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Relire "Energie et équité" d'Ivan Illich
(Le Seuil, 1975)

13 mars 2023

Ivan Illich fut, pour la seconde moitié du XXème siècle, ce que fut Karl Marx pour la seconde moitié du XIXème siècle, un penseur exceptionnel, un explorateur de concepts inconnus, sans que ceux-ci fassent système comme ce fut le cas du marxisme. Dans les années soixante-dix, la lecture de ses premiers livres orienta considérablement ma vie, privée et politique. Ainsi, en 1976, avec mon épouse, j’entrepris d’autoconstruire une maison solaire en Bretagne. « Du solaire en Bretagne ? Ça ne marchera jamais ! », me disait-on à l’époque. Cinq ans et cinq mille heures de travail ultérieurement, sans week-ends et sans vacances entretemps (nous étions enseignants tous les deux), le bâtiment était achevé comme je le décrivis dans un petit polycopié illustré diffusé par l’association Les Amis de la Terre. Cette construction fut une conséquence directe et concrète de notre croyance en la notion d’autonomie développée par Illich face à l’hétéronomie imposée par le système libéral-productiviste (nous avions également lu André Gorz et Cornélius Castoriadis à cette époque). Du côté politique, rendez-vous au dernier alinéa de ce texte pour une histoire anecdotique mais symptomatique de l’influence d’Illich sur l’idéologie des Verts.

Essayons d’extraire du petit livre d’Illich quelques-uns des concepts qu’il formula pour analyser les tendances de la société contemporaine en matière d’énergie et d’équité :

"Une politique de basse consommation d’énergie permet une grande variété de modes de vie et de cultures. La technique moderne peut être économe en matière d’énergie, elle laisse la porte ouverte à différentes options politiques. Si, au contraire, une société se prononce pour une forte consommation d’énergie, alors elle sera obligatoirement dominée dans sa structure par la technocratie et, sous l’étiquette capitaliste ou socialiste, cela deviendra pareillement intolérable."

 Ce qui compte d’abord est donc la quantité d’énergie mobilisée par la société, quel que soit le régime politique et quelles que soient l’origine et la forme de cette énergie. Fossile ou renouvelable est une question seconde par rapport à celle de la quantité dissipée, ce qui peut heurter les convictions premières de certains amis écologistes. Cette quantité peut être mesurée par la notion « d’esclaves énergétiques », introduite par l’architecte américain Buckminster Fuller en 1940, pour évaluer l’énergie permanente que telle ou telle société met à la disposition de chacun de ses citoyens par comparaison au travail musculaire qu’un humain en bonne santé peut fournir, soit environ 0,5 kWh par jour. En moyenne, un Français dispose à chaque instant d’environ 500 esclaves énergétiques.

Illich estime que cette folle exubérance énergétique devrait être réduite par l’autolimitation de ses plus puissants citoyens. J’avoue ne pas croire à la simple incitation à l’autolimitation, à la sobriété volontairement consentie, mais plutôt à un plan politique de décroissance de la consommation énergétique, soutenu par l’idée de justice écologique et sociale, tant dans le partage des efforts de sobriété que dans la hiérarchisation des activités à cibler[1]. En passant, Ivan Illich souligne que cette sobriété ne serait rationnelle qu’aux petites échelles territoriales, afin que la maîtrise par les habitants en soit possible. Il annonce ainsi implicitement l’idée d’aménagement de l’espace que nous appelons ici « les biorégions »[2]. Selon nous, cette politique de sobriété planifiée devrait être mise en œuvre au moyen des outils du rationnement tel que défini par Mathilde Szuba[3].

Il introduit aussi un concept central de sa pensée, celui de seuil de contre-productivité. En matière d’énergie, comme dans tout autre domaine, la taille compte, la quantité importe plus que l’origine ou l’organisation. Pour un pays, par exemple, le PIB par habitant semble une assez bonne mesure du bien-être jusqu’à atteindre un certain seuil au-delà duquel la recherche de la croissance devient contre-productive, c’est-à-dire apporte plus d’inconvénients de tous ordres qu’elle ne favorise l’épanouissement de chacun. L’anthropologue Joseph Tainter[4] développe abondamment cette idée initiale, au point d’en faire la base de ses raisonnements sur les risques d’effondrement des sociétés : Afin de résoudre ses problèmes, une société augmente sa complexité, notamment par un surcroit de consommation énergétique. Au début de ces efforts, les bénéfices sont supérieurs à l’augmentation de la complexité ; puis arrive un seuil où le gain marginal d’accroissement de la complexité devient négatif : Toute complexification supplémentaire diminue les bénéfices sociaux antérieurs, jusqu’à menacer d’effondrement la société si cette orientation croissanciste continue. Selon moi, le système libéral-productiviste mondial est au bord de cet effondrement.

En prenant l’exemple de la circulation des personnes, Ivan Illich distingue d’abord le transit fondé sur l’énergie métabolique du corps humain et le transport qui actionne d’autres forces, d’autres moteurs. Derechef, ce qui pose problème dans ce domaine n’est pas la circulation en elle-même mais l’industrialisation sans fin des transports pour tenter d’aller toujours plus vite, plus loin, plus souvent. Outre l’iniquité croissante de cette fuite en avant, Illich montre le leurre et la contre-productivité de celle-ci en calculant qu’un étatsunien moyen consacre un quart de son temps de veille à se déplacer effectivement ou à travailler pour gagner ce qui lui permettra d’utiliser les transports (individuels ou publics, peu importe ici). Comme le dit Mark Anspach[5], l’étasunien achète une voiture censée lui faire gagner du temps, mais il perd encore plus de temps à travailler pour payer sa voiture dont il a besoin pour se rendre au travail ! Illich évalue ainsi à 6 km/h la « vitesse généralisée » de l’individu, bel exemple de contre-productivité dans la circulation (sans parler des gaz à effet de serre et autres pollutions engendrées par ces moyens de transport). Cependant, encore aujourd’hui, toutes les études sur la mobilité ne parlent que du vain espoir d’accentuer l’industrialisation des transports. À l’image de la plupart des propositions écologistes depuis cinquante ans[6], le livre d’Ivan Illich n’aura influencé pratiquement aucune politique publique dans aucun pays, tant le modèle dominant de la recherche de la croissance, de la fuite en avant technologique et des bienfaits du marché surdétermine sans cesse les décisions, à toutes les échelles. « Protéger un moyen – par exemple la circulation – de la perte de sa propre fin reste extérieur aux préoccupations des décideurs », dit écrit Illich.

En une phrase lapidaire, on pourrait dire que Karl Marx s’est intéressé à la production et aux producteurs, notamment dans le domaine matériel, tandis que Ivan Illich s’est intéressé à la consommation et aux consommateurs, notamment dans le domaine des services. Il a ainsi élaboré un nouveau concept, celui de « monopole radical » :

"La circulation nous offre l’exemple d’une loi économique générale : Tout produit industriel dont la consommation par personne dépasse un niveau donné exerce un monopole radical sur la satisfaction d’un besoin."

Dans nos sociétés, l’industrie des transports tend à écarter tout autre mode de circulation, le système de soins de la médecine allopathique est pratiquement la seule manière de guérir des maladies, l’école obligatoire est aussi quasi-hégémonique dans l’instruction des enfants. Un monopole radical exclut toute alternative. L’un des meilleurs exemples contemporains est celui des GAFAM auxquels il est très difficile d’échapper aujourd’hui si l’on veut pratiquer l’information numérique. Un monopole radical n’est pas nécessairement lié à une institution unique, comme nous venons de le voir sur l’exemple des GAFAM constitué de plusieurs firmes géantes en concurrence. Cependant, contrairement à ce que professent les chantres du marché et de la concurrence libre et non faussée, les capitalistes détestent la concurrence et adore le monopole dans le domaine qui est le leur. L’un de leurs objectifs principaux est de tuer leurs concurrents sur le même créneau afin de devenir hégémonique. 

Comme annoncé, je terminerai cette lecture d’Illich par une histoire mineure mais réelle. Il y a une trentaine d’années, chez Les Verts qui est mon parti d’appartenance, nous mettions au point un programme politique en vue des élections législatives de 1993. Fortement influencés par Illich, nous avions écrit une première version de ce programme munie du paragraphe suivant : « Les Verts constatent que la vitesse sépare les gens, que la médecine rend malade et que l’école abrutit ». Aussitôt, un camarade s’est levé en protestant contre la radicalité excessive de ce paragraphe et en proposant un amendement : Remplacer la phrase « L’école abrutit » par la phrase « L’école enseigne et abrutit » !

Ce texte est la synthèse de l'intervention d'Yves Cochet lors de la journée "Lire Ivan Illich" co-organisée par la revue Topophile et l'Institut Momentum à Paris le 25 février 2023.

[1] Voir, sur ce site, le séminaire de Luc Semal du 18 novembre 2022

[2] Voir, sur ce site, les nombreuses contributions à cette thématique des biorégions.

[3] Voir les sept textes qu’elle a rédigés pour ce site depuis dix ans.

[4] The collapse of complex societies, Cambridge University Press, 1988.

[5] Jean-Pierre Dupuy, Dans l’œil du cyclone, Carnets Nord, 2008.

[6] Voir, par exemple, le livre-programme de René Dumont pour la Présidentielle de 1974, À vous de choisir, l’écologie ou la mort, éditions Jean-Jacques Pauvert.