von Uexküll a écrit que « tout sujet tisse des relations, comme autant de fils d’araignées avec certaines caractéristiques des choses et les entrelace pour faire un réseau qui porte son existence. » Les habitats autonomes offrent donc un réservoir riche de représentations. La propagation du motif textile dans les habitats constitue en soi une image du grand métier à tisser autonome. Cédric à Kerlidon a par exemple incorporé à sa cabane des passerelles et balcons en cordage marin afin de la relier aux cyprès qui la jouxtent. L’ensemble produit une cabane-bateau avec un mât et des voiles. A noter que le motif textile est souvent utilisé comme chez Cédric aux points de contact avec les tissus vivants.
En dernier lieu, le poétique peut aussi être abordé pour décrire la relation qui, sous l’effet du métier à tisser et de ses images, se développe entre l’habitant et l’habitat. Cette acception est notamment basée sur les travaux de théorie littéraire de Jean-Claude Pinson et Jean-Philippe Gagnon autour de la notion de « subjectivité poétique du dehors ». On peut désigner par là un certain type de subjectivité à la jonction « des matérialités, du corps, de l’univers et du langage ». Or on retrouve de multiples traces de cette relation poétique au dehors chez les habitants autonomes :
Premièrement, cette interpénétration se retrouve notamment dans des inscriptions, des images et des nœuds que l’on peut qualifier avec Gaston Bachelard de nœuds anthropocosmiques. Ils prennent la forme de mandalas, de totems, de portiques, de cairns et d’arbres singuliers (parfois transformés en arbre-monde).
Deuxièmement, les voiles et motifs textiles identifiés à travers les habitats contribuent également à venir brouiller également un certain nombre de frontières, ce qui se traduit par l’apparition de multiples images montrant un enchevêtrement entre intérieur et extérieur, humains et non-humains, sens et sensible. A Londine par exemple, un grand dortoir sert sur les mêmes grands lits blancs à héberger les visiteurs de passage et à faire sécher les plantes afin d’en récolter les graines. Ces différentes images témoignent de la manière dont il se redéveloppe chez les habitants autonomes une puissante imagination matérielle qui pousse à travers, et au travers de, l’habitat. Cette dilution des frontières est rendue flagrante de deux manières :
La nature récupère une capacité de parole, un pouvoir expressif. Au sein de ces habitats se multiplient les présences de figures chantantes, cygnes et autres oiseaux.
La subjectivité des habitants entre en résonnance avec les habitats et se décloisonne. Les habitants montrent une aspiration à se laisser traverser voire à disparaître dans l’éclat.
La poïesis
Cette compénétration entre habitants et habitats peut être abordée de façon dynamique via la notion de poïesis. L’usage de ce terme remonte à la langue grecque préclassique qui l’utilisait notamment pour désigner des actions productrices, en particulier dans le domaine des productions et des processus naturels (comme la croissance d’une céréale). Par la suite, le terme se réfère au travail de l’artisan. La notion resurgit au XIXème siècle en France dans le champ de la médecine pour désigner une production biologique (comme l’hématopoïèse). Elle se diffuse ensuite dans la langue pour désigner des processus de fabrication et plus spécifiquement des processus organiques. Selon Heidegger, la phusis est la poïesis au sens le plus élevé. Les biologistes cybergénéticiens Humberto Maturana et Francisco Varela proposent la notion d’auto-poïesis et la placent au cœur d’une nouvelle définition du vivant. Depuis les années 2000, le terme de poïesis est mobilisé pour exprimer un type particulier de « faire » dans les sciences sociales : une « activité relationnelle et transformatrice sous-tendant l’auto-organisation de nombreux systèmes physiques et biologiques ». La grande richesse conceptuelle de cette notion invite à la mobiliser pour désigner le type de « faire » organique et ouvert au vivant que l’on observe dans les habitats autonomes. Nous allons voir pourquoi :
Premièrement, le type de « faire » autonome est profondément hybride. Il croise les trois dimensions définies par Hannah Arendt : travail, œuvre et action. Les habitants autonomes travaillent des combinaisons. Par exemple, un sculpteur pratique le « sculpting-massage» (« massage-sculpture » destiné à chasser les amas calciques sous la chair via un petit marteau)
Deuxièmement, ce type de « faire » se manifeste sur le mode de la prolifération et de la poussée, spontanée et imprévisible. Emeline par exemple a l’habitude de suspendre des citrons aux branches des arbres fruitiers sans savoir pourquoi, comme plein d’autres choses qu’elle fait au quotidien et dans lesquelles elle voit des actions « organiques »
Une autre caractéristique de la poïesis est qu’elle traduit un nouvel animisme. Cette notion est principalement mobilisée comme un nouveau paradigme épistémologique, politique et social visant à repenser notre rapport au vivant. Chez les habitants autonomes, elle se traduit par l’attribution d’une animation, une respiration et une vie propre aux objets, aux maisons et aux lieux. Elle se manifeste également par la multiplication de niches et de replis perçus comme habités dans lesquels se multiplient les figures d’êtres de différentes natures.
Conclusion
En 2011, un article intitulé « Des gens formidables… » est publié dans LeMonde Diplomatique. Écrit par Franck Poupeau, l’article réagit au livre Les sentiers de l’utopie d’Isabelle Fremeaux et John Jordan qui raconte un voyage dans un ensemble d’utopies concrètes. Le propos de l’article est de considérer ces expériences uniquement comme le fait de quelques personnalités flamboyantes. Selon Franck Poupeau, il n’est pas possible d’en faire des laboratoires crédibles pour penser et faire un nouveau monde. Pourtant, un des messages de ce séminaire est de montrer que ce ne sont pas uniquement les gens qui font les lieux mais, inversement, les lieux qui font les gens. L’autre versant du phénomène habitant, celui au cœur de ce travail, n’est justement pas considéré par Franck Poupeau. En effet, les images que nous étudions ne sont pas uniquement le fait de tempéraments excentriques doués d’une imagination débordante individuelle, mais plutôt de l’organisation matérielle et des toiles écologiques mis en place dans les habitats.
Comme les montagnes des demoiselles en leurs temps, les lieux de vies autonomes sont fortement menacés. Cependant, ils montrent aussi que les économies, cultures et combats de nos ancêtres paysans sont parfois bien vivaces et que nous ne sommes pas, lorsqu’il s’agit de trouver des rapports réparateurs au vivant, aussi démunis que nous voulons le croire.
Clara Breteau est docteure en géographie et études culturelles de l’Université de Leeds (R-U). Lauréate de la bourse doctorale AHRC Whiterose, sa thèse, co-supervisée par Nathalie Blanc, Nigel Saint et Claire Lozier, étudie la dimension poétique d’un ensemble d’habitats écologiques autonomes. Diplômée des Universités de Cambridge (R-U) et de la Sorbonne, elle enseigne actuellement comme chargée d’enseignement en géographie à l’Université de Tours.
Fremeaux, I., & Jordan, J. (2011). Les sentiers de l'utopie. Zones, La Decouverte.
Hopkins Rob, Durand Michel, et al. Manuel de transition: de la dépendance au pétrole à la résilience locale / Rob Hopkins; coordination de l’édition en français par Michel Durand préface de Serge Mongeau. Montréal Escalquens : Écosociété DG diff. 2010.
Nichet, J. (1984). La guerre des demoiselles.
PRUVOST G., « Vivre l’alternative écologique au quotidien : comment travailler autrement », Terrain, 60, mars 2013, p. 36-55.