Séminaire

L'écologie politique face à l'effondrement systémique

14 décembre 2024
La collapsologie, néologisme créé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens en 2015, se veut une science de l’effondrement systémique. Si cet effondrement a fait l’objet de nombreuses conceptualisations (Meadows, 1972 ; Tainter, 1988 ; Diamond, 2005 ; Orlov, 2013…), les collapsologues envisagent un phénomène brutal, inévitable et devant avoir lieu dans un futur proche (Cochet, 2011 ; Servigne et Stevens, 2015 ; Cochet, 2019, 2024). Plus largement, la collapsologie s’inscrit dans une littérature catastrophiste qui lui préexiste, émergeant dans les années 1950 face à la menace nucléaire (Anders,1956 ; Rens et Grinevald, 1975). Les collapsologues proposent donc une reformulation de cette perspective catastrophiste, resserrée autour du motif de l’effondrement systémique. La collapsologie connaît à partir de 2018 un succès éditorial et médiatique auquel succède une entreprise de disqualification. Universitaires, militants et militantes en soulignent notamment les insuffisances politiques : ce discours exercerait une emprise sur ses publics, les condamnant à la sidération et à l’inaction, tout en amputant l’écologie politique de sa critique sociale et donc de sa dimension idéologique. Ces objections, qui rejouent en grande partie celles déjà adressées au catastrophisme (Riesel et Semprun, 2008) peuvent être bienvenues. Cependant, elles soulèvent aussi de nombreuses questions, particulièrement lorsqu’elles se contentent de supposer des effets de la collapsologie sur son auditoire, sans s’intéresser à la réalité de ses réceptions. Plus encore, en interrogeant les liens entre collapsologie et écologie politique, ces critiques rejouent une controverse de théorie politique environnementale portant sur la définition de l’écologie politique elle-même : sommes-nous en présence d’une idéologie singulière et stabilisée (Dobson, 1990 ; Semal, 2022…) ? 

Ainsi, la thèse présentée lors du séminaire propose de s’intéresser aux réceptions de la collapsologie, pour observer les recompositions théoriques et pratiques qu’elles entraînent au sein de l’écologie politique, soudain confrontée au développement de sa branche catastrophiste. En effet, il se pourrait que ces évolutions contemporaines placent l’écologie politique face à ses propres ambiguïtés idéologiques. Cette recherche, qui s’ancre en théorie politique, a alors recours aux outils de la sociologie (notamment pragmatique). Elle s’appuie sur un travail empirique mené entre 2019 et 2024 au sein de différents espaces, institutionnels (la stratégie de résilience territoriale du Département de la Gironde), militants (le mouvement de désobéissance civile Extinction Rebellion) et autonomes (la « Commune imaginée du Bandiat » de la « Suite du Monde », dans le Périgord). 

Diffusion et réceptions de la collapsologie

Sur tous ces espaces, le discours de la collapsologie se diffuse via un phénomène de bouche-à-oreille, encouragé par une effervescence médiatique marquée mais passagère, et par les réseaux sociaux (Gadeau, 2019). Eventuellement, les acteurs enquêtés peuvent avoir recours à des professionnels de la collapsologie proposant des conférences sur l’effondrement systémique, mais demeurant peu nombreux. Ainsi, la collapsologie ne dispose pas réellement de relais institutionnels (Villalba, 2020) et sa diffusion dépend principalement d’individus tâchant de convaincre leurs entourages. Certains de ces individus ont pu ressentir, à la découverte de la collapsologie, un choc moral ou une sidération ; d’autres évoquent plutôt une forme de « confirmation d’une intuition antérieure ».  La perspective d’un effondrement à venir entraîne alors, pour de nombreux effondristes, une défiance envers la politique spécialisée, surtout aux échelles nationales et internationales. Trois critiques convergent en ce sens : celle d’une défaillance des institutions face aux chocs (mégafeux ; Covid) ; celle de la professionnalisation du politique, qui élèverait le coût d’entrée dans la vie politique et éloignerait les citoyen-nes du débat politique ; et celle d’une classe politique perçue comme vieillissante et « corrompue par le jeu du pouvoir ». Cependant, cette défiance ne signe pas une démission du politique. Elle participe d’abord d’une revalorisation de l’échelle locale - le rôle des maires est tout particulièrement souligné par nos enquêté-es.  Plus encore, la découverte de la collapsologie entraîne chez nos enquêté-es une relative écologisation des convictions et comportements politiques, s’incarnant dans de premiers engagements (premières participations à des actions de désobéissance civile), dans une réorientation des idées politiques (notamment dans les pratiques du vote), ou encore dans un redoublement des engagements déjà menés. 

A mesure que les effondristes se tournent vers l’action collective, le discours de la collapsologie devient secondaire : au sein des espaces enquêtés, le motif de l’effondrement laisse place à ceux de résilience, d’autonomie ou de résistance. Cet effacement progressif s’explique certes par ces cohabitations thématiques, mais aussi par la grande réflexivité des effondristes, qui s’approprient les nombreuses critiques faîtes à la collapsologie. Ainsi, la définition même de l’effondrement ne fait pas tant consensus : alternativement pris pour une hypothèse-repoussoir, pour une certitude future ou pour une dynamique déjà présente et pouvant être enrayée, nos enquêté-es reformulent les hypothèses les plus centrales de la collapsologie. Dès lors, nous envisageons que le discours sur l’effondrement systémique participe de l’émergence d’une nouvelle génération de militant-es écologistes, s’engageant à partir de la collapsologie tout en en réinterprétant le discours pour le mettre parfois à distance. La thèse s’inscrit donc en complémentarité de travaux soulignant l’agentivité des effondristes (Tasset, 2019, 2022). Mais cette nouvelle génération, dont l’homogénéité ne doit en aucun cas être fantasmée, s’inscrit-elle pleinement et consciemment dans une tradition écologiste ? Il est envisageable que ces engagements primo-militants viennent exacerber des tensions théoriques déjà existantes au sein de l’écologie politique. Les milieux écologistes pourraient alors y trouver une occasion de mener un travail de clarification politique sur plusieurs points, relatifs au temps, à la science et aux oppressions systémiques.  

Quelle construction politique du temps l’écologie politique entend-elle défendre ? 

Premièrement, si nos enquêté-es adoptent différentes définitions de l’effondrement, cette diversité se reflète dans les « régimes du futur » (Chateauraynaud et Debaz, 2020 ; Blanchard, Li Vigny et Tasset, 2022) qu’ils mobilisent. Au sein du Département de la Gironde, les effondristes utilisent par exemple le régime de la prospective : l’effondrement systémique est un scenario parmi d’autres, permettant de sensibiliser les citoyen-nes, élus et agent territoriaux aux enjeux environnementaux et climatiques. Voilà qui doit permettre peu à peu d’anticiper les risques pouvant affecter le territoire girondin, pour mieux renouer avec une logique prévisionniste. Dans ce cas, le détour par la collapsologie permet de réaffirmer le rôle des institutions et le rapport au temps qui les caractérise traditionnellement. Dans une toute autre mesure, les collapsologues ont parfois recours au régime de la prophétie, lorsqu’ils annoncent avec fermeté qu’un effondrement est à venir, inéluctable. La prophétie peut alors entraîner un sentiment d’urgence, auxquels certains effondristes opposent un retour au présent éventuellement rythmé de pratiques méditatives ou spirituelles (Chamel, 2018, 2023) permettant de composer avec l’angoisse. Plus encore, il n’est pas rare que les effondristes, tâchant d’anticiper l’effondrement, réinvestissent le temps présent depuis une forme de « quotidienneté critique » (Pruvost, 2021) : sur la Commune Imaginée du Bandiat, le quotidien s’organise autour de travaux de subsistance et temps dédiés à la vie communautaire. De telle sorte que nos enquêté-es développent parfois des engagements préfiguratifs (Graeber, 2014 ; Vitiello, 2019 ; Jeanpierre, 2022…) : il s’agit d’incarner dès aujourd’hui le changement souhaité à l’avenir, au-delà même de la seule perspective d’effondrement. 

Ces « régimes du futur » témoignent de l’existence, au sein des espaces enquêtés, de différentes constructions politiques du temps. Les logiques prévisionnistes adoptées s’inscrivent ainsi dans une conception développementaliste du temps, où celui-ci, linéaire et infini, se soumet volontiers à la rationalité institutionnelle : on reconnaît là le paradigme de la « durée », depuis lequel sont élaborées les politiques de développement durable comme celles de transition écologique. La prophétie fait alors événement en ce qu’elle bouscule cette représentation du temps, révélant son caractère construit. On pourrait y voir une stratégie pour réhabiliter une autre construction politique du temps, chère aux auteurs catastrophistes, le « délai » (Anders, 1956). Chez Anders, le délai constitue une période historique dans laquelle nous serions déjà plongés, dernière phase du développement historique auquel nulle autre ne doit succéder. Ce délai, certes angoissant, ne doit en aucun cas signer un renoncement au politique. Au contraire, il s’agit de réorienter nos priorités politiques depuis la reconnaissance de notre finitude, pour tâcher de prolonger, temps que possible, le temps qui nous reste (Anders, 1956 ; Villalba et Semal, 2013). Les politiques de décroissance peuvent ainsi s’appréhender depuis le prisme de ce rapport au temps. Or, cette cohabitation entre la durée et le délai nous renseigne peut-être moins sur les milieux effondristes que sur les ambigüités théoriques de l’écologie politique elle-même, et sur l’histoire de son institutionnalisation. Le récent développement de la branche catastrophiste de l’écologie pourrait alors la pousser à s’interroger : quelle construction politique du temps entend-elle défendre ? 

Quelle articulation entre science et politique l’écologie politique suppose-t-elle ? 

Un deuxième point doit retenir notre attention, portant sur le rapport aux sciences des milieux effondristes. Il nous faut d’abord souligner que les sciences, chez nos enquêté-es, occupent une place primordiale dans la construction de leur rapport à la « nature » : leur appréhension de la situation environnementale et climatique repose bien souvent sur leur appropriation d’un corpus scientifique. Ils et elles se trouvent alors affectés par des « savoirs libéraux » – ce qui nous renseigne d’ailleurs en partie sur la sociologie de notre échantillon (Chédin, 2023). Ainsi, pour beaucoup de nos enquêté-es, il serait urgent « d’écouter la science ». Pourtant, cette affirmation qui fait débat au sein même des sphères effondristes, n’est pas dénuée d’ambigüités. Dans certains milieux effondristes, on observe en effet un glissement de la science à l’expertise, laquelle tend plus volontiers vers la préconisation politique ; glissement redoublé par une personnification et une starification de l’expert (on pense notamment à la figure de Jean-Marc Jancovici (Jeanneau, 2020)). Voilà qui dénote peut-être moins d’une « écoute de la science » que d’une sacralisation de la parole experte, sapant paradoxalement les conditions de possibilité d’un dialogue entre scientifiques et citoyen-nes. Plus encore, les milieux effondristes peuvent se montrer très critiques envers les sciences, estimant qu’elles auraient été dévoyées, dans leur développement contemporain, par des intérêts privés et des finalités productivistes (une critique analysée par Isabelle Stengers ; Stengers, 2023). Eventuellement, la critique de cette articulation peut faire l’objet d’une essentialisation : certains effondristes cultiveront alors une méfiance envers toute forme de science, considérée comme intrinsèquement manipulatoire. 

Cette relative crise de confiance envers les sciences, s’incarnant à la fois dans la sacralisation des experts et les critiques essentialistes de l’activité scientifique, interroge plus largement l’écologie politique. En effet, celle-ci s’est historiquement construite depuis une articulation à une écologie scientifique qui a pu connaitre d’importants relais institutionnels et médiatiques. Ainsi, quel rapport entre science et politique l’écologie politique entend-elle proposer ? S’agit-il de réaffirmer la « représentation publique des sciences », pour gouverner à partir de faits scientifiques établis en amont de la décision politique ? Ou de tendre au contraire vers une « intelligence publique des sciences », supposant de faire dialoguer savoirs scientifiques et savoirs expérientiels des citoyen-nes (Stengers, 2011) ? La collapsologie, s’adressant tout à la fois au grand public et aux scientifiques pour évoquer l’hypothèse d’un effondrement systémique, court-circuite les mécanismes de production du savoir les plus traditionnels. Elle donne à voir, aux yeux de toutes et tous, les tâtonnements des sciences, jetant ainsi le trouble au sein des milieux scientifiques. Voilà qui pourrait se comprendre comme une invitation à investir de nouveaux dispositifs de mise en partage des sciences, allant peut-être dans le sens d’un « amatorat distribué » (Stengers, 2011, 2023). 

Quelle prise en compte des oppressions systémiques au sein de l’écologie politique ? 

L’enquête s’intéresse enfin aux principes identitaires avancés par les effondristes pour rendre compte de leurs engagements. Sur ce point, on observe un relatif désinvestissement des questions de classe, de race et de genre, profitant à une politisation des rapports d’âge et liens de parenté.  En entretien, les inégalités de classe sont régulièrement évoquées pour affirmer que justice sociale et enjeux environnementaux et climatiques sont intrinsèquement liés. Pourtant, dans leur majorité, nos enquêté-es reconnaissent être issus de milieux plutôt aisés, de telle sorte que le motif de la classe n’occupe pas toujours une place centrale dans leur politisation. Les questions de genre et de race, quant à elles, demeurent plus marginales encore. Au contraire, on observe une valorisation de la jeunesse, portée par des dynamiques discursives d’hetero et d’auto-qualification : des groupes d’individus, désignés par de multiples acteurs comme jeunes et comme premières victimes d’un effondrement systémique à venir, s’approprient cette étiquette pour faire entendre leur voix dans le débat public.  De la même manière, les effondristes se mobilisent souvent à partir de leurs liens d’affection et de parenté. Face à un futur sombre, ils et elles manifestent le désir de protéger leurs proches, à commencer par leurs familles. Pour les détracteurs de la collapsologie, cette dynamique pourrait encourager un repli sur soi infrapolitique, voire des logiques excluantes et xénophobes (selon un argument observé et nuancé par Laurence Allard, Alexandre Monnin et Cyprien Tasset : Allard, Monnin et Tasset, 2019). 

En effet, « protéger sa famille » est une revendication qui soulève de nombreux débats. Dans une certaine mesure, la volonté de se protéger, soi et ses proches, pourrait alimenter un idéal sécuritaire dont les potentiels dangers ont d’ores et déjà été explorés (Dorlin, 2017). Plus encore, l’institution familiale, comme construction sociale et politique, participe pleinement de la reproduction d’oppressions de classe, de race et de genre, qui permettent le maintien d’une société capitaliste et productiviste (O’Brien, 2023 ; Szuba, 2008). L’idéal familial est celui de la famille blanche et bourgeoise, s’imposant au détriment d’autres formes de familles, queer, racisées, qui ne bénéficient ni de la même reconnaissance, ni des mêmes droits (hooks, 1984 ; O’Brien, 2023 ; Ouassak, 2023). Dès lors, ces questionnements liés à la notion de famille, tirés des réceptions de la collapsologie, pourraient pousser les milieux écologistes à s’interroger plus largement sur leur prise en compte des oppressions systémiques (Belmallem, en cours). L’écologie politique pourrait ainsi mener sa saine auto-critique. 

En définitive, la thèse espère avoir contribué à plusieurs chantiers. Il s’agissait d’abord d’historiciser les débats relatifs à la collapsologie et de « désamorcer la caricature » du catastrophisme (Semal, 2019), en faisant reconnaître l’agentivité des effondristes. La collapsologie ne condamne pas nécessairement à l’inaction et le discours sur l’effondrement, pour être mieux compris, gagne à être observé depuis les milieux qui le reçoivent, s’en emparent, le transforment. Puis, à partir des réceptions de la collapsologie, la thèse entend proposer un essai de cartographie des tensions et ambiguïtés traversant l’écologie politique, exacerbées par ses recompositions contemporaines. Dès lors, cette recherche espère contribuer à un travail de clarification théorique au sein des milieux écologistes, permettant de réaffirmer, face à la catastrophe écologique globale en cours, le projet démocratique de l’écologie politique.