Introduction :
Les composantes du « tournant non humain »
Je me suis intéressée à un mouvement interdisciplinaire influent dans l’aire anglophone consistant en deux courants intimement liés : le néo-matérialisme (new materialism) et le posthumanisme critique, développés à partir du milieu des années 1990. Citons quelques noms parmi ses figures de proue de ce courant protéiforme : Jane Bennett, Karen Barad, Rosi Braidotti, Manuel De Landa, Diana Coole, et, plus connues en France, Anna Tsing ou Donna Haraway. Il faut également noter que des auteurs français, notamment Gilles Deleuze & Félix Guattari, Michel Foucault, et plus encoreBruno Latour, leur ont fourni une assise conceptuelle. Certains positionnements théoriques développés dans les publications anglophones le sont donc également en France et sont relayées en particulier dans la revue Terrestres. Je me référerai donc aussi à des auteurs français (vous trouverez des références bibliographiques pour la totalité des auteurs et autrices citées à la fin de ma présentation).
On parle de « tournant non humain », ou de « tournant ontologique » puisque les débats concernent les catégories que nous utilisons pour décrire l’être. Ces auteurs partagent un regard critique sur la modernité occidentale anthropocentrique, c’est-à-dire sur la position centrale attribuée au sujet humain, caractéristique de l’humanisme depuis les Lumières. Ils/elles partagent un refus des dualismes rigides hérités de la modernité : nature/culture étant le plus critiqué et on observe la substitution de « vivant » à « nature ».
Après une brève présentation, je proposerai une évaluation de certains présupposés philosophiques de ce large mouvement de pensée pour en dégager les enjeux pour l’écologie politique aujourd’hui. Comme je ne pourrai effectuerqu’un survol de cette littérature déjà vaste et aux développements hétérogènes, je commencerai par en dégager cinq éléments saillants – Je renvoie pour plus de détails aux articles en anglais de Ståle Knudsen et Oscar Svensson.
1. Une ontologie relationnelle
Ces nouvelles pensées prolongent et enrichissent la pensée de l’écologie qui est, depuis son origine, une pensée de la « relationnalité ».
En France, Baptiste Morizot par exemple se fonde sur les avancées de la biologie évolutionnaire pour proposer une ontologie des relations constitutives. L’erreur de l’humanisme anthropocentrique est, selon lui, d’avoir défini l’humain par auto-extraction et distinction à l’égard du reste du vivant et du monde. Pourtant, les individus sont des effets des relations prises dans un processus historicisé qu’est la co-évolution. Il revendique un humanisme relationnel.
Il y a une radicalisation anti-essentialiste de cette perspective relationnelle dans le néo-matérialisme : il n’existe aucune essence, ou entité possédant des qualités inhérentes. Ainsi, Karen Barad a introduit la notion clé d’intra-action - reprise par Donna Haraway – à différencier d’interaction - selon laquelle le sujet et l’objet se constituent mutuellement dans des pratiques spécifiques.
Il y aurait donc un caractère premier, logiquement antérieur de la relation et non de substances séparées préexistantes.
2. Dynamisme et auto-organisation
La cible principale de ces auteurs est Descartes et son postulat d’une séparation absolue entre la matière et l'esprit, entre l'étendue et l'intellect, sa mécanisation de la nature conçue comme système d'objets mus par les forces d'inertie. Cette position épistémologique à l'origine du dualisme radical au sein de la culture occidentale, que Philippe Descola qualifie de naturaliste, est réfutée.
L’objectif est de déconstruire la représentation mécaniste de la matière comme morte, passive, nécessitant un agent extérieur - Dieu ou humain – pour l’animer. Elle possède sa propre force de transformation. Elle est douée d’agentivité (agency) ; Latour étant un inspirateur de premier plan sur ce point. Ce refus de concevoir la matière en termes réductionnistes et essentialistes incite donc à la penser en termes dynamiques et non comme une substance stable soumise à des forces causales. Se dégage alors une conception non-déterministe de la matière vivante auto-organisée, en devenir et non de l’ordre de l’être – Diana Coole parle d’une “ontology of becoming”.
3. Vitalisme et monisme
Dans cet univers conceptuel, nous sommes loin de la référence standard à des facteurs causaux bio-géo-chimiques de l’effondrement.
Jane Bennett, sur laquelle nous reviendrons, prône un matérialisme vitaliste, mettant en exergue une vitalité de la matière avec sa notion de « pouvoir des choses » (thing-power). Comme Bennett, Rosi Braidotti propose une éthique mettant en valeur une force de vie non spécifiquement humaine. Son matérialisme vitaliste se revendique du monisme de Spinoza selon lequel toutes les entités sont soumises au même principe de vie.
Braidotti mobilise l’apport du féminisme anti-universaliste et des études post-coloniales pour critiquer la définition exclusive/occidentale de l’humain à la source de pratiques d’exclusion, d’exploitation, d’éradication des groupes dominés. Plus largement, elle s’inscrit explicitement dans la tradition anti-humaniste du poststructuralisme et veut prolonger le geste de Foucault qui déconstruit la fiction cartésienne et kantienne d’un sujet souverain, source du Sens car doté d’une raison désincarnée, décontextualisée. Son appel à des humanités post-anthropocentriques est exemplaire du posthumanisme qui, à certains égards, représente un développement logique du postmodernisme avec l’accent mis sur la déconstruction et la fragmentation du sujet humain.
4. Hybridité
Selon Latour, nous avons toujours affaire à des imbrications de nature-culture, à des hybrides.
Pour ce courant, la réalité se caractérise par l’hybridité – y compris de l’être humain qui résulte de l’échange entre éléments matériels et immatériels, ontologiquement différents. Braidotti affirme même la transindividualité de toutes les entités. Les frontières entre l’humain et les autres formes d’existence (organiques et non organiques) sont désormais poreuses.
Haraway est sans doute celle qui est allée le plus loin dans le brouillage des barrières d’espèces : elle a impulsé les théories du cyborg qui traitent l’humain comme un hybride de machine and de corps organique. Plus récemment, elle a attiré l’attention sur les espèces compagnonnes avec lesquelles les humains ont co-évolué.
L’idée qui traverse cette littérature est celle d’enchevêtrements (entanglements) de l’humain avec un environnement plus qu’humain. Bennett rappelle que nous sommes nous aussi de l’ordre du non-humain, de la matière inanimée (minéral des os, métal du sang, électricité des neurones).
Il existe une imbrication irréductible entre humain et non humain, organique et non organique et donc logiquement entre nature et société. Par conséquent, tous ces auteurs souscrivent à l’appel à une dissolution de l’opposition binaire nature vsculture.
5. Une ontologie plate
De Deleuze et Guattari, Bennett (comme Manuel De Landa) reprend la notion d’ « assemblage », traduction anglaise d’« agencement ». Elle développe l’exemple d’une panne générale d’électricité aux États-Unis en 2003 pour suggérer le pouvoir d’action de l’assemblage constitué de fils électriques, électrons, charbon, programmes informatiques, impératifs de profit, théories économiques, modes de vie, législations, acteurs politiques, etc.
Au sein d’enchevêtrements socio-matériels, il y a modification réciproque entre diverses entités du monde. Ces entités fabriquent le monde qui résulte d’un foisonnement d’agentivités de toutes sortes, humaines et non humaines. Le Champignon de la fin du monde d’Anna Tsing est un récit dont les protagonistes centraux ne sont pas des humains, mais des champignons et qui retrace ce qu’elle nomme les « agencements polyphoniques » constituant des mondes multispécifiques.
Cette intrication de l’humain avec un environnement plus qu’humain est rendue par la notion latourienne d’agentivité « distribuée » entre des entités et facteurs multiples dont Bennett s’inspire. À l’instar d’autres auteurices, elle appelle à réformer l’épistémologie des sciences humaines et sociales sur la base de l’idée que l’action n’est jamais localisée dans un corps ou dans un sujet unique mais distribuée dans un champ, un assemblage hétérogène.
Selon Latour, n’importe quelle entité introduisant une différence, provoquant un effet, est considérée comme un « actant ». Aucun actant n’est plus central ou déterminant qu’un autre. Il s’agit donc une ontologie plate, caractérisée par une absence de hiérarchie entre formes d’agentivité.
Ce mouvement vise une dissolution de la distinction analytique, vue comme une arrogance typiquement moderne, entre sujets humains actifs doués d’intentionnalité et objets passifs. Est conceptualisée une forme post-subjective de l’agentivité dont l’intentionnalité n’est pas la condition de possibilité.
Eléments contextuels
Il est utile d’élargir la focale pour comprendre que ces thèses se développent sur fond d’une large réévaluation qui concerne les rapports de l’humain à son altérité au sein de diverses disciplines scientifiques.
Par exemple, Barad se fonde sur les avancées de la physique quantique, en la personne de Niels Bohr, pour proposer un nouveau cadre épistémologique marqué par le brouillage de la distinction sujet-objet.
Les technologies de l’information, de la communication et de la computation révèlent que les facultés mémorielles, psychiques, cognitives sont toujours conditionnées par des organes artificiels, techniques ou exosomatiques.
Les avancées des neurosciences comme de l’éthologie animale ont largement contribué à la perception des animaux comme étant doués d'intériorité et de sensibilité.
Dès le 19e siècle, les théories de l'évolution biologique (darwinisme) comme de l'écologie scientifique (notamment le concept d'écosystème) ouvraient à une conception de l'humain comme émergent de la nature.
L’après-guerre a vu le développement d'une série d'approches rassemblées sous le terme de théorie des systèmes complexes, et dont la biologie des systèmes est une émanation.
Le posthumanisme critique hérite du brouillage de la distinction entre organismes vivants et machines par la seconde cybernétique des années 1970 qui s'intéresse aux systèmes autonomes caractérisés par des processus d'auto-organisation ou d'autorégulation.
Les travaux de Humberto Maturana et Francisco Varela sur l'autopoïèse (cette capacité qu'ont les organismes, à la différence des machines, à se reproduire eux-mêmes et à maintenir leur intégrité et leur organisation en dépit des flux de matière et d'énergie qui les traversent) influenceront Lynn Margulis co-formulatrice de l'hypothèse Gaïa:
La Terre est décrite en tant que tout biologique et physique, système autorégulé capable de maintenir un environnement chimique et climatique favorable à la vie, selon les mots de Lovelock. Les sciences du système Terre, qui ont confirmé l'existence de boucles de rétroaction entre le monde vivant et des paramètres physico-chimiques essentiels, ont fini par lui reconnaître leur dette intellectuelle, comme le détaille Sébastien Dutreuil.
L’Anthropocène, quels outils pour le penser ?
Dans Face à Gaïa, Latour avance que prendre en compte « la matérialité active du monde » exige la production d’une nouvelle cosmologie dans laquelle la Nature de la modernité est remplacée par la Gaïa de l’Anthropocène.
Dans son article de 2009 systématiquement cité, l'historien Dipesh Chakrabarty invitait déjà à élargir le champ de l’histoire et des sciences humaines et sociales, puisque l'anthropocène dément le fameux grand partage entre nature et société. Christophe Bonneuil s’en inspire pour écrire avec raison que « l’Anthropocène signe la rencontre de la temporalité longue de la Terre et de la vie et la temporalité de l'histoire humaine, séparées par la modernité industrielle, l'une relevant des sciences de la nature, les autres des sciences humaines ».
Il y a donc nécessité d’un changement de paradigme en raison de l’entrée dans l’anthropocène. Cette nouvelle pensée de la matérialité, dont j’ai seulement esquissé les grandes lignes sur son volet anglo-saxon, participe d’un bouleversement majeur de nos cadres de pensée marqué par une interrogation des dichotomies strictes entre nature et culture, esprit et corps, humain et animal ou non humain en général.
Ce bouleversement me semble bénéfique sur le principe. En France, ce changement de paradigme inspire les formes les plus stimulantes de l’activisme écologiste radical – notamment les Soulèvements de la Terre.
Je dois préciser la source de mon intérêt : je suis une héritière d’André Gorz, c’est à dire d’une pensée humaniste classique dont l’anthropocentrisme était assumé. Ces textes relevant d’un matérialisme animiste m’ont bousculée et amenée à faire un pas de côté par rapport à cet héritage. Pour autant, j’ai été conduite à me demander si les présupposés philosophiques communs à ces auteurs sont exactement ceux qui sont requis pour faire face aux catastrophes écologiques comme ces auteurices l’avancent.
En référence au titre choisi pour ce séminaire, « quelle philosophie du vivant pour l’Anthropocène ? », j’avancerai que cette nouvelle philosophie contient un certain nombre d’apories.
Apories et propositions
1. Une éthique non anthropocentrée ?
Morizot note : « Du point de vue de Gaïa, c’est à dire de la contribution à l'habitabilité de la Terre, de la production des conditions vitales d'un monde commun, nous sommes des ouvriers infiniment moins importants que les phytoplanctons, et les vers de terre » (Raviver les braises du vivant, p. 192). Dans la même veine, Emanuele Coccia met en exergue l’apport fondamentale des plantes à la production de l’atmosphère par la photosynthèse. À la morale kantienne basée sur l’exceptionnalité de l’homme, Bennett, pour sa part, veut substituer une éthique fondée sur une attention à l’agentivité de la matière à l’œuvre dans les réseaux relationnels.
Or, cette exhortation à une sensibilité, une humilité morale, à cultiver notre attention aux choses, mettent pourtant le sujet éthique dans une position centrale qui est pourtant âprement contestée. Le projet de dépasser l’anthropocentrisme est bien un acte anthropocentrique !
Il est pour le moins paradoxal d’appeler à une conversion éthique au sein d’un paradigme anti-anthropocentrique. Est ici utile le travail de la philosophe britannique Kate Soper, philosophe britannique féministe, écosocialiste. Elle a manifesté, comme Gorz, un engagement humaniste qui a accordé une place centrale à la subjectivité. Elle souligne que toutes les injonctions de nature écologique partent logiquement du présupposé du caractère distinctif des humains par rapports aux autres créatures vivantes et à la matière inorganique. Les êtres humains « sont très différents des autres espèces biologiques pour ce qui concerne leur capacité à évaluer consciemment leur impact sur l’environnement et à repenser les modes de production et de consommation à la lumière des contraintes écologiques […] un monde dépourvu de ces distinctions est un monde dépourvu des conditions de possibilité d’une critique morale, politique et scientifique » (« Future Culture », p.8)
Je m’inquiète également que des écrits parmi les plus en vue considèrent ces distinctions comme obsolètes. La relativisation de la rupture entre humain et animal et entre organique et inorganique est pertinente sur beaucoup de plans,mais la dénégation de l’exceptionnalité des humains sur d’autres plans, notamment la réflexivité et l’intentionnalité,dessert la réflexion écologique et politique. Comme le reconnaissait Diana Coole : « L’absence de réflexivité rend difficile d’avancer un projet politique de changement social pour lequel les acteurs humains se trouvent de fait dans une position privilégiée - même si leur marge de manœuvre est réduite par les nombreux actants (« Agentic Capacities … »).
2. Le vivant, un sujet politique ?
Ceci me conduit à souligner les difficultés théoriques et politiques soulevées par l'attribution d'un statut d’agent/de sujet politique à des entités biotiques comme des animaux et plus encore à des entités abiotiques comme les montagnes ou les rivières.
C’est le projet mené dans Nous ne sommes pas seuls par Léna Balaud et Antoine Chopot. Ils reprennent la thèse de l’écomarxiste Jason Moore sur la fin de la nature bon marché et docile qui se manifeste par de nouvelles formes d'insubordination de masse (les plantes invasives par exemple). Ils invitent à manifester une attention à leur indiscipline, à ses comportements de résistance, pour constituer le camp des Terrestres, comme nous y invite Latour : « Une autre logique de l'action […] demande de comprendre que des êtres humains ne peuvent jamais produire leur monde commun, et le défendre, avec seulement d'autres êtres humains. D’autres manières de faire, de se défendre, de se protéger, de résister, nous devancent, nous déstabilisent ou nous renforcent : des manières animales, végétales, sylvestres, microbiennes, fongiques » (p. 24)
L’attrait de ce type de formulation procède de l’extension – du flou ? - sémantique des termes « produire », « défendre », « résistance » ainsi que de l’appel répété à des « alliances inter-espèces ». Néanmoins, les deux auteurs font l’impasse sur le type spécifique d’agentivité impliqué dans l’action politique. Morizot, dont ils s’inspirent, invite bien à des alliances entre des usages soutenables des territoires et des vivants. En illustration, il pose que l’abeille est l’alliée objective d’une agriculture plus raisonnable. Ces formulations différentes ne semblent pas a priori problématiques, à la différence de celles de Balaud et Chopot.
Le projet général de subjectivation du vivant – porté également par Descola et Pignocchi - me semble ne s’être matérialisé jusqu’ici que sur le plan du droit. Dans La Condition terrestre, Sophie Gosselin et David Gé Bartoli citent la reconnaissance de la rivière Whanganui en Nouvelle Zélande comme entité vivante dotée d'une personnalité juridique - une évolution du droit à saluer. Il n’empêche qu’elle se concrétise par la création d'un ensemble de groupes composés de représentants humains du peuple iwi, de la Couronne, des autorités locales, des départements d'État, des usagers commerciaux et récréatifs et des groupes environnementaux. Ce sont bien les relations sociales entre humains – aux intérêts divergent d’ailleurs - qui opèrent la défense du milieu ! Si on minore ce fait, on construit une mystification.
Cette orientation animiste qui nous traverse nourrit un nouvel imaginaire, des slogans mobilisateurs puissants pour les combats écologistes (« nous sommes le vivant qui se défend ») mais autre chose est de prétendre que ces énoncés constituent une théorie de l’action collective.
3. Des différentes agentivités
Résumons l’apport positif de ce basculement: c’est la fin de l’ignorance du monde non humain dans les sciences sociales. Il existe d’autre part un intérêt épistémologique : de rappeler qu’il n’y a jamais de relation simple et linéaire entre cause eteffet, d’un sujet à un objet mais complexité de la causalité.
Néanmoins, je considère que cette matrice conceptuelle, dans laquelle est mise en exergue la matérialité active de l’univers, fournit des outils théoriques insuffisants pour analyser finement la nature distinctive des diverses entités qui produisent l’histoire du monde humain et non-humain et des relations de causalité en jeu dans l’anthropocène.
L’illusion d’autonomie et de souveraineté absolues du sujet moderne – en extériorité par rapport au reste de la nature - n’est certainement pas étrangère au productivisme mortifère qui a caractérisé le capitalisme et ses alternatives prétendument socialistes. Pour autant, mettre en question l’exceptionnalisme ne dispense pas de qualifier les différences entre co-actants, de s’interroger sur le statut respectif des protagonistes du drame historique.
L’enjeu pour l’écologie politique est de trouver les outils théoriques pour cheminer sur une ligne de crête : critiquer une ontologie moniste/continuiste, sans toutefois soutenir la thèse classique d’un sujet acteur de l’histoire omniscient et omnipotent.
Le refus légitime de la polarisation sujet-objet et la mise en exergue de la réciprocité dans leur relation oblitère le fait que le sujet humain est l’initiateur d’effets particuliers et inédits. Or, selon Svensson, l’anti-essentialisme, hybridiste, moniste, rend impossible toute différentiation de la nature de l’agentivité. Dit simplement, « on ne peut assigner n’importe quelle qualité ou fonction à un humain ou à un morceau de charbon » (p. 4).
D’autant que de ce cette absence de différenciation entre les différents types d’agentivité résulte l’impossibilité d’imputer la responsabilité. Cette critique souvent adressée me paraît juste. Souvenons-nous sur ce point de l’appel du théoricien australien de l’anthropocène et de la décroissance, Clive Hamilton : Il s’agit de penser les humains à la fois comme entité minuscule en relation aux temporalités et agentivités non humaines et, se référant aux sciences du système Terre, comme force géologique précipitant l’effondrement qui caractérise l’entrée dans l’anthropocène. « Nous sommes depuis plusieurs décennies confrontés à « la prééminence de « la puissance d’agir humaine et c’est ce qui fait des humains la curiosité (freak) de la nature » (Defiant Earth).
4. Un anti-réalisme
L’empreinte de Descola, un acteur différent du tournant ontologique, est essentielle sur l’écologie radicale contemporaine. De l’étude des ontologies relationnelles développées hors de l’Occident, Descola avance que la distinction occidentale nature/culture n’est absolument pas universelle mais historiquement située et donc contingente. Cette anthropologie est précieuse puisqu’elle nous permet de prendre conscience de la relativité de nos conceptions du monde.
Pour Descola comme pour le néo-matérialisme, la représentation de la nature et de la société en tant qu’entités séparées est une fiction. Mais alors que le second est un réalisme de la matière, la position du premier se fonde sur un parti pris anti-réaliste, comme l’a bien mis en exergue Gérard Dupouey :
Descola réfute le postulat réaliste selon lequel il existe un monde réel, indépendant de la connaissance sur lequel différents sujets peuvent avoir différentes perspectives. Pour lui, il y a une multitude de mondes qui sont composés au moyen de ce qu’il désigne comme des filtres distincts de mondiation par lesquels les humains objectivent certains phénomènes et pas d’autres et tracent des continuités et discontinuités entre les êtres.
Cette conception du monde comme, je cite un extrait du volume d’entretiens avec Tim Ingold, « totalité complète et autonome en attente d'être représentée et expliquée selon divers points de vue » est fallacieuse selon Descola. « Composer un monde, ce n'est pas se faire une représentation d'un monde déjà présent dont il y aurait autant de visions, autant de représentations différentes que de cultures ; ce ne peut être une représentation de cet ordre car ce monde présent n'existe pas, il n'est nulle part et ne peut être décrit ». (p.29-30). Or, cette conception relativiste de la connaissance est le corrélationnisme : « Le monde n'a de réalité que corrélative à l'identité et à la situation du sujet qui le perçoit. L’être même de l'objet (et non sa seule connaissance) dépend du sujet. » (Dupouey, p. 153).
La rupture avec les traditions humanistes qui est visée dans le tournant non-humain peut déboucher sur des options problématiques en philosophie de la connaissance, comme l’illustre ce positionnement anti-réaliste de Descola.
5. Une autre philosophie de la connaissance : Le réalisme critique
Il est nécessaire de mobiliser également d’autres ressources intellectuelles, des outils philosophiques adéquats, échappant au dualisme cartésien comme au réductionnisme moniste. A titre d’exemple, je renvoie là encore aux textes de Svenssonet Knudsen qui montrent que le courant britannique du réalisme critique fondé par Roy Baskhar offre des ressources alternatives (parmi d’autres seulement). Il permet d’appréhender lui aussi le caractère multiple de la causalité mais, à la différence du nouveau matérialisme, pense la différenciation entre les entités et les niveaux de réalité.
Insistons d’abord sur son inscription dans la tradition réaliste en philosophie de la connaissance : Bhaskar pose une distinction fondamentale entre la dimension intransitive – la réalité qui est indépendante du sujet - et la dimension transitive – ce qui est connu en vertu des outils, concepts et modèles scientifiques (entendus au sens large) à notre disposition.
D’autre part, contre une ontologie plate, ce courant défend une conception de la réalité comme stratifiée (layered) ; par exemple, les lois de la biologie moléculaire sont fondées sur les lois de la chimie mais sont émergentes par rapport à elles ; les fonctionnements psychologiques sont enracinés dans le fonctionnement de la cellule mais ne s’y réduisent pas.
Il y a emboîtement des différents niveaux, les niveaux supérieurs ayant des caractéristiques irréductibles aux niveaux inférieurs dues au phénomène de l’émergence. Une propriété émergente est celle d'un système qui résulte de l'organisation de ses éléments et non seulement de leur agrégation. L’émergence explique, par exemple, que l’eau puisse éteindre le feu mais ne peut être réduite à ses constituants inflammables que sont H et O. Une autre illustration classique est celle du rapport entre cerveau et esprit : l'intentionnalité constitue une propriété émergente qui ne saurait être réduite à la base matérielle sur laquelle elle se développe.
6. Des concepts analytiques
L’attrait du néo-matérialisme et du posthumanisme d’une part et de l’anti-réalisme de Descola de l’autre est qu’ils semblent dépasser la dichotomie franche entre nature et société héritée du cartésianisme mais se heurtent à des apories significatives. C’est pourquoi je me joins aux voix, minoritaires, qui soutiennent que l’intrication d’aspects naturels et culturels dans l’anthropocène ne signifie pas que la distinction des concepts de nature et de culture ait perdu sa pertinence :
Jean-Baptiste Vuillerod, dans son article « Nature ou vivant » et Gerard Dupouey soutiennent que nature et société ne constituent pas des domaines séparés de la réalité mais des outils analytiques. Bref, on ne peut se dispenser de cette catégorie de nature.
Dans Avis de tempête Andreas Malm, opposé à Jason Moore dans le champ de l’écomarxisme contemporain, établit de façon convaincante que cette distinction est essentielle pour élucider la manière dont les propriétés de la société s’articulent étroitement avec celles de la nature. Il rend compte de la dialectique existant entre société et nature en mobilisant le réalisme critique : Les relations sociales, qui sont tout à fait matérielles en substance et entièrement impensables en dehors de la nature, manifestent ce qu’on appelle, des propriétés émergentes différentes de cette nature : « Ce n'est qu'en maintenant leur distinction analytique [le social et le naturel] que l'on peut faire la différence entre les aspects du monde construit par les humains [...] et ceux générés par des forces et puissance causales indépendantes d’eux [...], et étudier la façon dont ils se sont entrelacés à des niveaux toujours plus complexes.” (Avis de tempête, p. 70). Or, « Le changement climatique réside précisément dans la manière dont « les rapports sociaux se combinent à des rapports naturels qui ne sont pas de leur fait » (idem, p. 69).
Comme le souligne Malm, ce cadre analytique permet de distinguer deux types de composants en interaction : ceux qui sont le produit de l'histoire humaine et peuvent donc disparaître et d'autre part les phénomènes bio-géo-physiques.
Conclusion : pour un anthropocentrisme repensé
Dans La Part sauvage du monde, Virginie Maris, membre du comité de rédaction de Terrestres, écrit qu’il ne s'agit pas de se dispenser du concept de nature mais « de le réinvestir de façon dialectique plutôt que dualiste »” (p. 81). Je m’aligne sur cette position : Une approche nuancée reposant sur une dialectisation des dualismes, contre une lecture au prisme unique d’un post-dualisme qui s’impose dans la pensée écologique contemporaine mais comporte des écueils théoriques et politiques.
J’insiste : la contestation de la pureté des frontières et la mise en exergue des interdépendances entre les entités du monde est bénéfique. Cependant, je fais effort pour ne pas être prise dans le mouvement de balancier de l’histoire des idées entre des polarités ; en l’occurrence, entre la tradition humaniste opérant selon une logique binaire absolue et la réfutation croissante et non moins absolue de l’humanisme.
Comme nous y invite Soper, une autocritique de l’humanisme anthropocentrique des Lumières est souhaitable et possible. La proposition d’Hamilton d’assumer un nouvel anthropocentrisme est également attrayante à condition qu’elle repose bien sur la distinction qu’il établit entre l’anthropocentrisme comme fait scientifique et l’anthropocentrisme comme position normative, arrogante, justifiant sa domination du monde.
Il s’agit donc d’assumer jusqu’au bout le premier, et faisant preuve d’humilité , comme il nous y invite avec sa notion d’embedded subject : un sujet pourvu d’autonomie mais contraint par son appartenance à et immersion dans la nature. Il avance que nous avons besoin d’une ontologie fondée sur le concept d’une humanité impliquée dans les réseaux du vivant mais pourvu de caractères distinctifs, plutôt que d’une ontologie qui lui dénierait sa forme unique d’agentivité (« We need an ontology founded on human-distinctiveness-within-networks rather than an ontology that deprives humans of their unique form of agency” (p.99).
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