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De la démesure aux limites

15 octobre 2022

Prononcé par Yves Cochet à l'occasion des dix ans de l'Institut Momentum
à Gare au Théâtre, Vitry-sur-Seine, le 15 octobre 2022.

Démesure 

Il parait que nos ancêtres occidentaux, les Grecs, professaient la modération et la sobriété comme vertus positives, tandis que la démesure, l’orgueil et l’hubris étaient des vices condamnés par la nature, par la morale et par les dieux. La figure de Prométhée le Titan incarne ainsi depuis vingt-cinq siècles le vice productiviste pour lequel ce qui compte n’est pas l’aboutissement de l’action mais l’action elle-même, continuellement recommencée et optimisée. Ce productivisme ne correspond donc pas seulement à la croissance de la production, au « toujours plus », il englobe aussi un objectif d’efficacité maximale, d’accroissement incessant de la productivité. Le productivisme c’est la démesure, c’est l’hubris, c’est l’illimitisme, comme disait notre ami Johann Chapoutot lors de son séminaire à Momentum le 10 septembre dernier. Dans son livre de l’année 2000, La mobilisation infinie, consacré à la cinétique du productivisme, le philosophe Peter Sloterdijk écrit ceci : « Le mécanisme décisif est l’autovalorisation de la valeur, ce tour de force d’alchimiste qui parvient à organiser une activité de telle sorte que son résultat consiste en une augmentation de la capacité d’exercer cette activité ».

Mais, avant le XIXème siècle, le productivisme occidental avait peu de moyens de satisfaire sa fuite en avant perpétuelle. Depuis deux siècles, ces moyens sont les énergies fossiles, dont l’extraction et l’exploitation ont multiplié la puissance de Prométhée, au point d’être, de très loin, les principales causes matérielles de la ruine de l’écosphère. Bien sûr, les fauteurs humains de cette ruine sont les méchants capitalistes à la tête des entreprises énergétiques ou les méchants Poutine qui possèdent du gaz et du pétrole. Mais, je le répète une fois encore, du point de vue écologique, il n’y a pas de différence entre un réacteur nucléaire privé appartenant à un capitaliste américain et un réacteur nucléaire appartenant à une coopérative ouvrière sans but lucratif. La propriété des moyens de production n’est plus le critère décisif. Pour conclure sur la démesure occidentale, je cite encore Peter Sloterdijk : « Le progrès est mouvement vers le mouvement, mouvement vers plus de mouvement, mouvement vers une plus grande aptitude au mouvement ».

Examinons maintenant ce rapport à la démesure chez les peuples premiers. Il parait que dans beaucoup de sociétés autochtones, la démesure n’est pas une dimension de la culture ou, plus précisément, la culture ne cesse de s’opposer à l’impérialisme de l’économie, de la consommation et de la production. Présenter les sociétés autochtones comme le passé des sociétés dominantes actuelles, comme sous-développées, comme sans politique et sans histoire, est aujourd’hui encore un pur jugement de valeur occidental, un préjugé tenace dû à la prégnance, chez nous, de l’accumulation comme penchant naturel de l’espèce humaine, alors que l’on peut identifier de nombreuses sociétés autochtones sans accumulation, sans inégalités, sans rapport riches/pauvres ou dominants/dominés. « Des gens sans foi, sans loi, sans roi » disaient les colonialistes il y a cinq siècles. Ce que l’anthropologue Pierre Clastres appelle des « sociétés contre l’État ». Il n’y a donc rien de « naturel » dans la tendance à l’accumulation, dans le « toujours plus », dans la démesure productiviste. Tout cela est un construit social inauguré par les Grecs qui considéraient la division sociale entre dominants et dominés comme immanente à la société elle-même. Ce serait une structure ontologique de toute société. Mais, comme en Mathématiques, il a suffi à quelques anthropologues de montrer des contre-exemples à cette sottise pour infirmer la thèse de l’état naturel de l’être social comme division entre maîtres et sujets, comme aliénation essentielle et universelle. Mieux, ce rejet des inégalités, politiques ou économiques, apparaît comme un long apprentissage émancipateur. Les sociétés dites primitives savent très bien distinguer le bon du mauvais, non parce qu’elles ignorent tout de l’aliénation mais, au contraire, parce qu’elles refusent la servitude et lui préfère la liberté. Ainsi passent-elles la majeure partie de leur temps, non à chasser, cueillir et travailler la terre, mais aux jeux de la séduction, de l’amour, de l’amitié et aux fêtes collectives de la dépense sans autre objet que son propre accomplissement dans le tournoiement des affects échangés.

Voir Marshall Sahlins, qui a beaucoup étudié les peuples des iles Fidji et Hawaï.
Voir Pierre Clastres, qui a beaucoup étudié les Yanomami, les Guayaki, les Guarani, en Amazonie.
Voir Tim Ingold, qui a beaucoup étudié les Sami, au nord de la Finlande.
Voir Philippe Descola, qui a beaucoup étudié les Jivaros Achuar en Amazonie,

ou Eduardo Viveiros de Castro, qui a beaucoup étudié les peuples amazoniens. 

Limites 

Après la démesure et sa brève histoire, passons aux limites. Dans le ciel écologiste, la référence première est le rapport au Club de Rome de 1972, intitulé « The Limits to Growth », et rédigé par Donella Meadows et ses amis. D’ailleurs, nous fêtons cette année les cinquante ans de ce rapport et nous avions même prévu de projeter ici-même et aujourd’hui-même une vidéo de Dennis Meadows, mais il nous a répondu qu’il préférait ne pas car, à plus de quatre-vingt ans, il se consacre désormais à « de nouvelles idées » (New Ideas). Comme vous le savez sans doute, ce rapport présente les simulations informatisées de plusieurs scénarios d’évolution du système-Terre au XXIème siècle. Je cite Wikipédia : « Les scénarios présentés par les auteurs ne mènent pas tous à un effondrement. Mais ils constatent que les seuls scénarios sans effondrement sont ceux qui abandonnent la recherche d'une croissance sans limite ». Quand on examine les courbes qui représentent l’évolution de plusieurs paramètres tels que l’alimentation par personne, la production industrielle par personne, la pollution globale ou la démographie, on est frappé par la forme en cloche de ces courbes, avec un maximum probable situé entre 2020 et 2035. Comme le résumait Dennis Meadows dans son interview au site Reporterre le 9 mars 2022, je cite : « Le déclin de notre civilisation est inévitable ». Dennis Meadows aussi devient effondriste ou collapsologue.

Dans le champ de l’Anthropocène, l’article inaugural fut écrit par Johan Rocktröm et ses amis en 2009, dans la revue Ecology and Society, sous le titre : « Planetary boundaries: exploring the safe operating space for humanity ». Bien que nous ayons la tentation galliciste de traduire
« boundaries » par « bornes », la tradition écologique emploie désormais le vocable « limites ». À la suite de cet article, de nombreuses publications ont décrit l’évolution possible du système-Terre, par exemple :

En 2012, Anthony Barnosky, Elizabeth Hadly et leurs amis ont écrit « Approaching a state shift in Earth’s biosphere », dans la revue Nature. 486 (7401): 52–58.

En 2015, Will Steffen et ses amis ont écrit « Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet » dans la revue Science. 347 (6223) : 1-10.

Dernier exemple, en 2022, Luke Kemp et ses amis ont écrit « Climate endgame : exploring catastrophic climate change scenarios », dans la revue PNAS, Vol. 119, N° 34.

N’en n’ajoutons pas plus à la liste des publications sur l’évolution du système-Terre sauf à noter que, comme la succession des rapports du GIEC et de l’IPBES, ces publications sont de plus en plus alarmistes, genre : « Ah ! Excusez-nous, mais comparé à notre avant-dernier rapport, il y a cinq ans, la situation est aujourd’hui beaucoup plus grave ».

Une autre approche de la notion de limite a été élaborée depuis trente ans, celle de l’empreinte écologique. Je cite encore Wikipédia : « l’empreinte écologique mesure la quantité de surface terrestre bioproductive nécessaire pour produire les biens et services que nous consommons et absorber les déchets que nous produisons ». Un des avantages de cet indicateur, qui se mesure en hectares, est son application multiscalaire (depuis l’échelle individuelle jusqu’à l’échelle planétaire, en passant par les villes, les régions, les continents) et son application par thème (on peut ainsi parler de l’empreinte carbone, de l’empreinte alimentation, de l’empreinte transport, etc). Il permet aussi de comparer les territoires et les populations entre elles. Enfin, il mesure l’évolution de l’impact des activités humaines sur le système-Terre, avec la notion dérivée de dépassement de la biocapacité d’un territoire (en anglais, Overshoot). Vous connaissez sans doute toutes et tous l’anniversaire annuel appelé « jour du dépassement », ainsi que le nombre de planètes qu’il faudrait pour que chacun des huit milliards d’habitants de la planète vive comme un Français moyen (2,8 planètes). J’en profite pour rendre hommage à un auteur injustement oublié, même dans la littérature écolo, il s’agit du sociologue américain William Caton qui, en 1980, a écrit le livre intitulé Overshoot : The Ecological Basis of Revolutionary Change. Il est dommage qu’il ne soit pas traduit en français car c’est, à mon avis, le meilleur livre d’introduction à l’écologie politique du XXème siècle.

Limites démographiques ?

Attention ! Nous passons maintenant à des propos moins lénifiants et plus difficiles à entendre, donc controversés, voire polémiques. En introduisant la notion de biocapacité d’un territoire, l’empreinte écologique ouvre sur un débat tabou en France : y a-t-il des limites démographiques sur la Terre, en Europe, en France, et à d’autres échelles ? Je ne compte pas traiter cet énorme sujet et vous renvoie instantanément au livre collectif intitulé Moins nombreux, plus heureux, publié en 2014. Je veux simplement attirer l’attention sur un aspect méconnu d’un auteur louangé dans les milieux écolos, Jacques Ellul. Nous le connaissons comme critique radical de la puissance technicienne mais, cela est moins dit, dans une perspective de théologie biblique. Je l’ai un peu connu, pendant les années quatre-vingt, lors des réunions de ce qu’on a appelé le
« Groupe du Chêne », avec son compère Bernard Charbonneau. Si l’on peut résumer en deux phrases une des grandes orientations de Jacques Ellul, ce serait : « Les hommes doivent choisir des limites, ce qui permet d’articuler la liberté et la responsabilité. Ce n’est pas en respectant la Parole de Dieu que l’Homme a provoqué la crise écologique mais, au contraire, parce qu’il ne croit plus au Créateur qu’il a dévasté la création ». Cependant, dans les textes d’Ellul, qui appelle donc à la tempérance, la sobriété et autre limitation, je n’ai lu aucun propos sur la démographie et la surpopulation. En parallèle, examinons le bien connu verset 1.28 de la Genèse dans l’Ancien testament ; Dieu s’adresse aux humains en disant : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la Terre et soumettez-la ; ayez autorité sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur tout ce qui est vivant et qui remue sur la terre ». En outre, il est difficile de nier, au vu des deux mille ans d’histoire du christianisme, que cette religion soit plutôt nataliste, et c’est peu dire. Je remets aux croyants cette contradiction et passe désormais à une autre vue controversée sur la notion de limite, celle des limites biologiques et des limites psychosociales de l’espèce humaine. Attention au réductionnisme !

Une hypothèse évolutionniste


Supposons que l’espèce Homo sapiens soit apparue il y a environ 300 000 ans. Selon les paléoanthropologues, nos ancêtres étaient nomades, vivant en petits groupes, caractérisés par des relations égalitaires, sans la coupure contemporaine entre les Dominants et les Dominés. Ceci a duré environ 290 000 années, jusqu’à la sortie du pléistocène et l’avènement de l’agriculture et de la sédentarisation. Or, génétiquement, nous sommes semblables aux Homo sapiens d’il y a 100 000 ou 200 000 ans. En entrant dans l’holocène, les humains que nous sommes ont peu changé leurs capacités biologiques en 10 000 ans. Il parait évident que, comme tous les organismes vivants, Homo sapiens doit vivre à l’intérieur des limites de l’écosphère et des limites de sa dotation génétique. Contrairement à ce que croyait Icare, nous ne pouvons pas voler comme les oiseaux, pas plus que nous ne pouvons respirer sous l’eau comme les poissons, sauf dans le beau film de Guillermo del Torro, La forme de l’eau, lion d’or à la Mostra de Venise en 2017, dans lequel une femme devient amphibienne par amour. À l’avenir, si les conditions d’habitabilité de la planète changent beaucoup et rapidement, il est possible que l’espèce humaine soit ainsi menacée d’extinction par des seuils externes du système-Terre en dépassement permanent par rapport à aujourd’hui.

En poursuivant cette hypothèse évolutionniste, il est également possible de dire qu’il y a une sorte de limite à la taille des groupements humains, si l’on veut que ceux-ci conservent leur impératif de liberté et d’égalité sans tomber dans une société inégalitaire et hiérarchique. Plusieurs études scientifiques se disputent sur le nombre maximum au-delà duquel la confiance mutuelle et la communication amicale ne suffiraient plus à assurer la cohésion d’un groupe. En nous souvenant de ce que nous avons déjà dit à propos des sociétés égalitaires autochtones, nous pouvons évaluer ce nombre à environ 500, sachant que les conditions écologiques d’habitat et l’héritage culturel du groupe peuvent faire varier cette taille. Mais, si notre objectif principal est de maintenir ou d’établir une société égalitaire, peu hiérarchisée et très démocratique, il faut envisager cette taille de 500 personnes, c’est-à-dire des sociétés beaucoup plus petites que nos actuelles villes ou États-nations. Ainsi, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes accueille environ 200 personnes, comme beaucoup de villages des Amérindiens d’Amazonie. Ce sont des groupes humains d’amis, au sens où chacun peut étreindre quiconque lorsqu’ils se rencontrent, ce qui est plus rare quand on se promène à Paris. Bref, la taille compte comme l’ont montré Ivan Illich ou Olivier Rey, Thierry Paquot ou Agnès Sinaï. Au-delà d’un certain seuil – souvent difficile à préciser – toute organisation humaine tend à devenir contreproductive par rapport à ses objectifs initiaux.

Une hypothèse cognitiviste

Allez, une dernière réflexion sur la notion de limite, cette fois-ci comprise comme ce qui sépare, comme une frontière, comme le limes de l’empire romain ou la Grande muraille de Chine. En fait, aucun mur, aucun rempart, aucune délimitation ne tient puisque, fondamentalement, ce qui nous tient à distance, ce qui nous sépare, ce qui nous démarque, ce sont des humains, comme nous-même. Tentons un bref développement de cette hypothèse en nous abritant sous la figure de Friedrich Hegel et sa théorie de la reconnaissance (Georg W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, traduction française Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2006). Un immense problème philosophique, impossible à traiter ici, consiste à rechercher ce qui fonde toute société : est-ce le primat immanent d’un tout avant l’interaction entre les agents, du politique avant l’économique, de l’État avant le social ? Ou bien, à partir d’une tabula rasa, l’interaction entre les humains suscite-t-elle spontanément l’émergence d’une totalité laïque, d’une transcendance sans Dieu, d’une verticalité qui serait le point fixe de l’interaction de masse, d’un État issu du social ? « La conscience de soi n'atteint sa satisfaction que dans une autre conscience de soi ».
Ce slogan hégélien interactionniste souligne que chacun se représente les intentions supposées des autres et agit en fonction des forces qu’il leur accorde : que puis-je faire ou ne pas faire ? Que dois-je faire ou ne pas faire ? « Ils se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement ». Je ne peux guère agir si j’estime que les intentions des autres me sont plutôt défavorables. Autrement dit, si j’agis dans un certain sens c’est parce que j’évalue que je ne serai pas le seul à le faire et qu’ensemble nous pourrions franchir un certain seuil pour renverser la situation face à d’autres intentions hostiles. Ainsi l’obéissance aux institutions est plus une émergence cognitive qu’une réalité matérielle, ce qu’avait parfaitement vu La Boétie en 1553. En général, ce qu’on appelle le pouvoir n’impose pas la docilité à l’État par la violence physique permanente. C’est parce que la notion abstraite d’État émerge de l’interaction comme totalité apparemment extérieure aux humains qu’elle fonde sa légitimité. Comme dirait Pierre Bourdieu, l’État est un construit social, non une réalité matérielle naturelle. Un témoignage de cette thèse fut la longue durée du pouvoir de Saddam Hussein en Irak, alors qu’il était détesté par une majorité de la population. De même, la longue durée du pouvoir actuel des mollahs en Iran. Des tyrannies haïssables et minoritaires peuvent ainsi perdurer longtemps, simplement parce que la démocratie n’est pas l’addition de volontés individuelles, et que la volonté n’est pas une réalité première, mais une réalité dérivée de l’interaction cognitive entre les humains. Un individu subissant une tyrannie ne se demande pas s’il veut se révolter, mais seulement s’il le ferait au cas où un certain nombre d’autres le feraient aussi. Chacun étant placé dans la même situation que les autres, la tyrannie continuera à s’exercer non pas en fonction de la volonté de tous, mais de leurs représentations croisées, c’est-à-dire en fonction des anticipations que chacun effectuera sur la capacité effective de ceux qui l’entourent à se révolter. Nous retrouvons ici un système social dont l’évolution non-linéaire, comme celle de certains systèmes naturels, peut bifurquer brusquement vers d’autres attracteurs si certains seuils sont dépassés. Ainsi, en certaines circonstances rares, les anticipations de légitimité peuvent se renverser au point qu’une désobéissance parvienne à l’emporter comme on le voit aujourd’hui dans la révolte tourbillonnante de nos sœurs iraniennes.

Yves Cochet