Séminaire

De la Souveraineté moderne aux institutions terrestres : formes politiques émergentes pour une Terre en communs 

23 septembre 2023


Présentation à l’Institut Momentum, Paris, le 16/09/2023

Nous vivons une époque mouvementée, une époque de bouleversements profonds tant sur le plan politique que sur les plans anthropologique et cosmologique. Signes de ces bouleversements profonds : Le 20 mars 2023 la synthèse du rapport du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) était présentée par le secrétaire général de l’ONU comme un « guide de survie pour l’humanité ».

Autre signe : la crise institutionnelle et politique qui secoue notre pays. Le gouvernement français bafoue les principes démocratiques minimums d’une démocratie représentative déjà en peine, creusant le fossé de plus en plus abyssal qui sépare le peuple des gouvernants, et réprime violemment les combats écologistes.

Les questions qui se posent à nous dans ce contexte de désastre environnemental et de délégitimation politique sont celles-ci : comment les peuples pourront-ils se ressaisir de leur destin ? Comment redonner sens au politique et pour quel horizon commun ? A un moment où le « contrat social » qui, depuis l’époque moderne, fonde la société et légitime les institutions politiques, se dissout, comment retrouver du commun et renouer du lien entre humains mais aussi avec l’ensemble des autres vivants ? Lorsque la promesse moderne d’un progrès indéfini et d’une amélioration des conditions de vie butte sur le mur du risque d’un non renouvellement des conditions de la vie, comment réenvisager notre rapport au temps, comment réinscrire le temps des activités et de la vie humaine dans les temps des cycles terrestres ?

La crise politique et institutionnelle que nous vivons nous semble être d’une profondeur aussi importante que celle qui a secoué les sociétés européennes au début de l’époque moderne. Les penseurs du contrat social avaient pour but de répondre à la délégitimation du régime politique de droit divin en substituant à l’autorité divine, une nouvelle autorité sur laquelle pourraient reposer les institutions politiques, l’autorité d’une l’Humanité se donnant à elle-même ses propres lois. C’est donc dans l’horizon de l’Humanité que se sont pensées les institutions politiques modernes. Mais ce faisant elles ont exclu de leur horizon toutes les formes de vie non humaines, reléguées du côté des choses appropriables, exploitables, destructibles.

La catastrophe écologique que nous vivons correspond à un moment où ces autres qu’humains, les animaux, les forêts, la terre, l’eau, le vent, font irruption dans l’espace social et politique pour en questionner les fondements et rendre visible les liens d’interdépendances qui nous attachent à eux. Sans eau, pas de vie.

Dans leur sillage, ce sont aussi tous les corps exclus de l’espace de la Cité et de la citoyenneté qui se font entendre : les femmes, les racisés, les peuples autochtones. Tou-te-s celles et ceux qui avaient aussi été relégués du côté du monde des choses et des corps.

Ce sont donc les fondements même de l’espace social et politique hérité de la modernité qui se trouvent mis en question face à l’émergence d’une nouvelle autorité : celle de la Terre.

Dans ce contexte de crise institutionnelle et politique structurelle, nous nous sommes particulièrement intéressés aux différents processus sociaux et politiques qui aujourd’hui contribuent à des inventions institutionnelles ne se revendiquant plus seulement depuis l’Humanité mais aussi depuis la Terre. Parmi ces processus, celui des droits de la nature nous a particulièrement interpellés.

« Droits de la nature ». Du point de vue d’un penseur moderne, cette expression est une oxymore, puisque précisément la nature c’est ce qui relève de la chose et donc qui n’a pas de droits. La modernité a repris à son compte le partage entre choses et personnes au fondement du droit romain, avec l’idée que seules des personnes peuvent être reconnues comme des sujets de droits, les choses pouvant au mieux être considérées comme le patrimoine ou la propriété d’un sujet. Ainsi la « nature » correspond précisément au monde des choses dénuées de droits. Seuls les êtres humains, parce qu’ils sont dotés d’esprit, de conscience, peuvent être considérés comme des personnes.

Or qu’avons-nous avec les « droits de la nature » ? L’idée que des non humains pourraient aussi avoir des droits et être reconnus au titre de personnes. Et pas seulement des non humains ressemblant aux êtres humains (comme les animaux), mais des milieux naturels, des écosystèmes, comme une rivière par exemple. On voit la portée révolutionnaire d’un tel renversement et la question que cela soulève : que veut dire être une personne ? Qui peut être considérée comme personne et à quel titre ? Que devient le sens du mot « personne » quand celui-ci est attribué à une rivière ?

Certains juristes répondent qu’il ne s’agit là que de fiction, que l’on fait comme s’il s’agissait de personne tout en sachant que ce sont des choses. Mais c’est sans compter le pouvoir performatif de la fiction. Nous pensons au contraire que le mouvement des « droits de la nature » n’est en fait que l’expression dans l’ordre juridique d’une transformation plus profonde de nos sociétés qui se joue à un niveau anthropologique et ontologique, et que nous assistons au passage d’une société à dominante individualiste à des formations plus holistiques. Ce n’est donc pas par hasard si ces droits accordés aux autres qu’humains ont d’abord été portés par des peuples qui n’avaient jamais complètement adhéré à l’individualisme anthropologique de nos sociétés modernes et qui n’avaient jamais complètement exclus les autres qu’humains de l’espace social, en particulier les peuples autochtones.

Avant d’approfondir les conséquences que nous tirons de ce basculement, nous voudrions revenir en quelques lignes sur certaines grandes étapes du mouvement des « droits de la nature ».

Le mouvement pour les droits de la nature a commencé en Amérique latine, notamment en raison de la présence des peuples autochtones et de leur relation particulière avec le monde vivant. Certes, ceux-ci ne représentent que 5 % de la population mondiale, or ce sont eux qui habitent et préservent 82 % de la biodiversité mondiale.

En 2008, la population équatorienne vote en faveur de la proposition constitutionnelle visant à accorder des droits à la nature.

En 2009, la Bolivie a créé une nouvelle constitution qui a reconnu l'autonomie politique et élargi les droits aux 36 communautés autochtones du pays, transformant la Bolivie en un «État plurinational». Cette constitution a été complétée par la « loi sur les droits de la Terre Mère » de décembre 2010, Terre-Mère nommée Pachamama par les peuples autochtones. Cette loi reconnaît les droits à la vie et à sa diversité, à l'eau, à l'air pur, à l'équilibre et à la restauration, ainsi qu'à la non-contamination par les déchets toxiques et radioactifs générés par les activités humaines.


En mars 2017, le parlement néo-zélandais reconnaît des droits non plus à la Terre dans son ensemble mais à un milieu en particulier, celui de la rivière Whanganui, reconnue en tant que Te Awa Tupua (son nom de personne) composée par l’ensemble des liens d’interdépendance matériels et immatériels entre humains et autres qu’humains habitants de la rivière.
La personnification de la rivière Whanganui n’est pas seulement une invention d’ordre juridique (1) mais d’abord le fruit d’une victoire politique : il s’agit de la traduction législative d’un accord signé en 2012 entre la Couronne britannique et les iwi et hapu Whantagui, accord dénommé le Ruruku Whakatupua (2). Cet accord ne se limite ni à un dispositif juridique environnemental (3) ni à une restitution aux peuples colonisés de fragments de territoires sous la forme de propriétés collectives (4). Il constitue un traité politique contracté par l’État néo-zélandais avec les peuples anciennement colonisés et qui reconnaît la cosmologie Maori en la personne de Te Awa Tupua définie comme « un tout indivisible et vivant, comprenant la rivière Whanganui de ses montagnes jusqu’à la mer, incluant ses éléments physiques et métaphysiques (5) ». La rivière forme une personne à part entière habitées par différentes formes de vie, humaines et autres qu’humaines. Contrairement au paradigme politique moderne qui repose sur la séparation de l’esprit et du corps, concevoir une rivière ou un milieu de vie au titre de personne suppose de tenir compte du lien vivant, du « lien animique », qui inscrit des êtres vivants dans un destin commun. C’est ce lien vivant qui s’exprime dans l’adage Maori : «  je suis la rivière et la rivière est moi ».

Ce traité politique est à l’origine de la création d’un ensemble d’institutions en charge de veiller à la santé et au bien-être de Te Awa Tupua et qui en forment la « face humaine ». Elles s’articulent autour de trois cercles :
1/ le Te Pou Tupua, qui comprend deux personnes, une nommée par les iwi et une autre par la Couronne,
2/ Le Te Kawewao, groupe consultatif qui soutient le Te Pou Tupua,
3/ le Te Kopuka, groupe stratégique pour le Te Awa Tupua qui inclut les iwi, les autorités locales, les départements d’État, des usagers commerciaux et récréatifs et des groupes environnementaux.

Dans le cadre de ces institutions, les acteurs doivent envisager leurs actions depuis la perspective de Te Awa Tupua et non plus seulement depuis les seuls intérêts humains, en tenant compte aussi des différents niveaux de temporalités constitutifs de la rivière. Ainsi, ils n’agissent plus seulement en tant qu’acteurs sociaux, mais d’abord en tant qu’acteurs terrestres. Comme l’indique à juste titre Marie-Angèle Hermitte, « en faisant reconnaître la spécificité de leur vision, les tribus imposent une souveraineté seconde agissant dans le cadre de la souveraineté nationale » (6). En la personne de la rivière, c’est le peuple-Whanganui (7) qui trouve une expression, au sens où ce peuple se constitue indissociablement d’humains et d’autres qu’humains. Faire peuple veut dire ici une manière de peupler, d’habiter la Terre depuis l’épreuve d’un monde commun plus qu’humain.
Ce qui fait lien et commun, ce qui constitue et fonde la communauté ou le peuple, ce n’est pas ou plus seulement un contrat passé entre les humains (un « contrat social ») mais la capacité de renouveler le lien vivant qui permet aux co-habitants d’un milieu de vie de persister dans le temps, c’est-à-dire de forger une « alliance terrestre ». Dans le cas d’un peuple-rivière comme celui du Te Awa Tupua, l’eau matérialise le lien vivant qui existe entre les différents êtres qui peuplent le milieu, lien vivant qui constitue la personne du peuple et qui doit être respecté en tant que tel.

Revendiquer un peuple multispécifique revient à remettre en question le principe de la souveraineté indivisible au fondement de l’État moderne, principe qui est à la fois colonial, patriarcal et capitaliste.

Rompre avec le fantasme d'un corps national homogène

1/ - cela implique de rompre avec le partage sujet/objet, personne/chose, qui sous-tend cette logique de souveraineté puisque la souveraineté conçoit la personne du souverain sur le modèle du sujet propriétaire. Depuis l’époque moderne, l’unicité du pouvoir souverain trouve sa traduction spatiale dans l’unicité et l’homogénéité du territoire sur lequel son droit s’exerce. Le territoire reflète l’ordre juridico-politique du pouvoir souverain sur un modèle qui est celui de la propriété. Souveraineté et propriété apparaissent en effet de manière contemporaine au cours de la première modernité (16ème siècle), au moment même où s’amorce, en Angleterre, le phénomène historique des enclosures : mouvement qui substitue aux pratiques agricoles traditionnelles fondées sur un système de coopération et de gestion collective des terres un système de propriété privée des terres (dorénavant encloses et fermées aux usages des non propriétaires). Dans la pensée de Grotius, un des principaux théoriciens du droit moderne, « le dispositif d’assignation de l’individu à une portion d’espace via le concept de propriété s’articule de façon explicite à la façon dont l’État se taille un territoire qu’il va placer sous sa loi : propriété et souveraineté sont deux versions, deux types d’application d’une rationalité domaniale, toutes deux dérivent, sous des formes analogues quoique variées, d’une reprise du concept antique de dominium(8) ». L’État moderne se conçoit d’après le modèle de l’individu propriétaire, mais un individu collectif, à l’image du personnage représentant l’État-Léviathan en frontispice du livre de Hobbes. La terre est le patrimoine de la personne Etat, patrimoine qu’il peut toujours potentiellement aliéner.

2/ - cela implique de reconnaître d’autres manières de faire droit que le seul droit moderne (écrit) au profit de pratiques du droit coutumières, s’appuyant sur l’expérience partagée d’un lieu de vie et sur la transmission orale. En effet, le dominium qui définit le rapport à la terre dans l’espace politique moderne doit s’entendre comme « propriété absolue fondée sur un titre (9) » et se distingue de la propriété fondée sur l’usage. Ainsi, au moment même où se constitue, en Europe, un système étatique basé sur la rationalité juridique, c’est-à-dire sur un droit formel détaché de la singularité matérielle des relations interpersonnelles, on assiste progressivement à la remise en question des pratiques coutumières collectives (en Europe et en dehors de l’Europe à travers la colonisation) au profit de l’institution d’un droit de propriété individuel. C’est alors une toute nouvelle manière de penser le rapport à la terre qui émerge. En effet, les pratiques coutumières n’impliquent pas seulement une gestion collective des terres communes. Ou plutôt cette gestion est indissociable d’une relation animique à la terre, c’est-à-dire de l’expression d’une relation d’attachement collective qui en passe par des pratiques orales, par des gestes, par des expressions sensibles.


C’est ce qui nous a intéressés dans le rapport à la terre mis en jeu dans la coutume Kanak, reconnue par l’État français depuis les Accords de Nouméa. Dans la tradition coutumière kanak, la terre n’est pas une simple possession foncière, mais le socle d’une identité individuelle et collective. La terre est tout autant une réalité matérielle qu’un ensemble de liens immatériels, un lieu de mémoire. Le lien à la terre est le fruit d’un ensemble de pratiques et de relations sociales forgées dans le temps qui s’articulent autour de relations de parenté dans lesquelles l’étranger (celui venu d’ailleurs) occupe une place structurante. Comme le souligne le juriste Régis Lafargue, le concept de propriété est inadéquat à la normativité autochtone. La relation des humains à la terre n’est pas une relation de propriété entre un sujet et un objet mais une relation d’appartenance réciproque. « La terre n’est pas une chose que l’on s’approprie mais d’abord une obligation, une fonction sociale, pour ses détenteurs actuels : elle est un lieu de fiducie (10) ». Le lien à la terre ne peut donc se penser en terme de « droits réels », puisqu’il ne relève pas de droits directs sur une chose, mais renvoie plutôt à « l’idée de droits personnels découlant de la Terre et même de droits de la personnalité (11) ».
Régis Lafargue qualifie de « Terre-personne » ce lien à la terre qui la rend indissociable des histoires généalogiques de la communauté d’habitants.

La coutume est l’expression et l’actualisation dans le temps du lien vivant de la communauté, de son être au monde. Elle est inscrite dans une manière de faire monde dont elle permet la perpétuation. L’abolition des pratiques coutumières au profit de l’installation d’un capitalisme rural constitue aussi l’arrière-fond sur lequel prend sens la chasse aux sorcières menée au cours des 15ème et 16ème siècle en Europe, comme l’a montré Federici. « Ces phénomènes [l’abolition du droit coutumier et la première vague inflationniste de l’Europe moderne] n’ont pas seulement amené une croissance de la pauvreté, de la faim et une dislocation sociale, ils ont aussi transféré le pouvoir entre les mains d’une nouvelle classe de ‘’modernisateurs’’ qui regardaient les formes de vie communautaires, typiques de l’Europe précapitaliste, avec crainte et dégoût (12) ». Federici établit un parallèle entre le processus des enclosures qui exproprie la paysannerie des terres communales, la chasse aux sorcières qui exproprie les femmes de leurs corps (13) et l’esclavagisation des peuples colonisés qui les exproprie de leurs terres et de leur corps (14). « Les destinées des femmes en Europe et celles des Amérindiens et des Africains dans les colonies étaient tellement liées que leur influence fut réciproque. La chasse aux sorcières et les accusations de satanisme furent importées en Amérique afin de briser la résistance des populations locales, justifiant la colonisation et la traite des esclaves aux yeux du monde entier. En contrepartie, d’après Luciano Parinetto, ce fut l’expérience américaine qui poussa les autorités européennes à croire à l’existence de populations entières de sorcières, et qui les amena à appliquer en Europe les mêmes techniques d’extermination de masse développées en Amérique (15) ». La référence au diable permet ainsi aux puissances dominantes de chasser toute forme d’influence concurrente, d’inspiration animiste, réaffirmant Dieu comme seul souverain. « Il [le diable] consolida tellement le pouvoir de Dieu sur les choses humaines, qu’en l’espace d’un siècle, avec l’avènement de la physique newtonienne, Dieu pourrait alors prendre congé du monde, satisfait de surveiller de loin ses opérations réglées comme du papier à musique (16) ». La rationalisation de l’espace physique est contemporaine de la rationalisation de l’espace politique. Dans les deux cas, le souverain (Dieu ou monarque) devient le seul détenteur de l’exercice du pouvoir sur les corps et les esprits. Ce pouvoir transcendant et concentré se substitue à la puissance immanente et dispersée déployée dans la coutume. C’est pourquoi, le paradigme de la souveraineté d’État ne peut se comprendre à partir de la seule rationalisation du droit. Celle-ci est aussi l’instrument d’une nouvelle « mystique » du pouvoir.
A travers la revendication de la coutume, il s’agit de faire valoir des systèmes normatifs équivalents en légitimité à celui de l’État moderne, et d’ouvrir la voie à l’invention d’institutions politiques capables de porter et d’incarner des systèmes normatifs alternatifs qui auraient une légitimité et un pouvoir d’exercice équivalent, voire à terme supérieur, à celles de l’État, contribuant à mettre en question le paradigme moderne de la souveraineté. Il s’agirait d’aller plus loin qu’une division des pouvoirs au sein de l’État pour opérer une division de la souveraineté même de l’État. On passerait ainsi d’un pluralisme juridique au sein de l’État à un «pluralisme» politique dont l’État ne serait plus qu’un des protagonistes.

3/ - cela implique de rompre avec le fantasme d’un corps national homogène au profit d’une conception plurielle du corps social. Le premier qui théorisa le concept moderne de souveraineté est Jean Bodin (16ème siècle), dont on connaît la participation à l’inquisition et à la chasse aux sorcières. Celui-ci envisage le corps social comme étant totalement subordonné à la transcendance d’un pouvoir souverain transcendant et indivisible. A l’encontre de cette tradition de pensée patriarcale, nous nous sommes intéressé à un autre penseur, contemporain de Bodin, qui lui essaya de repenser l’espace politique en partant des différentes formes de socialités qui forment un peuple : Johannes Althusius (1563-1638), philosophe et homme politique allemand du 16ème-17ème siècle reconnu comme étant le père du fédéralisme.

Althusius est, contre Bodin, celui qui élabora une théorie de la souveraineté populaire. Il pourrait paraître étonnant que même des philosophes comme Rousseau, qui lui aussi chercha, contre Hobbes, à fonder une théorie du pouvoir politique s’appuyant sur le peuple, ne fasse aucune référence à Althusius, et que la pensée de celui-ci, particulièrement dans l’histoire intellectuelle française, soit complètement passée sous silence (17). Notre hypothèse est que contrairement à la pensée de Bodin ainsi que celle des différents philosophes contractualistes qui lui succédèrent, la pensée d’Althusius n’était pas compatible avec l’individualisme et la polarité souveraineté/propriété qui a favorisé l’émergence du système capitaliste (18). Il ne postulait pas la conception du Sujet moderne qui sert de modèle à la théorie politique du pouvoir souverain. Sa conception reste tributaire du pluralisme communautaire hérité de l’époque impériale, même s’il vise à le dépasser pour penser un espace public forgé par les interactions humaines.
A la différence de la plupart des théories politiques modernes, il ne s’agit pas, pour Althusius, de reconstruire le corps social en fonction des critères théoriques, politiques et stratégiques des classe dominantes mais de penser les conditions de possibilité d’une vie politique commune non soumise à un pouvoir religieux ni à une autorité transcendante statique. Son point de départ c’est la dynamique des différentes formes d’association populaires. Il s’agit donc de partir et de penser le lieu du politique depuis la réalité polymorphe du socius et non de déduire la forme de ce dernier depuis le postulat du droit et en fonction de finalités politiques prédéfinies. Cette réalité est essentiellement plurielle et dynamique, mais aussi polytemporelle et polyspatiale, puisque c’est la diversité des liens d’obligation réciproque, et non le modèle abstrait de l’échange contractuel, qui sert à penser les relations entre les êtres. A la différence des philosophies contractualistes, l’anthropologie d’Althusius n’est pas individualiste mais plutôt holistique. Les êtres humains, comme les autres êtres vivants, engendrent, par le mouvement même de leur existence, un espace relationnel. Althusius « n’a pas besoin de recourir au principe unitaire et absolu que conçoit Bodin pour unir, unifier et ordonner les différents corps sociaux et politiques parce que, pour lui, l’intégration ordonnée de tous les corps sociaux et politiques s’opère progressivement, à chacune des strates associatives. Les diverses associations sont comprises comme ayant en elles-mêmes les principes de leur intégration ; elles s’allient à d’autres associations lorsque leurs compétences ne résolvent pas toutes les nécessités de la vie humaine, ou lorsqu’elles ne suffisent pas à satisfaire toutes leurs attentes. Suite à ces deux cas de figure, elles vont entrer dans une association plus vaste, qui, comme elles, possède un organe propre d’autogestion (19).
La réalité sociale ne forme donc pas un corps homogène soumis à une loi unique mais « une organisation polymorphe d’associations organisées en un corps symbiotique (20) ». Il faut entendre ici le terme de « symbiose » en son sens littéral de vivre ensemble, même si la référence organique à l’idée de dépendance réciproque s’inscrit dans l’approche holistique défendue par l’auteur. Les citoyens sont ainsi pensés comme des convives ou symbiotes.

Les Conseils terrestres, institutions perspectivistes

L’horizon politique que nous tentons de dessiner vise au réencastrement du politique dans le social, mais un social qui tienne compte des relations multispécifiques. Cela moins pour produire une grande communauté universelle résultant de la conjugaison et de l’emboîtement de l’ensemble des formations collectives sous le sceau d’un système de gouvernement global (holisme systémique), que pour imaginer l’émergence d’un espace institutionnel dynamique, multi-perspectives et multi- échelles, articulant indépendance et interdépendance. En effet, tout l’enjeu d’une cosmopolitique terrestre consiste à rendre possible un espace agonistique de confrontation et de co-habitation des différentes manières de faire monde sans les intégrer dans une logique globale unificatrice et normalisante. Pour cela, nous privilégierons au concept de pluralisme institutionnel celui de perspectivisme institutionnel visant à faire émerger des institutions terrestres composées de plusieurs perspectives : les Conseils terrestres.

A travers ces Conseils terrestres, il s’agirait de substituer progressivement à la souveraineté d’État une souveraineté populaire multiperspective. Chaque perspective singulière participerait à un ensemble de relations partagées. Elle prendrait forme sur le fond de relations d’interdépendance avec les autres perspectives contribuant, chacune à leur manière, à forger dynamiquement l’ensemble relationnel de l’habiter commun. Au sein d’un Conseil terrestres, les perspectives se déclineraient au nombre de trois : celle du Public, celle de la Coutume, celle de la Terre.

Il s’agit de penser l’émergence des Conseils terrestres depuis les territoires de vie, depuis les corps-territoires (21) de milieux composés de la multiplicité des formes de vie (humaines et autres qu’humains) qui les peuple. Ce serait les milieux eux-même qui feraient peuples et d’où émergeraient les processus institutionnels capables de les faire tenir dans le temps. C’est pourquoi nous parlons de peuple-rivière mais aussi d’institution-rivière, ayant à la fois une face autre qu’humaine et une face humaine.

Penser l’émergence de processus institutionnels tels que Conseils terrestres implique d’aller plus loin que la démarche consistant à donner des droits à des entités ou collectifs déjà constitués. C’est accompagner l’invention de peuples en cours de constitution : les peuples terrestres en devenir.

A lire : La condition terrestre, Habiter la Terre en communs (éditions du Seuil, oct 2023) par Sophie Gosselin & David gé Bartoli

Notes

  • 1 Comme ce fut le cas du Gange en Inde.
  • 2  Voir Victor David, « La nouvelle vague des droits de la nature. La personnalité juridique reconnue aux fleuves Whanganui, Gange et Yamuna », Lavoisier, Revue juridique de l’environnement, 2017/3 Volume 42, p. 409 à 424.
  • 3  Comme le signale Victor David, à la différence des systèmes juridiques de « protection de la nature au nom de la protection du droit de leurs ressortissants à un environnement équilibré et respectueux », la reconnaissance de la personnalité juridique à des fleuves obéit à une « logique différente et témoigne d’une volonté d’aller au-delà du simple respect et de la protection de la nature par l’homme ». Elle inaugure un basculement du droit « moderne » vers la redéfinition des relations Homme-Nature et une sortie de l’anthropocentrisme. Voir Victor David, ibid., p. 411.
  • 4  Andrew Erueti, « Réparations pour les peuples autochtones : Canada, Nouvelle-Zélande et Australie », p. 162, Terres, territoires, ressources, sous la direction de Irène Bellier, L’Harmattan, Paris, 2014.
  • 5  Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Bill, Government Bill, Subpart 2, 12, p. 14.,http://www.legislation.govt.nz/bill/government/2016/0129/latest/DLM6830851.html?src=qs
  • 6  Marie-Angèle Hermitte, « Artificialisation de la nature et droit(s) du vivant », p. 267, Les Natures en question, sous la direction de Philippe Descola, éd. Odile Jacob, Paris, 2018.
  • 7  Nous mettons un tiret entre peuple et Whanganui pour indiquer que le peuple n’est pas le collectif humain habitant la rivière mais l’ensemble interspécifique qui forme la rivière.
  • 8  Pierre Charbonnier, Abondance et liberté : une histoire environnementale des idées politiques, La découverte, 2019. 
  • 9  Dardot et Laval, Dominer, Ibid., p. 57, nous soulignons.
  • 10  Régis Lafargue, « Terres de mémoires : Les Terres coutumières, une question d’identité et d’obligations fiduciaires », L’intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en Nouvelle-Calédonie, p. 119.
  • 11  Régis Lafargue, Ibid., p. 106.
  • 12  S. Federici, Caliban et la Sorcière, p. 269.
  • 13  S. Federici, Ibid., p. 290.
  • 14  S. Federici, Ibid., p. 314.
  • 15  S. Federici, Ibid., p. 314.
  • 16  S. Federici, Ibid., p. 323-324.
  • 17  Il n’existe actuellement aucune traduction des œuvres complètes d’Althusius, seulement des traductions partielles réalisées par Gaëlle Demelemestre.
  • 18  Cf. Ruben Alvarado, The Debate that Changed the West: Grotius versus Althusius, Pantocrator Press, 2018
  •  19  Gaëlle Demelemestre, Ibid., p. 178.
  • 20  Gaëlle Demelemestre, Les deux souverainetés et leur destin, Le tournant Bodin – Althusius, éd. Du Cerf, 2011, p.178.
  • 21 Expression que l’on reprend à des militantes écoféministes maya du Guatemala. Cf. « « Corps-territoire et territoire-Terre » : le féminisme communautaire au Guatemala. Entretien avec Lorena Cabnal », Cahiers du Genre, vol. 59, no. 2, 2015, pp. 73-8