106ème séminaire de l’institut Momentum, 18 novembre 2023
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Nous allons examiner un objet monstrueux, alors que notre époque est déjà marquée par des guerres cruelles et des catastrophes à répétition. Je ne voudrais pas aujourd’hui ajouter du malheur au malheur, du pathos à la misère, mais affronter rationnellement un objet de pensée peu débattu : l’effondrement systémique mondial. Cet objet, je l’appelle « effondrement » alors que je devrais dire à chaque fois « effondrement systémique mondial ». Je dirai aussi bien « collapse » ou « fin du monde ». Cet objet est donc à distinguer des catastrophes et désastres limités dans le temps et dans l’espace, tels que les catastrophes de Tchernobyl ou de Fukushima, le naufrage du pétrolier Érika (France, 1999), l’ouragan Katrina (États-Unis, 2005), la guerre en Ukraine (2022), la tyrannie qui s’exerce sur les Ouïgours en Chine, les incendies de forêt en Grèce, au Canada, à Hawaï (2023), les inondations record en Chine (2023), etc. Cet objet-événement ne doit pas non plus être imaginé comme le scénario d’un blockbuster hollywoodien expéditif, il sera plutôt étendu (quelques mois ou années) et ne se terminera pas vraiment tant le retentissement de son amplitude sera long. Parmi les innombrables questions qui émergent au seul son du mot « effondrement », nous n’examinerons que les plus fondamentales telles que : l’effondrement est-il certain ? Est-il imminent ? Est-il dû au capitalisme ? Comment se passerait la fin du monde ? …
Au début des années 1970, il y a cinquante ans, deux équipes de lanceurs d’alerte ont publié, l’une et l’autre, un rapport et un livre respectivement sur leur vision du XXIème siècle dans le monde. La première est constituée par quatre jeunes chercheurs au MIT, Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers, William W. Behrens III, qui élaborèrent un modèle dynamique du monde (World3) susceptible de dessiner les grandes tendances du système-Terre et de l’humanité pour un siècle, selon les interactions entre six grands paramètres : la population, la production industrielle par habitant, les services par habitant, la nourriture par habitant, la pollution globale, et le stock de ressources non renouvelables. Ce rapport – The Limits to Growth – bénéficia d’un succès mondial, et reçut autant de critiques que de louanges. Parmi les scénarios envisagés selon les variations des six paramètres, celui qui se rapproche le plus des données empiriques récoltées depuis cinquante ans est intitulé « Standard Run », ou « Business as Usual » :
"Si les tendances actuelles de croissance de la population mondiale, de l'industrialisation, de la pollution, de la production alimentaire et de l'épuisement des ressources se poursuivent, les limites de la croissance sur cette planète seront atteintes au cours des cent prochaines années. Le résultat le plus probable sera un déclin plutôt soudain et incontrôlable de la population et de la capacité industrielle[1]."
Une seconde équipe de lanceurs d’alerte sur l’évolution du système-Terre et de l’humanité fut constituée en 1973 autour de la candidature de l’agronome René Dumont à l’élection présidentielle de 1974 en France. Je cite :
"Si nous maintenons le taux d’expansion actuelle de la population et de la production industrielle jusqu’au siècle prochain, ce dernier ne se terminera pas sans l’effondrement total de notre civilisation. Par épuisement des réserves minérales et pétrolières ; par la dégradation poussée des sols ; par la pollution devenue insoutenable de l’air et des eaux, des rivières aux littoraux marins ; enfin par une altération des climats, due notamment à l’accumulation du gaz carbonique[2]."
Ayant participé, en Bretagne, à la campagne de René Dumont, j’ai gardé de cette période beaucoup d’amertume due au mépris que nous, les écologistes, nous recevions de la part des socialistes et des giscardiens, ainsi que des communistes, des trotskistes et des maoïstes : « Les écolos ne comprennent rien à l’histoire du monde » ; « ils ignorent la lutte des classes » ; « ils sont nuls en économie » ; « Hé, les écolos, allez jouer dans le bac à sable avec vos amis les petites fleurs et les petits oiseaux ». « De quoi vous parlez-vous ? Le dérèglement climatique ? La pollution des écosystèmes ? Non au nucléaire ? »… Je propose un beau sujet de thèse à un doctorant historien : comparer le programme électoral de Giscard en 1974, le programme commun de gouvernement du candidat François Mitterrand, et le livre de René Dumont… et tenter de voir qui avait le plus de discernement dans la vision des cinquante années suivantes.
Le grand logicien, mathématicien et philosophe anglais Bertrand Russell a écrit : « L’ennui dans ce monde, c’est que les idiots sont sûrs d’eux et les gens sensés pleins de doutes »[3]. Au risque de passer pour un idiot, je vais tenter de vous faire part de ma certitude en la fin du monde pour bientôt.
Trois visions de l’avenir
Il est temps de commencer à préciser les notions importantes de nos raisonnements. « Appelons 'effondrement' de la société mondialisée contemporaine le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi », est la brève définition de l’effondrement systémique global que j’ai proposé jadis[4] et que je maintiens aujourd’hui. Cette définition du type stato-providentialiste est plutôt centrée sur les individus. Une autre définition, à la Max Weber, se dirait : « Le monde est en cours d’effondrement lorsque, quel que soit le territoire examiné, on n’aperçoit plus aucune possibilité de respect de la loi, aucun contrôle sur les armes, aucune capacité de lever des impôts, pendant une durée continue d’au moins un an ». Une troisième, plus thermodynamique, se dirait : « L’effondrement dans l’économie mondialisée se produira lorsque la chute du flux d’énergie deviendra beaucoup plus forte que la baisse du PIB ».
Examinons trois façons d’envisager l’avenir du système-Terre et de l’humanité. La première est la plus courante, c’est celle que développe David Holmgren dans son livre[5] : l’avenir est multiple, ouvert, indéterminé. Le temps est comme « un jardin aux sentiers qui bifurquent » (Jorge Luis Borges). Il est en effet assez courant et sensé de présenter l’avenir comme un espace de possibilités ouvertes à l’incertitude et aux choix, puis, finalement, ne réalisant que l’une d’entre elles au présent selon la fixation en continu de multiples paramètres, dont la volonté politique : à l’échelon local comme à l’échelon national ou global, tout serait affaire de négociations et de compromis entre humains, déterminant ainsi décidément, dans l’arbre des choix possibles, le chemin suivi à l’échelon considéré. Pour notre regard écologiste, l’anthropocentrisme est patent : dans ce mélange enchevêtré d’utilitarisme (je défends avant tout mes intérêts) et de soif de reconnaissance (aimez-moi, respectez-moi, estimez-moi), la nature ne prend aucune part. Dans les années cinquante, quelques philosophes ont théorisé cette démarche sous le nom de « prospective » : si vous faites ceci, alors cela ; mais si vous faites différemment, alors autre conséquence … sinon autre chose encore. Des inventaires de possibilités suivies d’effets, telles les omniprésentes instructions conditionnelles dans les programmes informatiques. Dans ce cadre de pensée, aujourd’hui hégémonique, l’avenir apparait multiple, ouvert, indéterminé. Ceci maintient l’espoir et les illusions. C’est néanmoins dans ce cadre-ci que la quasi-totalité des futurologues se placent spontanément, même ceux de la mouvance écologiste, tel David Holmgren.
La deuxième manière d’envisager l’avenir a été élaborée par Jean-Pierre Dupuy dans son célèbre livre Pour un catastrophisme éclairé, quand l’impossible est certain, Le Seuil, Paris, 2002 :
"Ce livre est une réflexion sur le destin apocalyptique de l'humanité. Celle-ci, devenue capable d'autodestruction, soit par l'arme nucléaire, soit par l'altération des conditions de survie, se doit de regarder avec sérieux les menaces qui pèsent sur elle. Il nous faut croire à la réalité de la catastrophe et non à sa simple éventualité pour la prévenir efficacement."
Il remplace la prospective par la prophétie, en tentant de donner une réalité à l’avenir et même une fixité à celui-ci, en lieu et place des choix multiples de la prospective. Le fond aussi a complètement changé puisqu’il s’agit désormais d’interroger l’avenir compte tenu d’une future catastrophe (guerre mondiale ou effondrement écosystémique). C’est LA question écologiste par excellence. C’est exactement celle que j’aborde aujourd’hui. Son raisonnement : Si l’on veut donc empêcher la réalisation de l’effondrement, il faudrait que l’immense majorité de la population mondiale, notamment les quelques millions de décideurs économique et politiques, croient en cette figure de pensée de Jean-Pierre Dupuy pour entreprendre les actions qui excluraient in fine la réalisation de la catastrophe. Qui peut admettre qu’une telle croyance extraordinaire puisse être rapidement partagée par huit milliards d’humains ? Personne, à mon avis, ne croira à cette fable sophistiquée.
Une troisième vision de l’avenir est celle que je présente aujourd’hui, comme un idiot selon Bertrand Russel : la catastrophe est certaine, sans échappatoire ; nous n’éviterons pas l’effondrement systémique mondial ; la fin du monde est inéluctable. Affirmer que l’effondrement est certain et proche (voir plus bas), que l’avenir est unique, n’a de sens que globalement, planétairement, et à moyen terme. Cette unicité de notre destin ne peut être vraie que si l’on néglige les aléas de la vie quotidienne de chacun et les détails des événements politiques. Je ne suis pas madame Soleil ou Nostradamus. Présentons cette vision comme un dilemme insoluble :
Soit est mis en œuvre en cinq ans un « crash program » écologique pour éviter l’effondrement : rationnement, exode urbain, institutions biorégionales, descente énergétique rapide, savoir-faire low-tech (contre l’industrialisme), permaculture par tous, un travail pour tous (semaine de quatre jours), un revenu pour tous (revenu d’existence), plafonnement des revenus excessifs, sortie du nucléaire, abandon de la mobilité thermique ou électrique au profit de la mobilité équine… Bref, la décroissance chez les riches – les 20% qui comptent – qui me semble impossible à accepter. S’en suivrait un effondrement par décroissance choisie.
Soit le business as usual continue comme depuis un siècle, et s’en suivra l’effondrement par décroissance subie, par des avalanches de ruptures. Il sera d’autant plus brutal, déchainé, affreux.
L’effondrement est certain
L’hypothèse cognitiviste, le supraliminaire
La fin du monde qui s'approche est impensable, donc inévitable. Telle est l’hypothèse cognitiviste, inspirée par l’œuvre du philosophe Günther Anders, orthogonale au catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuy. L'immensité de la fin du monde est telle qu'elle excède nos capacités de compréhension, aussi bien de perception que d'imagination. Elle est irreprésentable, démesurée, « supraliminaire ». L’anthropocène et ses conséquences létales sont impensables. Cette limitation intrinsèque peut en partie s’expliquer par l’évolution cognitive du cerveau humain depuis un million d’années. Jusque récemment, l’apprentissage du jeune humain et des groupes auxquels il appartenait consistait à s’adapter aux trois grandes prégnances qui caractérisent les animaux : la faim, la peur, la libido. Pendant les centaines de milliers d’années des âges farouches, l’évolution a cablé le cerveau humain à cet apprentissage survivaliste. Avec une grande réussite. L’émergence récente des technologies telluriques funestes n’a eu encore aucun effet sur notre réseau neuronal qui serait apte à penser les conséquences d’une nouvelle prégnance : la capacité d’autodestruction de l’espèce. L’anthropocène et ses conséquences létales sont impensables. Günther Anders appelait « décalage prométhéen » cet écart entre ce que l’humanité a été capable de produire et ce qu’elle est capable d’imaginer.
L’hypothèse hégélo-bourdivine, l’ego
La dynamique du champ politique[6], à échelle locale ou internationale, est engendrée par le désir sans cesse renouvelé de reconnaissance de soi comme personne remarquable, estimable, de bonne réputation ; par la lutte de tous contre tous pour garder sa position à l’intérieur du champ, ou pour dominer plus encore en cherchant « la vérité de la certitude de soi-même »[7], comme un « globule hédoniste d’augmentation de soi »[8]. Ainsi envisagé, l’effondrement est inéluctable, non par méconnaissance scientifique de l’évolution du système-Terre, mais parce que la rivalité entre dirigeants ne leur permettra pas de prendre les bonnes décisions, au bon moment. Affronter tous les problèmes ensemble et globalement rend le coût d'éventuelles solutions si élevé que seul le déni est la réponse adaptée. C'est ce déni qui garantit que le collapse est certain.
Le gain marginal de la complexité croissante devient négatif (Joseph Tainter)
Si, dans un système quelconque, on détecte de la fragilité due à une possible défaillance, le risque afférent deviendra apparent et pourra être fixé, mais au prix d’un accroissement de la complexité et donc de la fragilité ! Plus les risques seront difficiles à détecter, mais finalement réduits, plus la complexité augmente et la vulnérabilité aussi ![9]
L’hypothèse de Ugo Bardi, la falaise de Sénèque
Sénèque[10] : « La croissance est lente, mais la ruine est rapide ». Auparavant, de nombreux phénomènes naturels ou culturels semblaient pouvoir être modélisés sous la forme d’une courbe en cloche, selon la sentence d’un autre philosophe romain, saint Augustin, qui disait : « Le monde est comme un homme : il naît, il grandit et il meurt[11] ». De même, les phénomènes connaissent d’abord une période d’émergence puis de croissance, suivie par un pic ou un plateau maximum, enfin terminé par un déclin irrésistible. Ce modèle très général laisse penser que la partie décroissante de la courbe en cloche est l’exact symétrique de la partie croissante. Ça descend aussi vite que c’est monté. Mais, estime Ugo Bardi, d’autres phénomènes sont mieux modélisés par une courbe asymétrique : ça croit lentement mais ça décline rapidement.
Les alertes des scientifiques
Nous avons tous entendu parler – sans les avoir lus ! – des rapports successifs du GIEC sur le dérèglement climatique, de l’IPBES sur la perte de biodiversité, du PNUE sur les pollutions des milieux, ou des études sur la « Grande accélération » de l’Anthropocène en 2007, sur les « limites planétaires » (Planetary Boundaries) initialisées en 2009 par le Stockholm Resilience Center, entre autres. Il est remarquable d’observer que ces rapports et articles mis à jour régulièrement – le dernier rapport du GIEC, publié en 2023, est le sixième depuis 35 ans – sont de plus en plus alarmistes sur la progression de leur objet d’étude vers le pire.
Bien que nous ayons analysé l’hypothèse du collapse global selon plusieurs angles, il n’existe pas de preuve par accumulation, dans aucun domaine. Il y a forte présomption par ce qu’on appelle aujourd’hui la consilience, c’est-à-dire la certitude qui apparait lorsque de nombreuses études et points de vue indépendants concourent tous dans le même sens. Aujourd’hui, cela me suffit pour être convaincu à 100% de l’arrivée de la fin du monde.
L’effondrement est imminent
La question temporelle numéro un est d’estimer la date de l’effondrement : sera-t-il catabolique (lointain, quelques siècles) ou catastrophique (rapproché, quelques années ou quelques décennies). C’est cette question que j’avais posée lors du séminaire inaugural de l’Institut Momentum, le 27 mai 2011 (voir sur ce site). Je tranchais alors pour « catastrophique », et maintiens aujourd’hui encore cette conviction. L’effondrement est certain en 2030, à quelques années près. Jamais une personne politique ne devrait dater ses prédictions, puisque le risque de se tromper est grand – comme l’écrivait l’humoriste Pierre Dac dans les années cinquante : « Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu'elles concernent l’avenir ».
Trente ans après
La mise à jour effectuée trente ans après le rapport Meadows par l’australien Graham Turner montre, sans surprise, que les courbes des données historiques jusqu’en 2002 longent celle du scénario Standard Run, c’est-à-dire la continuation du productivisme (capitaliste ou communiste, peu importe) observé depuis 1900 jusqu’en 1970 pour dessiner les premières parties des courbes des six paramètres principaux en 1972, le business-as-usual si vous voulez. Ce scénario conduit au collapse entre 2025 et 2035, date après laquelle toutes les courbes en cloche des paramètres passent leurs pics respectifs et commencent à décroitre[12].
Cinquante ans après
Une autre comparaison entre les courbes du Standard Run de 1972 et les données empiriques relevées jusqu’en 2020 a été publiée récemment par Gaya Herrington. Elle montre une fois encore, hélas, que c’est bien ce scénario qui se conjugue le mieux à la réalité historique. L’auteure néerlandaise estime qu’ainsi le collapse arriverait entre 2025 et 2040[13].
Une bascule planétaire
Une autre étude scientifique de l’état global du système-Terre tente de modéliser celui-ci en terme de délai avant une vraisemblable transition de phase planétaire. Il y a déjà longtemps que des modélisations systémiques d’écosystèmes locaux ont été élaborés pour montrer la possibilité que ceux-ci basculent soudainement et irréversiblement d’un état à un autre lorsque certains paramètres franchissent un seuil critique. La nouveauté de cet article est qu’il montre que l’écosphère entière peut aussi être soumise à une transition soudaine sous la pression des activités humaines néfastes : croissance démographique et surconsommation des riches, perte de biodiversité, extraction immodérée d’énergies fossiles, dérèglement climatique. L’une des méthodes d’estimation de cette transition de phase globale consiste en la mesure de la proportion de surfaces terrestres qui ont déjà indubitablement changé d’état (une forêt primaire transformée en ville, par exemple). Sous l’hypothèse minimaliste de ne prendre en compte comme ayant indubitablement changé d’état que les surfaces agricoles et urbaines, les auteurs estiment haute la probabilité d’une transition de phase planétaire entre 2025 et 2045.
Qu’en pensent les chefs ?
En chaque mois de janvier, tous les ans depuis 1974, le World Economic Forum (WEF), une organisation qui se définit elle-même comme « engagée dans l’amélioration de l’état du monde, et qui rassemble les meilleurs politiciens, businessmen et autres leaders de la société pour élaborer les agendas industriels globaux et régionaux » réunit son monde à Davos (Suisse) pour dresser le bilan de l’année écoulée et dessiner les perspectives de celles à venir. Plus ou moins averti des menaces qui pèsent sur le système-Terre et sur l’humanité, le WEF publie aussi chaque année depuis 2006 « The Global Risks Report ». Contrairement aux études ou articles précédemment évoqués et qui explorent le monde matériel, ce rapport analyse les résultats d’enquête d’opinion auprès de 1000 experts et leaders mondiaux et 12 000 leaders nationaux de 124 pays sur le thème général des risques contemporains. Bien que tous soucieux que les « affaires » aillent mieux à court terme (mantra unanime : plus de croissance ! Plus de marché ! Plus de technologie !), à horizon de dix ans, les 13 000 dominants interrogés placent aux cinq premières places des items du type environnemental : l’échec de l’action climatique pour 35,7% des opinions, les épisodes météorologiques extrêmes pour 32,4%, la perte de biodiversité pour 27%, les raréfactions de ressources naturelles pour 23%, les dommages écologiques d’origine humaine pour 21,7%[14].
L’effondrement est-il dû au capitalisme ?
Il y a plus de quinze ans, notre ami Hervé Kempf a écrit le livre Comment les riches détruisent la planète (Le Seuil, 2007). Oui et non. À y regarder de plus près, qui sont ces riches ? Les 10% de la population mondiale qui ont les plus hauts revenus émettent 49% des gaz à effet de serre, soit. Cela représente tout de même environ 800 millions de personnes. Ce ne sont pas uniquement les super riches qui doivent réduire considérablement leur empreinte carbone, mais des masses de personnes qui ne sont pas capitalistes en tant que telles (moi, par exemple !) et qui bénéficient de hauts revenus et/ou d’un haut patrimoine, ainsi que des aménités matérielles considérables d’un pays social tel que la France. Ceci est encore plus vrai, si l’on peut dire, des 20% les plus aisés, soit environ 1,6 milliards de personnes dans le monde et plus de 13 millions en France. On désigne souvent et seulement les 1% les plus riches parce qu’on peut ainsi en nommer quelques-uns (Bernard Arnault, Elon Musk, Jeff Bezos… Mike Bloomberg… Bill Gates… Françoise Bettencourt Meyers…) pour incarner ces immenses pollueurs qui émettent 15% des gaz à effet de serre, alors qu’il me parait plus juste d’inclure dans les gros pollueurs les 20% les plus riches, responsables de 68% des émissions de CO2, si l’on veut diminuer massivement les émissions.
Parmi ces 20% les plus riches, figurent des dizaines de millions de Chinois qui ne relèvent pas directement d’un pays « capitaliste », sauf à rendre confus toute distinction avec l’occident européen ou nord-américain. Lisons :
La collectivisation de la propriété des sols, la nationalisation des infrastructures, la transformation en sociétés d’État des grandes entreprises industrielles, l’instauration d’une planification centrale, la reprise en mains de la monnaie et des grandes banques, le contrôle des conditions d’implantation des firmes étrangères sur le territoire national et, de surcroît, l’installation au sommet du pouvoir, pour superviser un État surpuissant, d’un parti communiste[15].
On aurait donc autant de légitimité sémantique à dénommer cette époque « Communistocène » plutôt que « Capitalocène », le fond de l’affaire étant la qualité systémique commune : le productivisme. Bref, oui, les collapsologues me semblent d’accord pour diminuer drastiquement l’empreinte écologique des personnes et des pays les plus riches, à condition que l’on inclut ainsi au moins 20% de l’humanité, pas seulement les « capitalistes » mais les bénéficiaires privilégiés du productivisme (dont moi-même).
L’ennemi principal n’est donc pas la forme institutionnelle de l’économie, libérale ou dictatoriale, peu importe, c’est le productivisme qui se caractérise par six attributs essentiels : Primat de l’économie, de la production-consommation ; indifférence à la nature ; accroissement incessant de la productivité ; exploitation des travailleurs ; volonté démiurgique de refabrication du monde ; aspiration métaphysique à la toute-puissance[16].
Comment la fin du monde se passerait-elle ?
Dans le registre que nous avons choisi – l’avenir du système-Terre et de l’humanité – il est inconcevable de fournir quelques détails que ce soit des événements quotidiens qui se produiront dans trois ans, dans dix ans, dans vingt ans. Nous pouvons seulement imaginer les grands changements des sociétés qui adviendraient bientôt. Je retiendrais deux auteurs, non de science-fiction, mais d’anticipation sur les bouleversements structurels attendus lors du collapse global. Le premier est Dmitry Orlov et son livre The Five Stages of Collapse, Survivor's toolkit, Gabriela Island, Canada, New Society Publishers, 2013. Je ne peux mieux présenter les thèses de cet auteur qu’en vous renvoyant au séminaire que notre ami Ghislain Nicaise a tenu ici même, le 4 mars 2018[17]. En résumé :
5) L'effondrement culturel : les gens perdent leur capacité de bienveillance, d'honnêteté, de charité.
Enfin, énonçons les grandes simplifications des sociétés complexes sous l’effet du collapse envisagées par Joseph A. Tainter :
La déstratification : affaiblissement des différences de classes.
La désegmentation : affaiblissement des différences horizontales entre sexes,ethnies, minorités… différentiation plutôt géographique : les proches, les lointains.
La démobilité : réduction du nombre et de la longueur des déplacements.
La déspécialisation : réduction des types d’emplois différents, multifonctionalité.
La décomplexification : par décroissance des échanges d’information, de services et de marchandises. Synonyme : démondialisation.
Le dépeuplement : pour cause de guerres, de famines, d’épidémies.
La relocalisation : par dépérissement des États-nations au profit des biorégions.
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Je n’ai pas évoqué le nucléaire, civil et militaire, qui constitue pourtant l’une des causes probables de la fin du monde. Il faudrait y consacrer un séminaire entier, et plus encore. Je me réjouis, par avance, de la tenue d’un séminaire Momentum sur ce point, le 10 février 2024, avec Benoît Pélopidas, sur les risques nucléaires.
De nombreuses questions demeurent sans réponse dans le compte rendu de ce séminaire. La collapsologie n’est-elle pas dépolitisante ? Y a-t-il quand même des échappatoires à la fin du monde (la fin d’un monde ?) ? L’humanité ne s’est-elle pas toujours sortie des catastrophes passées ? Le monde n’est-il pas plus complexe et plus résilient que ce que vous dites ? Etc. À suivre, donc.