Face aux contraintes énergétiques qui s’annoncent et aux menaces d’épuisement des ressources naturelles, il est difficile d’imaginer que l’on puisse se passer d’institutions économiques et politiques plus ou moins centralisées pour organiser la coordination des efforts individuels d’autolimitation et une répartition équitable et soutenable des ressources disponibles. Les propositions en faveur d’un rationnement des énergies fossiles s’inscrivent dans cette catégorie. Toutefois, le contraste est assez fort entre ces grands systèmes de régulation et la forte aspiration des mouvements écologistes à l’autonomie individuelle et collective et à la décentralisation des décisions1. Si l’autonomie et la décentralisation politique prônées par les écologistes correspondent à la « convivialité » définie par Illich, le rationnement des énergies fossiles semble à première vue être tout le contraire. Dans ce cas, peut-il y avoir un « rationnement convivial », ou est-ce un oxymore ? Au-delà du rationnement précisément, il s’agit par la même occasion de se demander comment l’écologie politique peut, tout en conservant ses valeurs de convivialité et de décentralisation, chercher à inscrire les activités humaines dans les limites d’un monde fini en s’appropriant ce que l’économiste René Passet a appelé une « gestion normative sous contrainte environnementale »2. Finalement, peut-on réconcilier Illich et Passet à l’heure des limites écologiques globales ?
Le rationnement de l’énergie a été pratiqué à de nombreuses reprises au cours du XXe siècle : lors de la Première et de la Seconde guerre mondiale dans la plupart des pays engagés dans le conflit, de façon plus ponctuelle en 1973 à l’occasion du choc pétrolier, puis dans plusieurs pays du bloc soviétique, encore aujourd'hui à Cuba, etc. Depuis quelques années, plusieurs propositions ont été faites pour organiser à nouveau un rationnement de l’énergie qui serait, cette fois, instauré dans un but écologique. Cette proposition, nommée « carte carbone » a été portée par le gouvernement de Tony Blair au Royaume-Uni au cours des années 2000 [1] et continue d'être soutenue par plusieurs organisations non gouvernementales britanniques, tout en figurant au programme du Green Party. Ce nouveau rationnement l'énergie vise à la fois la protection du climat et l'anticipation du pic pétrolier [2].
Face à la pénurie énergétique qui s’annonce et aux menaces d’épuisement des ressources naturelles, il est difficile d’imaginer que l’on puisse se passer d’institutions économiques et politiques plus ou moins centralisées pour organiser la coordination des efforts individuels d’autolimitation et une répartition équitable et soutenable des ressources disponibles. Les propositions en faveur d’un rationnement des énergies fossiles s’inscrivent dans cette catégorie. Toutefois, le contraste est assez fort entre ces grands systèmes de régulation et la forte aspiration des mouvements écologistes à l’autonomie individuelle et collective et à la décentralisation des décisions[3]. Si l’autonomie et la décentralisation politique prônées par les écologistes correspondent à la « convivialité » définie par Illich, le rationnement des énergies fossiles semble à première vue être tout le contraire. Dans ce cas, peut-il y avoir un « rationnement convivial », ou est-ce inévitablement un oxymore ? Au-delà du rationnement précisément, il s’agit par la même occasion de se demander comment l’écologie politique peut, tout en conservant ses valeurs de convivialité et de décentralisation, chercher à inscrire les activités humaines dans les limites d’un monde fini en organisant ce que l’économiste René Passet a appelé une « gestion normative sous contrainte environnementale »[4]. Finalement, peut-on réconcilier Illich et Passet à l’heure des limites écologiques globales ?
Une gestion sous contrainte pour une planète en overshoot
Les limites environnementales globales constituent désormais le contexte des activités politiques et économiques des sociétés industrielles. L’enjeu est de les y réinsérer, pour passer d’un simple contexte à un cadre écologique contraignant.
Les bouleversements écologiques actuels se caractérisent par le franchissement et le risque de franchissement de plusieurs limites écologiques globales. Longtemps annoncées comme risquant d’être dépassées, ces limites sont pour certaines déjà atteintes aujourd'hui, tandis que d’autres menacent de l’être bientôt si les sociétés industrielles poursuivent sur la même voie. Alors que l’appel à ne pas dépasser ces limites a caractérisé la première période de l’écologie politique, dans les années 1970 (le rapport Meadows de 1972 est emblématique de cette approche), la période contemporaine se définit de plus en plus comme une ère d’« overshoot ». L’overshoot, ou dépassement de la capacité de charge, caractérise la situation d’un écosystème qui a été poussé, souvent par le fait d’une surexploitation, au-delà de son aptitude à se maintenir et à assurer sa propre reproduction[5]. En situation d’overshoot, un écosystème se dégrade et s’épuise, jusqu’à basculer vers un nouvel équilibre qui peut favoriser de nouvelles formes de vie mais qui est généralement défavorable aux activités (par exemple humaines) qui l’ont poussé à se transformer. En somme, alors que l’écologie politique des années 1970 alertait sur le risque de franchir d’importantes limites environnementales, les mouvements écologistes du début du XXIe siècle apprennent à se réorganiser et à réajuster leurs valeurs et leurs objectifs dans un monde où plusieurs de ces limites ont déjà été dépassées, et où plusieurs bouleversements irréversibles sont déjà en cours.
Parmi les articles scientifiques de ces dernières années, plusieurs publications ont adopté vis-à-vis de la crise écologique une approche en termes de limites globales et d’overshoot. On peut citer en particulier l’article de Johan Rockström et al. définissant les neuf limites planétaires qui délimitent la (faible) marge de manœuvre dont dispose l’humanité pour agir sans perturber irréversiblement les systèmes globaux fondamentaux de la biosphère[6]. Cet article marquant a été suivi d’une mise à jour en 2015[7]. L’article d’Anthony Barnosky et al., qui a également fait l’objet d’un fort retentissement, aborde quant à lui le risque élevé et relativement proche, au-delà d’un cumul important de perturbations environnementales, de faire basculer le système Terre vers un nouvel équilibre très éloigné des conditions écologiques favorables et stables qui ont permis le développement des sociétés humaines depuis 10 000 ans[8]. Si certains problèmes écologiques suivent une évolution linéaire et progressive, on découvre cependant de plus en plus l’existence de problèmes écologiques globaux dont la progression est marquée par des ruptures, ou tipping-points. Cette non-linéarité va souvent de pair avec une irréversibilité des perturbations écologiques globales, irréversibles en tout cas à l’échelle temporelle des sociétés humaines.
Face à ces problèmes écologiques globaux et aux limites qu’ils définissent, l’existence d’une référence universelle pour nos activités sociales et politiques constitue désormais un contexte irréversiblement présent, dont nous héritons du simple fait de vivre au XXIe siècle dans des sociétés industrialisées. C’est d’une certaine manière la nouvelle condition de l’homme moderne, désormais écologiquement situé autant qu’il est historiquement situé. Comment transposer ce cadre sur le plan politique ? Les propositions en faveur d’un rationnement des énergies fossiles s’inscrivent dans ce nouveau paradigme. Ce que l’écologie politique a popularisé avec le mot d’ordre « penser global, agir local », nous devons désormais envisager de le traduire dans des institutions économiques et politiques. « Penser global » permet de donner un sens global à ce que l’on fait, mais cela ne permet pas de savoir où l’on se situe par rapport aux limites globales, si ces limites ne sont pas incarnées ou représentées d’une manière ou d’une autre sous la forme d’un garde-fou à notre échelle. Il devient dès lors nécessaire d’inventer des institutions pour que le rapport au global puisse effectivement guider l’action locale, qu’elle soit collective ou individuelle. C’est ce que propose l’économiste René Passet, qui invite à inventer des « relations d’insertion » pour organiser l’insertion des activités humaines dans les limites environnementales.
Réintégrer le système économique dans les limites de la biosphère
Nombre de nos actions ont d’abord pour nous une signification sociale et une résonance locale, individuelle ou microsociale. Mais si l’on tient compte de la finitude écologique, nous devons chercher à ajouter à ces significations sociales une strate supplémentaire de sens qui puisse constituer un écho aux limites environnementales globales. A une époque d’overshoot avéré ou de risque d’overshoot, il serait dangereux d’ignorer la dépendance écologique de nos sociétés et d’agir sans avoir ces repères pour nous guider.
Pour élaborer ce cadre, l’écologie politique peut s’inspirer directement des travaux du courant de l’économie écologique, qui partage avec elle le paradigme de la durabilité forte. Cela se traduit, dans l’économie écologique, par la volonté d’encadrer les activités économiques destructrices afin de préserver les ressources environnementales. L’économie ayant largement débordé le cadre des limites environnementales, il s’agit de trouver le moyen de la réintégrer dans ce cadre, de la réinsérer pour parler comme René Passet, voire de la réencastrer, pour reprendre le vocabulaire de Karl Polanyi. René Passet a popularisé une représentation de l’économie, de la société et de la nature en trois cercles concentriques, une image qui a été largement reprise par l’économie écologique. Alors que l’économie (le cercle le plus large) a tendance à englober et à dominer les activités humaines (cercle médian), et à ne pas se soucier de la nature (cercle le plus petit), il faut inverser cette hiérarchie, écrit René Passet, afin que l’économie (désormais le cercle du milieu, le plus petit) soit mise au service de la société (cercle médian), elle-même contenue dans les limites de la nature (cercle englobant). Cette représentation n’est cependant à ce stade qu’un idéal : pour être effective elle doit se traduire par des institutions (essentiellement économiques dans la vision de Passet) qui permettent de structurer l’économie selon cette vision, en organisant les « relations d’insertion » de ces cercles, les uns à l’intérieur des autres. Cette nouvelle organisation doit produire une nouvelle économie : la « bioéconomie ».
Dans le prolongement des travaux d’Herman Daly[9], et pour aller un peu plus loin dans la déclinaison pratique de cette réinsertion, René Passet propose une action en trois temps[10]. On retrouve dans ce découpage les principaux éléments qui constituent la proposition de rationnement de l’énergie portée par les écologistes britanniques que nous avons évoqués. Il faut d’abord, écrit René Passet, déterminer des limites à l’exploitation des ressources naturelles pour qu’elle soit soutenable. Ensuite, il convient de définir les conditions de répartition de cette contrainte au sein de la société, de la manière la plus équitable possible. Et enfin, écrit-il, il faut préciser les institutions qui permettront aux acteurs économiques de prendre des décisions optimales en fonction de ces différentes contraintes. Ces trois étapes visent à instaurer une « gestion normative sous contrainte environnementale » : « sous contrainte » parce que les activités économiques sont soumises aux limites fixées à l’exploitation des ressources, et « normative » car ces limites sont contraignantes, et pas seulement informatives (comme pourrait l’être un indicateur par exemple).
Transposée à l’enjeu climatique et énergétique, la proposition bioéconomique de René Passet conduit assez directement à une politique de quotas. Le projet de quotas individuels de carbone proposé au Royaume-Uni dans les années 2000 en est une déclinaison, parmi d’autres formes possibles. Dans cette proposition de « carte carbone », les limites à l’exploitation des ressources naturelles (étape 1) sont définies en fonction des objectifs climatiques souscrits par le pays. Un « budget carbone annuel » est ainsi défini, déterminant la quantité maximum d’émissions que le pays va s’autoriser à émettre. Il est ensuite réparti entre les habitants, chacun recevant ainsi son quota égal : c’est la répartition équitable de la contrainte proposée par Passet (étape 2)[11]. Et enfin, les institutions qui permettent aux acteurs d’agir au mieux de leur situation (étape 3) sont la bourse d’échange pour les quotas excédentaires, mais aussi l’autorité en charge de la définition du budget carbone annuel, qui planifie une descente énergétique progressive.
Le rationnement de l’énergie constitue donc un exemple caractéristique de ces relations d’insertion et d’une gestion normative sous contrainte, dans l’esprit de la proposition de René Passet. On en retrouve comme un écho dans cet extrait d’interview de l’économiste : « Comme système, je ne vois rien d’autre que la bioéconomie. Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la biosphère, c’est-à-dire l’ensemble des êtres vivants et des milieux où ils vivent, conditionnent tout le reste. Incluse dans cette biosphère, les organisations économiques doivent en respecter les lois et les mécanismes régulateurs, en particulier les rythmes de reconstitution des ressources renouvelables »[12]. Pour Passet, l’objectif est de rechercher une économie pour l’environnement, au sens d’une économie apte à articuler ses propres lois à celles de la nature[13]. Que cette articulation se fasse à travers des institutions et des contraintes économiques, comme l’envisageait principalement Passet, ou légales et politiques, comme dans le projet de rationnement énergétique de la carte carbone, il s’agit dans les deux cas, pour protéger l’environnement, de créer un nouveau mécanisme de régulation sociopolitique. Au sens d’Illich, instituer le rationnement de l’énergie c’est donc créer un outil. Cet outil est-il maîtrisable ? Peut-il être compatible avec les valeurs écologistes de décentralisation et d’autonomie ?
Contrôle et autonomie
Ivan Illich, intellectuel français des années 1970, est reconnu comme un auteur influent pour l’écologie politique. Ses thèmes principaux de réflexion ont été la technique et l’autonomie, tous deux entendus dans un sens à la fois large et assez personnel. Illich a théorisé ce que devraient être la place et le rôle des outils dans des sociétés qui favoriseraient l’autonomie et l’épanouissement humains. La « convivialité » étant le caractère de ce qui favorise l’autonomie et la décentralisation des décisions, les textes d’Illich permettent de poser cette question : peut-on envisager un rationnement convivial ? La gestion normative sous contrainte de René Passet, construite en référence à des enjeux globaux, est-elle compatible avec les valeurs écologistes et illichiennes d’autonomie personnelle et collective ? Pour répondre à cette question, les travaux Illich fournissent des éléments de définition de la convivialité, de l’outil, et de l’autonomie.
« Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil »[14]
Illich définit la convivialité par plusieurs affirmations. « Une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui »[15]. « L’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention »[16]. A l’aune de ces deux citations, la convivialité semble d’abord difficilement compatible avec un principe de rationnement de l’énergie, qui limite les usages qu’en font les uns et les autres, leur créativité et leur « pouvoir de modifier le monde ». Cependant un premier signe en faveur d’un possible rationnement convivial apparaît à la lecture de cette troisième phrase, qui instaure le principe d’une condition posée aux libertés individuelles : « La société conviviale reposera sur des contrats sociaux qui garantissent à chacun l’accès le plus large et le plus libre aux outils de la communauté, à la seule condition de ne pas léser l’égale liberté d’autrui »[17]. Cette troisième citation fait écho à un principe de base du rationnement : face à une ressource finie, le rationnement garantit à chacun un accès minimum parce que, dans le même temps, il plafonne les consommations de tous. Dans sa définition de la convivialité, Illich fait donc assez nettement la distinction entre liberté et autonomie. L’autonomie est compatible avec des restrictions des libertés individuelles, si ces restrictions sont la condition de l’autonomie des membres de la communauté.
Pour une transition juste
Qu’est-ce qu’un outil pour Illich ? Dans La Convivialité, il écrit : « Il est bien clair que j’emploie le terme d’outil au sens le plus large possible d’instrument ou de moyen, soit qu’il soit né de l’activité fabricatrice, organisatrice, ou rationalisante de l’homme, soit que, tel le silex préhistorique, il soit simplement approprié par la main pour réaliser une tâche spécifique, c'est-à-dire mis au service d’une intentionnalité [18] ». C’est une définition très large, qu’Illich illustre avec une liste d’exemples effectivement très variés : un balai, un crayon, un tournevis, une seringue sont des outils, ainsi qu’un moteur, une brique, une automobile, un téléviseur, une usine de cassoulet, ou une centrale électrique. Les institutions aussi sont des outils : les organisations productrices de services comme l’école, l’organisation médicale, les moyens de communication, et même des institutions relativement immatérielles comme les lois du mariage…[19] Illich conclut : « La catégorie de l’outil englobe tous les instruments raisonnés de l’action humaine[20] ». L’ensemble est extrêmement vaste, mais le propos d’Illich n’est pas de définir les outils et d’en rester là. Cette définition est une étape intermédiaire pour aborder l’un de ses grands thèmes de réflexion : évaluer les outils pour en comprendre les effets sur la société, et en fonction de cela les maîtriser pour les « maintenir en-deçà de certains seuils critiques[21] ».
Pour Illich, c’est là tout l’enjeu de la relation des sociétés à leurs outils. Dans une société industrielle, regrette-t-il, le scénario typique consiste à ce que l’on commence par « produire un service, dit d’utilité publique, pour satisfaire un besoin, dit élémentaire ». Mais « la surproduction industrielle d’un service a des effets seconds aussi catastrophiques et destructeurs que la surproduction d’un bien[22] ». Par conséquent, « des limites assignables à la croissance doivent concerner les biens et les services produits industriellement. Ce sont elles qu’il nous faut découvrir et rendre manifestes »[23]. On trouve ainsi chez Illich une préoccupation pour les limites et les seuils qui fait largement écho aux soubassements écologistes des projets de rationnement de l’énergie. Mais il s’agit chez lui de définir les limites des outils : « Lorsqu’une activité outillée dépasse un seuil défini par une échelle ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier ». Dans cette optique, il faudrait déterminer le seuil de nocivité du rationnement, et limiter son pouvoir d’outil en le maintenant en-deçà de ce seuil.
L’outil juste, proportionné pour une société conviviale, répond à trois exigences pour Illich : « Il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel[24] ». En somme, c’est un outil qui sait rester à sa place d’outil : « L’homme a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme [25]». Cette dernière phrase énonce un principe assez proche de l’approche Lean, dont David Fleming, l’un des deux concepteurs à l’origine de la carte carbone, dit s’être inspiré[26]. L’approche « lean » (« lean » signifie mince, maigre, sobre) est une façon de concevoir le travail en équipe qui consiste à favoriser l’autonomie de chaque opérateur et de le mettre en capacité de répondre lui-même aux imprévus sans devoir attendre l’intervention et les nouvelles consignes de son supérieur. Cette approche s’oppose à une conception plus interventionniste dans laquelle le chef est la seule source de légitimité, l’opérateur devant par conséquent attendre les consignes d’une personne qui connaît souvent moins bien que lui les conditions pratiques dans lesquelles la tâche sera effectuée. L’approche « lean » est donc sobre en chefs et en interventionnisme hiérarchique, elle demande moins d’encadrement parce qu’elle favorise davantage d’autonomie.
Pour Fleming, la carte carbone est « lean » dans la mesure où elle permet de garantir à chaque utilisateur d’énergie le maximum d’autonomie dans l’utilisation de son quota personnel, en minimisant l’interventionnisme des autorités politiques ou administratives. Dans un système de carte carbone, en effet, les émissions individuelles de gaz à effet de serre sont plafonnées en quantité, mais la répartition du quota personnel entre les divers usages énergétiques (chauffage, transport, etc.[27]) revient aux préférences des individus. Libre à chacun de flamber son quota ou de l’utiliser avec parcimonie, de tout utiliser en voyages ou en chauffage, d’utiliser de l’essence pour aller au travail ou pour se promener. Le jugement et l’intervention de la société ne concernent que la quantité totale de gaz à effet de serre émis, ils restent en revanche absolument hors de propos en ce qui concerne le contenu des choix énergétiques personnels. En cela, la carte carbone se distingue d’une taxe sur le carbone qui, en taxant les biens et services énergivores au cas par cas, en fonction de leurs émissions de gaz à effet de serre mais aussi de leur « utilité sociale » évaluée par le législateur[28], aurait un effet prescriptif pour les modes de vie, avec une pression uniformisatrice pour tendre vers ce qui a été défini comme normal. Donc, pour reprendre les termes d’Illich cités plus hauts, la réduction des émissions de gaz à effet de serre peut être organisée sous forme de rationnement de telle sorte que l’outil « tire le meilleur parti de l’imagination et de l’énergie personnelles » en permettant à chacun de s’adapter à la contrainte énergétique selon ses préférences individuelles, plutôt qu’il ne le « programme » en lui assignant une certaine forme de mode de vie décarboné. S’il faut organiser la réduction des émissions de gaz à effet de serre, l’outil rationnement est donc potentiellement un outil convivial, capable de favoriser l’autonomie des individus.
L’autonomie dans la survie et l’équité
Que dit Illich de l’autonomie ? Il la définit par opposition à la liberté de consommer. On ne peut donc pas, en s’appuyant sur Illich, rejeter le rationnement comme contraire à l’autonomie au motif qu’il entrave la liberté de consommer, car ce sont des valeurs antithétiques selon lui : « Une société qui définit le bien comme la satisfaction maximale du plus grand nombre par la plus grande consommation de biens et services industriels mutile de façon intolérable l’autonomie de la personne »[29]. Illich propose, à la place, de redéfinir le bien dans une société comme « la capacité de chacun de façonner l’image de son propre avenir », ce qui s’obtient par l’application de critères négatifs : « proscrire les lois et les outils qui entravent l’exercice de la liberté personnelle ». Il faut en tout cas en limiter les dimensions, pour défendre ce qu’il qualifie de « valeurs essentielles » : survie, équité et autonomie créatrice[30]. Dans ces trois « valeurs essentielles », on retrouve l’autonomie, mais dans le même temps Illich introduit deux valeurs supplémentaires qui forment comme une condition à cette autonomie. La survie et l’équité sont les conditions écologiques (survie) et sociales (équité) dans lesquelles se déploie l’autonomie.
Pour Illich en effet la société conviviale n’est un modèle abstrait de cumul des autonomies individuelles dans un contexte écologique indifférent. L’autonomie individuelle est conditionnée à l’équité dans le groupe social (les autres aussi doivent être autonomes) et à la viabilité écologique. Illich est aussi un penseur écologiste, pour qui les sociétés sont insérées dans des écosystèmes. Par conséquent, pour évaluer l’outil qu’est le rationnement à la lumière des textes d’Illich, il convient de comparer la convivialité potentielle du rationnement à ce qui est comparable : dans sa confrontation aux limites écologiques et aux contraintes énergétiques, une société serait-elle davantage conviviale, équitable et créative avec ou sans rationnement ? Comme nous l’avons vu, le rationnement offre plusieurs avantages, permettant de répartir la contrainte de manière équitable, en favorisant l’autonomie personnelle et en limitant la standardisation des modes de vie. Comparer une société rationnée à une société d’abondance conduirait au contraire à percevoir le rationnement comme une contrainte inutilement restrictive, mais, comme l’insistance d’Illich sur la survie nous le rappelle, le contexte de finitude écologique doit être pris en compte dans la recherche des meilleurs outils. Avec les valeurs de survie et d’équité, la gestion normative sous contrainte de Passet semble donc compatible avec la valorisation de l’autonomie par Illich.
Décentralisation et convivialité
Mais que dire alors de l’aspiration écologiste à la décentralisation des décisions ? Comment concilier la recherche d’une relocalisation politique et la référence à des limites écologiques globales ? Si le rationnement des énergies fossiles était mis en place, les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre seraient formulés en référence aux seuils globaux de concentration de gaz à effet de serre, afin de limiter le réchauffement planétaire. Bien qu’appliqués à l’échelle locale des vies individuelles, les quotas personnels de carbone seraient directement liés à des évènements situés à des distances et des échelles incommensurables avec la vie locale. D’un autre côté, des quotas de carbone décidés à l’échelon local n’auraient pas de sens dans la mesure où, en matière de climat, le phénomène est planétaire et les territoires des effets sont distincts des territoires des causes. Il en serait de même en matière de ressources énergétiques : dans un contexte de finitude du pétrole, les consommations des uns et des autres deviennent interdépendantes, et nécessitent une coordination à l’échelle la plus vaste possible, pour englober le maximum d’usagers. Or, pour Illich, la dimension des outils est un critère essentiel de leur convivialité : il faut éviter le « méga-outillage » écrit-il[31]. L’expansion de la taille des outils, et celle de l’activité bureaucratique qui l’accompagne, doivent être limités : « Tandis que la croissance de l’outillage au-delà des seuils critiques produit toujours plus d’uniformisation réglementée, de dépendance, d’exploitation et d’impuissance, le respect des limites garantirait un libre épanouissement de l’autonomie et de la créativité humaine »[32].
Et pourtant, malgré cette dénonciation des grands outils qui semble incompatible avec les instruments centralisés, on trouve dans La Convivialité ce passage étonnant qui concède les limites de l’usage autonome que permettent certains outils : « Bien sûr le conducteur de train ne peut ni s’écarter de la voie ferrée ni choisir ses arrêts ou son horaire. […] La transmission de messages téléphoniques se fait sur une certaine bande de fréquence, elle doit être dirigée par une administration centrale, même si elle ne concerne qu’une zone limitée. En vérité, il n’y a aucune raison pour proscrire d’une société conviviale tout outil puissant et toute production centralisée[33] ». Comment comprendre ce qui apparaît comme un soudain renoncement au contrôle autonome des outils ? En réalité, pour Illich, ce qui importe avant tout, c’est qu’une société conviviale réalise un « équilibre institutionnel »[34] entre ce grand outillage puissant et centralisé et les outils qui stimulent l’accomplissement personnel. Ainsi, explique-t-il, « une société conviviale n’interdit pas l’école. Elle proscrit le système scolaire perverti en outil obligatoire, fondé sur la ségrégation et le rejet des recalés. […] On le voit, les critères de la convivialité ne sont pas des règles à appliquer mécaniquement, ce sont des indicateurs de l’action politique, qui concernent ce qu’il faut éviter. Critères de détection d’une menace, ils permettent à chacun de faire valoir sa propre liberté »[35]. On revient avec cet « équilibre institutionnel » sur un thème important de la réflexion d’Illich : ce ne sont pas les grandes institutions qui posent problème par principe, mais leur tendance à devenir des monopoles radicaux[36].
Une organisation locale du rationnement
Or le rationnement de l’énergie ne transforme pas une activité sociale essentielle en monopole radical exclusivement organisé par une institution unique. L’énergie est rationnée dans la mesure où elle est d’origine fossile. Mais les usages personnels de l’énergie ne sont soumis à aucun contrôle s’ils sont fondés sur des énergies renouvelables, qui sont justement nettement plus décentralisables, voire déjà décentralisées. Le rationnement de l’énergie n’organise par ailleurs qu’un contrôle sur l’aval (les GES) des consommations, il laisse un champ très ouvert en amont quant à une organisation locale, qui pourrait adapter autant que possible cette mesure nationale et centralisée aux exigences écologistes de décentralisation et de convivialité. Des quotas anonymes et sur format papier seraient par exemple plus facilement échangeables localement, d’une personne à l’autre, que des quotas nominatifs et sous forme électronique qui devraient passer par une bourse d’échange nationale et centralisée. « Une pluralité d’outils limités et d’organisations conviviales encouragerait une diversité de modes de vie », écrit Illich[37]. On peut imaginer que certaines communautés politiques pourraient discuter d’une mise en commun d’une partie des quotas pour faire fonctionner une chaufferie collective, par exemple. D’autres pourraient surenchérir sur la contrainte énergétique avec des politiques fiscales, en taxant le diesel, ou en défiscalisant les travaux d’isolation et la production d’énergies renouvelables. Une politique de reboisement pourrait aussi être une réponse locale à une politique nationale de rationnement. Des localités pourraient ainsi organiser la distribution de lots de bois de chauffage à part égale entre tous les habitants à partir de forêts gérées par la commune. En la matière, les critères de répartition et les modes d’organisations peuvent varier avec autant d’amplitude que les préférences politiques locales.
Les émissions de carbone se situent au bout des chaînes de décision. Elles sont le résultat de multiples choix successifs et imbriqués, qui prennent place du niveau international jusqu’au niveau local. Aussi centralisé qu’il soit, le rationnement laisse donc beaucoup de marge de manœuvre à l’autonomie locale et à une politique énergétique et climatique décentralisée. « L’outil convivial supprime certaines échelles de pouvoir, de contrainte et de programmation, celles, précisément, qui tendent à uniformiser tous les gouvernements actuels. L’adoption d’un mode de production convivial ne préjuge en faveur d’aucune forme déterminée de gouvernement, pas plus qu’elle n’exclut une fédération mondiale, des accords entre nations, entre communes, ou le maintien de certains types de gouvernement traditionnels »[38]. Le rationnement et la gestion normative sous contrainte semblent donc aptes à passer le test des valeurs illichiennes et écologistes de l’autonomie et de la décentralisation.
Nous nous sommes penchés avec précision sur ces critères car ils sont essentiels et semblaient à première vue la source d’une incompatibilité entre écologie et rationnement des énergies fossiles. Mais nous aurions pu insister sur d’autres aspects de la carte carbone, car l’autonomie et la décentralisation ne sont pas les seules valeurs qui comptent pour l’écologie politique. L’équité y tient également une place importante. Imposer des limites à la croissance ne suffit pas, écrit Illich, si on ne cherche pas en même temps à organiser l’équité. « Dans une société post-industrielle et conviviale […] assigner à la croissance industrielle des limites non monétaires et politiquement définies entraînera la révision de beaucoup de notions économiques consacrées, mais ne fera pas disparaître pour autant l’inégalité entre les hommes »[39]. Or, en matière d’équité, le rationnement constitue une ressource indéniable pour une société qui chercherait à organiser la répartition politique et économique de la contrainte énergétique. Un vaste sujet, que nous avons abordé dans le tome I[40].
Ce texte de Mathilde Szuba constitue le chapitre 5 de Agnès Sinaï et Mathilde Szuba (dir.), Gouverner la décroissance. Politiques de l'Anthropocène III, Presses de Sciences Po, 2017.
Notes :
[1] Le gouvernement y a renoncé au moment de la crise économique de 2008. Mathilde Szuba, Gouverner dans un monde fini. Des limites globales au rationnement individuel, sociologie environnementale du projet politique de carte carbone (1996-2010), thèse de sociologie, université Paris 1, 2014.
[2] David Fleming et Shaun Chamberlin, TEQs (Tradable Energy Quotas). A Policy Framework for Peak Oil and Climate Change, Londres, All Party Parliamentary Group on Peak Oil/ The Lean Economy Connection, 2011 ; Mayer William and Tina Fawcett, How We Can Save the Planet, Londres, Penguin Books, 2004.
[3] Andrew Dobson, Green Political Thought, London, New York (NY), Routledge, 2007 (1990).
[4] René Passet, L’Économique et le vivant, Paris, Économica, 1996 (1979).
[5] William R. Jr. Catton, Overshoot: The Ecological Basis of Revolutionary Change, Urbana, Chicago (IL), University of Illinois Press, 1982.
[6] Johan Rockström , « A Safe Operating Space for Humanity », , 461, 2009, p. 472-475.
[7] Will Steffen, Katherine Richardson, Johan Rockström, Sarah E. Cornell, Ingo Fetzer, Elena M. Bennett, Reinette Biggs, Stephen R. Carpenter, Wim de Vries, Cynthia A. de Wit, Carl Folke, Dieter Gerten, Jens Heinke, Georgina M. Mace, Linn M. Persson, Veerabhadran Ramanathan, Belinda Reyers, Sverker Sörlin, “Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet”, Science, 13 February 2015, Vol. 347, Issue 6223.
[8] Anthony D. Barnosky et al., “Approaching a State Shift in Earth’s Biosphere”, Nature, vol.486, 7 juin 2012, p.52-58.
[9] Economiste américain, élève de Nicholas Georgescu-Roegen, il est reconnu comme un père fondateur du courant de l’économie écologique. Il soutient un objectif d’état stationnaire pour l’économie.
[10] René Passet, L'économique et le vivant, op. cit. ; Frank-Dominique Vivien, Le développement soutenable, Paris, La Découverte, 2005.
[11] Dans le projet de carte carbone, si le principe de l’égalité des parts entre adultes est acquis, il reste néanmoins des discussions sur les parts des enfants : doivent-ils recevoir une part entière, ou une demi-part à leur naissance, puis une part entière à 16 ans ? à 18 ans ?
[12] René Passet, « Le néolibéralisme creuse les inégalités à l’échelle mondiale »,
[13] René Passet, « Que l’économie serve la biosphère », Télérama n° 3171, 20 octobre 2010, p. 123-126. Nous soulignons.
[14] Ivan Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973, p.13.
[15] Ivan Illich, op. cit., p. 43.
[16] Ivan Illich, op. cit., p. 44.
[17] Ivan Illich, op. cit., p. 30.
[18] Ivan Illich, op. cit., p. 43.
[19] Ivan Illich, op. cit., p. 43.
[20] Ivan Illich, op. cit., p. 44.
[21] Ivan Illich, op. cit., p. 10.
[22] Ivan Illich, op. cit., p. 10.
[23] Ibid. p. 11. Nous soulignons.
[24] Ibid., p. 27.
[25] Ibid.
[26] David Fleming, Fleming (David), Energy and the common purpose: Descending the energy staircase with tradable energy quotas (TEQs), London, The Lean Economy Connection, 2007 (2005).
[27] Dans un système de carte carbone, seules les consommations d’« énergies primaires » sont soumises à un quota : les consommations domestiques de fioul, gaz et électricité, les achats de carburants pour les véhicules personnels, et dans certaines propositions on ajoute aussi les billets d’avion. Les consommations d’énergies grises ne sont pas comptabilisées.
[28] Par exemple en taxant davantage les autoroutes le week-end.
[29] Ivan Illich, La Convivialité, op. cit., p. 31.
[30] Ivan Illich, op. cit., p. 31.
[31] Ibid. p. 36.
[32] Ibid., p. 43.
[33] Ibid., p. 48.
[34] Ibid., p. 47.
[35] Ibid., p. 49.
[36] C’est un sujet qu’Illich développe notamment dans Une société sans école, Paris, Seuil, 1971 et dans Énergie et équité, Paris, Seuil, 1975.
[37] Ivan Illich, La Convivialité, op. cit., p. 36.
[38] Ibid., p. 38.
[39] Ivan Illich, op. cit., p. 38.
[40] Voir notamment Mathilde Szuba, « Chapitre 5, Régimes de justice énergétique », dans Agnès Sinaï (dir.), Penser la décroissance. Politiques de l'Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, p. 119-137.