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“S’extraire du système productiviste”

15 septembre 2022

Cet article a été publié le 21 septembre 2022 dans Philosophie Magazine.
Propos recueillis par Cédric Enjalbert.
Lien de l'article ici.

« Notre nouvel état de conscience ne rime pas seulement avec la “fin de l’insouciance”. Il s’agit d’une forme de lucidité. Nous comprenons que ce qui nous fait vivre, à commencer par l’air qu’on respire et le climat tempéré de l’Holocène dans lequel nous vivons depuis près de treize mille ans, ainsi que la technostructure qui procurait un certain confort et toutes ces aménités liées à la modernité, comme l’eau courante ou l’électricité, ne vont plus de soi. Les cycles naturels sont perturbés, de même que la pérennité de nos sociétés industrielles. L’exubérance des Trente Glorieuses reposait sur le cycle infini de la production et de la consommation, produisant toujours plus d’objets inutiles pour ceux qui en ont déjà trop. Certains lanceurs d’alerte l’avaient déjà signalé, ce confort énergétique ne serait qu’une parenthèse de l’histoire humaine. Cette parenthèse se referme pour laisser place à d’autres modes d’existence, à d’autres configurations éthiques et politiques. »

Tirer les freins d’urgence

« La prise de conscience de ce changement d’époque date du début des années 2000, sous le vocable d’Anthropocène. Mais peut-être qu’un tournant, un sentiment d’accélération, a eu lieu en 2022, parce que les chairs ont été touchées, par le fait d’avoir eu un contact physique avec des anomalies climatiques, avec 39 °C dans des régions tempérées… On s’aperçoit confusément que tout est lié : on ne peut pas penser l’électricité sans le climat, l’eau sans l’agriculture, la consommation sans la contraction des ressources. La guerre en Ukraine a par ailleurs mis à nu notre vulnérabilité énergétique. “Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale, écrivait Walter Benjamin. Mais il se peut que les choses se présentent tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, par l’humanité qui voyage dans ce train, de tirer les freins d’urgence.” La traversée du désespoir est absolument incontournable mais pas forcément démobilisatrice, c’est l’attribut de la lucidité. Un optimiste est quelqu’un de mal informé ! Il n’y a pas d’autres gouvernements que celui du climat tempéré, c’est une condition non négociable de la vie. Une forme de politique reste donc à inventer, qui s’extraie du système productiviste en considérant qu’on ne peut pas négocier avec la nature. L’anthropologue Philippe Descola montre que la séparation d’avec la nature est une invention de la modernité des Lumières. Cet héritage n’est pas bien sûr entièrement négatif – il a promu la raison et nous a sortis de la superstition –, mais, couplé à certaines inventions techniques, il a effectivement produit une forme de démesure dont le seuil se situe, à mon sens, davantage en 1945 qu’en 1750. Je me range du côté des géologues de l’Anthropocène, qui estiment que l’avènement de certaines techniques, la société de consommation et les guerres mondiales ont été des moments de catalyse de la destruction de la planète. »

Un nouvel imaginaire social

« Nous proposons, avec l’Institut Momentum – le laboratoire d’idées que je dirige –, d’imaginer de nouveaux modes d’existence “post-effondrement”. Il s’agit de mobiliser un imaginaire social tourné vers les ressources territoriales, vers de nouvelles échelles de vie ancrées dans des formes de proximité et de conservation écosystémiques. Nous essayons d’identifier quels seraient les apprentissages, le réoutillage nécessaires à une économie “réenchâssée” dans la société et dans le monde vivant, selon l’expression de Karl Polanyi. Or nous avons longtemps vécu grâce à une dissociation des tâches, organisée après 1945, depuis le découpage du monde selon les accords de Bretton Woods : la France produit des services, le Brésil du soja, la Chine des produits manufacturés… Les conséquences insoutenables de nos pratiques quotidiennes étaient donc hors champ. Une pensée systémique invite au contraire à penser la rétroaction de nos actions : un écosystème se transforme et donne des “rétro-signaux” qui doivent être pris en compte. Si une société ne sait pas déchiffrer ces signaux, elle se met en péril. Il ne s’agit pas de se replier sur la localité mais d’avoir conscience d’où viennent l’eau qu’on boit, nos denrées, notre énergie… C’est un préalable pour devenir des “réhabitants”, les coproducteurs des lieux que l’on habite et non seulement des résidents consommateurs. Ce modèle est impossible sans une “dé-densification” des métropoles, qui va à l’encontre des modèles d’occupation compétitive de l’espace que sont, par exemple, le Grand Paris, les jeux Olympiques prévus en 2024 ou l’aménagement du plateau de Saclay – où l’on ne peut pas dire que les étudiants démissionnaires d’AgroParisTech paraissaient très contents de vivre et d’étudier ! Des géographes et des urbanistes réfléchissent à ces échelles “biorégionales”. Elles induisent une organisation sociale reposant sur des services publics réhabilités à l’aune d’une économie du soin et de services à la personne, de la santé et de l’éducation. Tout cela peut paraître naïf ou ridicule – car nous sommes héritiers de la vision d’Adam Smith, qui présente les individus comme des êtres intéressés et calculateurs – mais le sera de moins en moins. Jusqu’à récemment, il n’était pas jugé “sexy” de proposer un pôle d’agroforesterie à la place d’un projet de mégacomplexe comme celui d’EuropaCity sur le Triangle de Gonesse. Mais cette conscience paysagère fait son chemin. »

Éloge du suffisant

« Dans l’immédiat, il faut considérer les problèmes que pose l’acceptabilité de la pénurie, qui pourrait être vue comme une injustice supplémentaire, au moment où certains voyagent en jet privé et d’autres font du jet-ski. Des solutions existent, comme le filet de sécurité inconditionnel à travers le revenu d’existence, voire conditionnel, comme le revenu de transition écologique imaginé par Sophie Swaton, alloué à tous ceux qui voudraient s’engager dans des métiers d’utilité sociale et écologique. Et nous avons les outils théoriques et philosophiques pour définir cette utilité. André Gorz a été le premier à faire un “éloge du suffisant”, prenant en considération le “monde vécu”, qu’il désigne comme “le monde accessible à la compréhension intuitive et à la saisie pratico-sensorielle”, qui devienne “en commun”.

“Même si le mot ‘rationnement’ nous fait peur, à nous Modernes, il faudra assumer de vivre avec des limites et travailler à les rendre acceptables”

Même si le mot “rationnement” nous fait peur, à nous Modernes, il faudra assumer de vivre avec des limites et travailler à les rendre acceptables, au risque sinon de voir monter les extrêmes. Impliquer les concitoyens dans des délibérations et des conventions citoyennes sur les contours de ces formes nouvelles de vie commune est indispensable. Nous ne pouvons pas nous passer de dialogue. Sur le plan économique, le débat est alimenté par d’intéressants travaux sur les taxes des transactions financières, moins démagogiques que l’abolition électoraliste de telle et telle taxe– sur le carburant, par exemple. Nous avons constaté pendant le confinement qu’il était possible d’émettre d’immenses masses monétaires en quelques semaines, auprès de la Banque centrale européenne, assorties de dettes rééchelonnées sur des siècles. Ce sont des mouvements comptables abstraits qui reposent sur l’architecture imaginaire de la monnaie et le taux d’intérêt, participant directement du système de croissance – puisqu’on rembourse plus qu’on a emprunté, il faut travailler plus et produire plus. Paul Jorion propose d’abolir ce taux d’intérêt. L’économie est donc une réponse nécessaire mais non suffisante. La question de la “décence commune” dont parle George Orwell est effectivement centrale. Je suis de celles et ceux qui, après avoir cru à une cosmopolitique du climat, après avoir assisté à une quinzaine de COP, arrivent à penser que c’est en prenant soin des milieux de vie – plantes et animaux compris – et en réorganisant toutes nos activités dans le sens de cette responsabilité que nos sociétés et collectivités locales retrouveront de la puissance d’agir, et non en se reposant sur des techno-structures paralytiques. »