Une planification écologique, d’une part, et une démocratie locale qui définirait de quels écosystèmes les collectivités ont besoin, de l’autre, seraient les deux leviers d’un nouvel horizon politique et citoyen.
Tribunes, reportages, analyses… Cette année encore, Libération accompagne le festival Agir pour le vivant qui a tenu sa troisième édition à Arles du 22 au 28 août.
Le local a-t-il un sens dans un monde où tout se télescope et où les échelles s’entrechoquent ? Le phénomène urbain ne concerne plus seulement les villes, mais se projette sur les campagnes, les espaces empiètent les uns sur les autres, et les habitants de ces mondes télescopiques – nous – se définissent désormais davantage par des modes de consommation que par un sens du lieu et du vivant. Le grand brassage des flux marchands et humains bouleverse les agencements tant géographiques que mentaux. Au moment où nous sommes confrontés à des bouleversements terrestres inédits, nous (Occidentaux riches) sommes entourés d’interrupteurs, de réseaux invisibles d’acheminement de l’eau et de l’électricité qui nous entretiennent dans l’illusion d’une normalité de ce métabolisme continu d’acheminement. Une réforme tant politique qu’existentielle de notre rapport au lieu, au territoire, de notre consommation d’espace reste à inventer et à instituer.
Les pionniers du biorégionalisme peuvent nous y aider. La «ré-habitation» était leur maître mot. Le ré-habitant se découvre membre d’un bassin-versant, d’une niche écologique, d’une écorégion. Il se pense comme cohabitant, relié aux plantes, aux champignons, aux flux visibles et invisibles qui parcourent le territoire où il vit. Il ou elle est capable d’en produire une cartographie mentale : savoir où l’on vit et de quoi on vit devrait être l’objet d’un enseignement scolaire général. La conscience du lieu est vitale pour ranimer notre capacité à sauver ce qui peut encore l’être. Ré-habiter la terre et la Terre, c’est se penser dans un milieu, en interdépendance et en mouvement. Nous sommes des hôtes parmi tant d’autres, mais nous avons pris toute la place.
Assurer une occupation durable d’un lieu
Dans ses ouvrages, l’auteur Kirkpatrick Sale définit le biorégionalisme comme le fait de d’abord connaître la terre sur laquelle nous vivons et ses ressources. Le préfixe «bio» provient du grec signifiant forme de vie, et «région» du latin «regere», «territoire régulé» : «Un territoire de vie, un lieu défini par ses formes de vie, ses topographies et son biote plutôt que par des diktats humains.» L’idée est de vivre in situ («living in place»), une pratique tant existentielle que spatiale et politique qui se préoccupe d’assurer une occupation durable d’un lieu en relation avec les autres entités vivantes et les cycles naturels. Pour instaurer cette relation de soin de la Terre dont nous sommes responsables, il faut un nouvel entendement politique. L’homme colosse a perdu le sens de la mesure cher aux Grecs qui prônaient le tonos. Ce concept de la juste mesure désigne l’idée de ce qui est raisonnable, une proportion. Le bien-être humain repose sur un tonos, une certaine tension, une proportion entre les humains et leur milieu. Ce tonos s’est perdu avec les prétendus progrès du productivisme. Le fonctionnalisme l’a emporté sur la proportionnalité. C’est une certaine relation de proportionnalité entre les êtres et les choses qu’il faut soigner aujourd’hui, comme nous y invitait Ivan Illich. Ce philosophe s’inquiétait de la perte des sens et de la transgression de seuils, qui, une fois franchis, cause des perturbations contreproductives et qu’un entendement politique avisé devrait mettre en son cœur.Certes, c’est un défi tout aussi politique que cognitif. Pour sortir des abstractions, ré-habitation et sens du lieu forment une thérapie initiale sur fond de nécessité d’un ralentissement global et personnel. Une nouvelle échelle de vie est nécessaire pour éveiller la conscience effacée de ce qui nous entoure et nous précède. Les pionniers californiens du biorégionalisme s’étaient émus de la perte des traces des premiers occupants de ces territoires, qui se nourrissaient de coquillages dans la baie de San Francisco et possédaient une cosmogonie du vivant et des lieux enfouis sous le bitume de la ville. Ils invitaient chaque habitant à «penser comme un saumon», comme pour réparer une perte.
Déséquilibre éthique
La question de l’échelle est au cœur du paradigme biorégional, et c’est sans doute la clé de rétablissement d’une partie des grands déséquilibres actuels. Elle se pose d’abord en termes éthiques. Tant que l’acte est déconnecté de ses conséquences, il n’affecte pas les individus. La difficulté est de mettre en évidence, en visibilité sensible, le problème concret. Cela est dû au double fait que la focale de l’animal humain ne lui permet de voir qu’une partie du monde et qu’il n’a qu’une compréhension restreinte de la manière de s’y comporter. Ce n’est pas à la conscience écologique, trop peu partagée, de fonder la bonne échelle, c’est la bonne échelle qui va développer la conscience écologique.La biorégion répond donc à la question de la taille. Le paradigme de l’échelle, pour les biorégionalistes, est le seul déterminant critique et décisif dans toutes les constructions humaines, qu’il s’agisse de bâtiments, de systèmes ou de sociétés. Dans le contexte de l’Anthropocène actuel et de la grande accélération du dérèglement planétaire, une planification écologique biorégionale, assortie d’une démocratie locale qui définirait de quels écosystèmes les collectivités ont besoin pour vivre et survivre, seraient les deux leviers d’un nouvel horizon politique et citoyen : une manière collective d’instaurer une restauration mobilisatrice de la nature et du vivant.
Article paru dans Libération le 17 septembre 2022.
Politiques de l’Anthropocène, ouvrage collectif dirigé par Agnès Sinaï, Presses de Sciences Po, 2021 (réédition), 600 pp., 23 euros.