Depuis son jardin potager niché dans une des somptueuses vallées de la province de Sonoma, à une soixantaine de kilomètres au nord de San Francisco, David Fridley, spécialiste de l’énergie au Lawrence Berkeley National Laboratory après avoir été cadre dans l’industrie pétrolière, observe les convulsions impensées du système énergétique américain. Nous assistons, selon lui, au stade précoce d’un effondrement catabolique[1]. L’effondrement est, dans l’imaginaire collectif, couramment perçu comme un phénomène brutal assorti de conséquences désastreuses. Or un effondrement catabolique est un processus, quelque chose qui arrive dans le temps, ce n’est pas un événement. C’est un phénomène de transformation pourtant perceptible, mais l’humain a cette capacité d’amnésie qui lui permet d’oublier comment le monde était il y a un an. Nous abordons une époque qui nous réserve des situations jamais connues auparavant. A comparer à l’apparition d’un cygne noir, métaphore de l’inattendu. Et l’inattendu se produit plus souvent que prévu. De même pour une dinde de Noël : pour une dinde, Noël est le cygne noir, l’inattendu complet. A Noël, la dinde ne s’attend pas à être mangée. Même chose pour les humains.
Tant de nos systèmes sont sous pression, au bord de la rupture, qu’une disruption est possible, poursuit David Fridley. Quand ? Nul ne le sait, mais les clignotants sont au rouge. La crise financière quant à elle est intrinsèquement liée au prix de l’énergie : sept milliards de barils finiront par manquer chaque année. La fourniture va se contracter. La baisse des carburants est momentanée, mais le pic est atteint. Et même si, dans dix ans, la moitié de nos moteurs sont électriques, cela ne réduira pas suffisamment la demande de carburant. La complexité d’une société est proportionnelle à la quantité d’énergie dont elle dépend. Le pétrole est un liquide magique, une carafe qui peut vous fournir trois jours et demi d’énergie. Sans parler des machines, toutes les machines tournent avec les lubrifiants issus du pétrole. Une fois atteints les maxima de production d’énergies fossiles, la maintenance de notre complexité est menacée. La production de la nourriture aux Etats-Unis consomme 30% de l’énergie du pays. Sans compter les effondrements d’espèces, liés à la surpêche par exemple. En 2009, la pêche au saumon est interdite pour la deuxième année consécutive dans la baie de San Francisco. Quelque 2 200 pêcheurs ont perdu leur emploi[2]. Les saumons, déjà en peine de trouver de quoi se nourrir dans les eaux réchauffées du Pacifique, reviennent frayer dans les fleuves du pays où leurs habitats sont détruits par l’industrie et les barrages.
David Fridley est pris pour un fou. Il a travaillé avec quelques experts à la rédaction de la San Francisco Peak Oil Resolution. Et s’est confronté au déni des responsables politiques, qui ne voient pas l’urgence de changer la donne. La résolution a été votée par le Conseil municipal de San Francisco en avril 2006, la première « peak oil resolution » d’une ville américaine. Elle a été adoptée à l’unanimité. Une task force a remis son rapport en mars 2009. Elle préconise de généraliser les transports en commun et de supprimer les subventions accordées aux infrastructures automobiles. L’adaptation de San Francisco aux transports en commun sera moins difficile qu’ailleurs. La ville est un port, on peut circuler par la mer, ou en transports en commun, à la différence d’Atlanta, où il est impossible de vivre sans voiture. Les recommandations de la task force mettent l’accent sur l’autonomie alimentaire de la ville. Des guichets de vente à bas prix de compost, de semences et de citernes à eau seront installés dans toute la ville. Il faut se préparer à connaître une alimentation plus chère, car le prix des aliments va de pair avec celui de l’énergie, souligne le rapport, co-rédigé par David Fridley. Tout cela aura-t-il lieu ?
Car pour la mairie de San Francisco, comme pour d’autres villes, tout tourne autour du changement climatique et des gaz à effet de serre, comme si ces problèmes ne relevaient pas d’une chaîne systémique, déplore David Fridley. La loi climatique AB 32 engage la Californie à réduire ses émissions d’ici à 2020 à leur niveau de 1990, soit une baisse de 25%. Mais qu’en sera-t-il des sociétés industrielles en 2020, quand le monde aura passé son pic énergétique et que les énergies fossiles seront plus chères ? Avec quelles technologies et quelle énergie créera-t-on les alternatives au carbone ? Nous voici dans un conte de fée, un storytelling narcotique. On n’y arrivera pas en changeant d’ampoules, alors qu’il s’agit de modifier de fond en comble les comportements , poursuit David Fridley. Les illusions sont appelées à devenir des désillusions. On est en train d’affronter un problème structurel fondamental, lié à l’impératif de la croissance, répercuté par les médias, qui ne disent pas la vérité. Tom Friedman chroniqueur du New York Times, pas plus tard qu’au mois de mars 2009, continuait à laisser entendre qu’on allait pouvoir maintenir ce train de vie. C’est une aberration. Nous sommes embarqués dans une voiture à cent à l’heure vers un ravin, avec le pied sur l’accélérateur, mais sans trouver le frein. Aux Etats-Unis, la plupart des publicités proviennent de l’industrie automobile. Les média ne peuvent pas s’attaquer au problème puisqu’ils sont dépendants des publicités. La déplétion des ressources reste un tabou dans cette imagerie collective. Michelle Obama a bien inauguré un jardin potager à la Maison Blanche, pour encourager les obèses à changer d’alimentation, plus que pour montrer l’importance d’instaurer des circuits courts et d’apprendre à faire pousser des légumes, mais aussi sous la pression de réseaux citoyens locavores tels que Food Not Lawns[3], qui prône la constitution de groupes locaux de troc de semences . Le problème de fond, qui résulte du fait que le circuit de l’industrie agroalimentaire, aux Etats-Unis, consomme 30% de l’énergie du pays, pour produire de la junk food, n’est pas visé par le jardin de la Maison Blanche. Mais c’est quand même une symbolique encourageante. Au-delà de laquelle l’autre source de profit des grands groupes agroalimentaires, l’éthanol de maïs, n’est pas davantage mise en cause, malgré son bilan énergétique désastreux et ses impacts environnementaux. Le président Obama compte sur la prochaine génération de biocarburants, mais il n’y a rien derrière.
[1] Le catabolisme désigne la dégradation moléculaire d’un organisme assortie d’un dégagement d’énergie.
[2] San Francisco Chronicle, 9 avril 2009.
[3] http://www.foodnotlawns.net/