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Gouverner le climat
à l’époque de l’Anthropocène 

2 novembre 2015
 

Au Nigéria, la ville d’Eko Atlantic, qui est en construction sur une île artificielle dans la lagune de Lagos, pourrait être immergée d’ici à la fin de ce siècle. L’élévation du niveau des océans liée au réchauffement pourrait conduire l’eau à pénétrer dans les terres sur une distance de 90 kilomètres dans les zones côtières nigérianesi. La cité d’Eko Atlantic pourrait alors faire partie d’une de ces ruines du futur qui servent aux géologues à dater l’histoire de la Terre.


L'humanité est aujourd'hui la principale force qui gouverne le fonctionnement de la planète. En un peu plus de deux générations, elle est devenue une puissance géologique. C'est le sens du néologisme Anthropocène, qui signifie que l'emprise des activités humaines sur le système terrestre est désormais prépondérante.


Il y a trois millions d’années, à l’époque du pliocène, il y avait autant de CO2 dans l’atmosphère qu’aujourd’hui. La température était de 2 à 4 °C plus chaude, le niveau des mers, de dix à vingt mètres plus élevé. Aujourd’hui, l’incertitude plane sur le rythme auquel vont fondre les glaces de l’Antarctique. Certaines hypothèses, et notamment un scénario du Potsdam Institute for Climate Impact Research, estiment que, si tous les fossiles étaient brûlés, la mer s’élèverait au rythme de trois mètres par siècle au cours du prochain millénaire (2). D’un point de vue chimique, la composition de l’atmosphère actuelle est exceptionnelle par rapport aux variations naturelles de l’effet de serre du dernier million d’années. Rapporté aux observations du climat passé, le réchauffement de 3 °C (scénario médian) qui pourrait se produire au cours du XXIe siècle représente un changement abrupt, d’une amplitude comparable à une transition glaciaire-interglaciaire, mais en accéléré, car la dernière s’est produite à un rythme d’environ 1 °C tous les mille ans (3). Et les traces de l’époque industrielle — une parenthèse dans l’histoire humaine — se verront encore dans mille ans. L’atmosphère contiendra 30 % du CO2 actuel en 3012.

L’humanité est aujourd’hui la principale force gouvernant le fonctionnement de la planète. En un peu plus de deux générations, elle est devenue une puissance géologique. Un ensemble de signaux prouvent d’ailleurs que ses activités produisent durablement une empreinte tellurique d’une magnitude comparable à celle qui, par le passé, a caractérisé d’autres basculements tels que les glaciations, le réveil de volcans ou la chute de météorites. Les strates géologiques léguées par l’urbanisation, les barrages, la production industrielle, les activités minières et agricoles recèlent nombre de fossiles de cette phase inédite pour la Terre. Des substances entièrement nouvelles émises par les humains depuis 1945 sont une signature typique de l’anthropocène : radionucléides, gaz fluorés, produits issus des bio- et des nanotechnologies. La globalisation de la pétrochimie a donné lieu à une « paléontologie du plastique », selon l’expression du géologue Jan Zalasiewicz. On décèle les particules de suie émises par les industries jusqu’au pôle Nord. Pour des millénaires, les sociétés industrielles laissent leurs traces dans les strates du sol, de l’air et des océans.

Le changement climatique s’inscrit dans ce que le géographe Will Steffen, le géochimiste Paul Crutzen et l’historien John McNeill ont nommé « la grande accélération » de l’histoire humaine (4). Cette période d’exubérance, qui court de 1945 à aujourd’hui, coïncide avec l’âge d’or du pétrole, la décolonisation, la démocratisation de la consommation. Face à ces dynamiques, les négociations onusiennes répondent par une fabrique de la lenteur. Elles échouent à remettre en question le système productiviste, à se saisir des questions d’énergie, de justice et de développement. Cette lenteur a caractérisé les sessions de préparation de la prochaine Conférence des parties (COP), à Genève et à Bonn, à travers des textes que la recherche de l’unanimité entre les 196 partenaires rend très complexes.

La modernité industrielle a externalisé la nature


Menées en vase clos, les négociations piétinent. Le changement climatique confronte la diplomatie de l’environnement à une nébuleuse d’incertitudes et de télescopages de temps. Au fil des « COP », les politiques du climat sont restées impuissantes à inventer des outils et des modes de pensée à la hauteur des enjeux. Cet immense déni de réalité se manifeste d’abord par une rhétorique comptable issue des sciences économiques, lesquelles sont habituées à estimer les coûts et les bénéfices en fonction de projections statistiques. Animée par la croyance en une croissance indéfinie (lire « Croissance, un culte en voie de disparition »), la modernité industrielle a externalisé la nature, perçue comme un stock inerte, voire comme une pourvoyeuse de flux financiers censés rémunérer les « services rendus » par les écosystèmes. Le seuil des 2 °C de hausse maximale de température, feuille de route des négociations, s’inscrit dans cette manière de penser, qui présuppose une certaine stabilité ou une prévisibilité. Il s’agirait de gérer le climat grâce à l’ingéniosité humaine et à la mobilisation politique. En réalité, il est difficile de déterminer un niveau de gaz à effet de serre acceptable, susceptible de stabiliser le climat. Car nul ne sait quand surviendra le point de bascule catastrophique pour l’humanité (lire l’article « Deux degrés de plus, deux degrés de trop »).

Les auteurs du magistral Gouverner le climat ? avancent la notion de « schisme de réalité » pour désigner la déconnexion profonde entre les processus matériels dégradant le climat et les instances multilatérales mises en place depuis vingt ans (5). Pour commencer, il paraît vain de prétendre résoudre les problèmes causés par la combustion des énergies fossiles après coup, en régulant uniquement les rejets, sans poser la question de l’extraction. De façon absurde, les négociations ciblent les émissions de CO2 sans s’attaquer aux modes de développement économique, aux règles du commerce international ou au fonctionnement du système énergétique mondial.

Autre exemple de déconnexion : le protocole de Kyoto n’a fait qu’entériner l’hégémonie des mécanismes de marché au niveau international comme moyen de protection de l’environnement en tenant le climat pour un bien économique mesurable et homogène. Les « mécanismes de flexibilité » entendent promouvoir les réductions d’émissions là où c’est le plus efficace économiquement. Cette logique de la compensation a été élargie aux émissions issues de la déforestation avec le mécanisme REDD (pour « Réduction des émissions issues de la déforestation et de la dégradation des forêts »). En Europe, le marché carbone fondé sur l’échange de quotas d’émission a été un échec cuisant.

Troisième « schisme », enfin : la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) n’a pas de prise sur le système de libre-échange mis en place par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dont les règles l’emportent sur la protection du climat. Cette hiérarchie des normes se retrouve dans les actuelles négociations commerciales transatlantiques. Les tractations autour de l’accord de libre-échange entre l’Europe et le Canada qui se déroulent depuis 2013 portent une ombre sur les politiques climatiques : l’Europe ouvre ses portes au pétrole non conventionnel de l’Alberta (6). Selon une étude de l’association américaine Natural Resources Defense Council (NRDC), les importations européennes de sables bitumineux, qui s’élevaient à 4 000 barils par jour en 2012, sont appelées à augmenter de manière spectaculaire : jusqu’à 700 000 barils par jour d’ici à 2020 (7). Le pipeline Energy East, construit par TransCanada, approvisionnera les raffineries européennes sur un marché transatlantique libéré de toute entrave.

Comme le souligne l’historien Dipesh Chakrabarty, la crise climatique met au jour la collision entre trois histoires : celle de la Terre, celle de l’évolution humaine sur la planète et enfin celle, plus récente, de la civilisation industrielle (8). Ces trois histoires évoluent à des échelles et à des vitesses différentes, et contraignent les sociétés modernes à revoir leurs modes de pensée. Il faut comprendre que la vie terrestre ne repose plus sur des bases stables. L’anthropocène a ouvert une brèche dans l’histoire de la Terre, et cette faille oblige à repenser le destin humain selon le principe d’une incertitude radicale quant aux effets de seuil, aux points de bascule, aux phénomènes irréversibles et aux emballements possibles du système climatique.

Planifier l’abandon du charbon comme combustible


Dans ces circonstances, le climatologue James Hansen recommande aux politiques de planifier l’abandon du charbon comme combustible fossile. Plutôt que d’un principe de précaution, il s’agit d’un « principe maximum », celui qui permet d’envisager le moins mauvais scénario du pire, si l’on peut dire. Selon une étude de Christophe McGlade et Paul Ekins, de l’University College de Londres, un tiers des réserves de pétrole, la moitié de celles de gaz et plus de 80 % de celles de charbon devraient rester inexploitées pour éviter la surchauffe de la planète (9). Car les réserves fossiles du globe récupérables aux conditions techniques et économiques actuelles représentent un stock d’environ 2 900 gigatonnes (Gt) de CO2, soit trois fois plus que les émissions plafonnées par l’objectif de limitation du réchauffement à + 2 °C.

Des mouvements de lutte contre l’extraction de minerais et d’énergies fossiles apparaissent partout sur la planète. Du delta du Niger, au Nigeria, au parc naturel de Yasuní, en Equateur (10), le réseau Environmental Justice Organisations, Liabilities and Trade en recense des centaines. Le pape lui-même, dans l’encyclique Laudato si’ Loué sois-tu »), appelle à la sobriété (11). Plusieurs think tanks proposent une répartition des émissions per capita. En Inde, le Centre for Science and Environment, fondé par le scientifique Anil Agarwal et dirigé par Mme Sunita Narain, distingue les « émissions de survie » des pauvres des « émissions de luxe » des riches, et prône le partage des biens communs par habitant. Basé en Irlande, Feasta (Foundation for the Economics of Sustainability, mais aussi « avenir » en gaélique) propose de faire des énergies fossiles un bien commun planétaire rationné : un fonds public international pour le climat attribuerait, aux enchères, une quantité annuelle plafonnée de permis de production aux industries extractives, et partagerait équitablement entre les habitants de la Terre la manne financière qui en résulterait.

« La crise climatique soulève de grandes questions de justice : justice entre les générations, entre les petites îles-nations et les pays pollueurs (à la fois dans le passé et dans l’avenir), entre les pays développés, industrialisés (historiquement responsables de la majeure partie des émissions) et les pays en cours d’industrialisation », résume Chakrabarty. Seuls quelques pays (entre douze et quatorze) et une petite partie de l’humanité (environ un cinquième de la population mondiale) portent la responsabilité historique des émissions de gaz à effet de serre à ce jour (lire « Tous responsables ? »).

Reste la piste du droit. Lors du sommet de Rio+20, en juin 2012, un mouvement citoyen de plus de 500 organisations a vu le jour pour mettre fin à l’impunité des entreprises transnationales. Le mouvement End Ecocide on Earth œuvre à modifier le statut de Rome, fondateur de la Cour pénale internationale, afin que celle-ci puisse statuer sur le crime d’écocide. Un groupe de juristes a élaboré deux propositions de conventions dites « Ecocrims » et « Ecocide » (12). Celles-ci permettraient de renforcer et d’harmoniser à l’échelle mondiale la prévention et la répression des crimes environnementaux. L’écocide figurerait parmi les crimes les plus graves, au même titre que le crime contre l’humanité. Le rapport recommande d’instituer un procureur international de l’environnement, d’envisager la création d’une Cour pénale internationale de l’environnement, de créer un Groupe de recherche et d’enquête pour l’environnement (Green) ou encore d’instaurer un fonds international d’indemnisation pour l’environnement et la santé publique. Par cet ensemble inédit de mesures, comme l’écrit la juriste Mireille-Delmas-Marty, il s’agit autant d’« universaliser la réprobation » que de « s’ouvrir à l’espérance d’un destin commun (13) ».

Agnès Sinaï

Article paru dans Le Monde diplomatique de novembre 2015, dans le dossier consacré à la conférence de Paris.


Lire à ce sujet l'entretien avec Amy Dahan, directrice de recherche émérite au CNRS, et Stefan C.Aykut, politiste et sociologue des sciences, co-auteurs de Gouverner le climat, Presses de Sciences Po, 2015.

  • Nnimmo Bassey, « L'Afrique et les catastrophes climatiques qui s'annoncent », in Crime climatique. Stop !, Seuil, collection Anthropocène, 2015.

  • Ricarda Winkelmann, Anders Levermann, Andy Ridgwell, Ken Caldeira, « Combustion of available fossil fuel resources sufficient to eliminate the Antarctic Ice Sheet », Science Advances, 11 septembre 2015.

  • Valérie Masson-Delmotte, Parlons climat en 30 questions, La documentation française, avec C. Cassou (septembre 2015).