Séminaire

Vivre en Anthropocène : présentation critique d'un projet de Manifeste de l'Institut Momentum

9 octobre 2021
Je ne suis pas en mesure de vous présenter un projet abouti de nouveau Manifeste de Momentum, au vu des dissensus qui ont émergé au sein du Conseil d’administration, après l’examen d’un premier texte il y a un mois. Je vous propose simplement d’explorer les principaux points de convergence et de divergence entre nous. Qu’est-ce qui nous rassemble ? Qu’est-ce donc qui nous désassemble ? seront les deux parties de mon exposé.

I - Ce qui nous rassemble


L’humanité est une partie de la biosphère, mieux que reliée à, entrelacée avec.


La coupure

Au moins depuis Descartes, en fait depuis Platon et Aristote, la science occidentale sépare nettement l’humain du non-humain, la culture (ce qui porte la trace de l’humain) de la nature (ce qui se fait seul) parce que l’humain aurait une âme, non les non-humains. Cette séparation est moins présente dans l’art et dans la littérature occidentales. Une telle coupure fut un succès méthodique, mais un échec moral : la nature fut l’objet de concepts scientifiques universels (les atomes, les grandes lois de la physique, les cellules, l’évolution…) tandis que les cultures seraient toutes particulières, contingentes. La nature serait un lieu d’ordre et de nécessité, mais ce dualisme conduisit à un échec moral parce qu’ainsi l’humain serait en droit d’exploiter sans vergogne la nature : nous serions les rois du monde : à nous l’esprit, l’intelligence, la culture, ainsi que le pillage, l’extractivisme, la pollution, tandis que le monde non-humain serait bête et aveugle, un simple réservoir inépuisable de ressources. Cette coupure anthropocentrée, cet exceptionnalisme humain, demeure encore l’idée principale du productivisme contemporain.


Les entrelacs

C’est le premier mérite de l’écologie d’avoir introduit intellectuellement et politiquement l’entrelac nature-culture. Comme disent nos amis de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». Je n’évoquerai pas ici l’histoire de cette Nouvelle Alliance entre nature et culture, selon le grand livre de Ilya Prigogine et Isabelle Stengers (1978), cela serait trop long. Examinons plutôt ce que révèle la pandémie Covid-19 des tissages entre nature et culture ou, plus précisément, que la destruction de la nature est aussi une destruction sociale. Depuis une trentaine d’années, les trois-quarts des maladies infectieuses émergentes sont des zoonoses. Ainsi de l’épidémie Ebola en Afrique de l’Ouest, résultat de la déforestation, donc du rapprochement entre faune sauvage et humains ; ainsi de la grippe aviaire principalement due à l’industrialisation des élevages de volaille ; de même que le SRAS, le virus du Nil occidental, la maladie Zika et maintenant le coronavirus, tous dus à l’activité humaine destructive des habitats, de la biodiversité et du climat. Les élevages intensifs sont le pont épidémiologique entre la faune sauvage et les humains ; les agents pathogènes évoluent pour exploiter de nouveaux hôtes ; les virus associés aux chauves-souris se répandent par la déforestation et les pertes d’habitat ; alors que l’intégrité et la diversité des écosystèmes régulent les maladies, leurs pertes alimentent la propagation des pathogènes ; il est impossible de savoir quand et où viendront les prochaines épidémies, mais elles seront plus fréquentes avec la dégradation de la biosphère. Bref, la première conviction qui nous rassemble est que nous sommes écologistes. Mieux, nous sommes écoféministes au sens où nous estimons que la domination masculine sur les femmes et la destruction de la nature sont un seul et même mouvement.


Une seconde conviction nous rassemble : nous sommes holistes, systémistes, organicistes, et non individualistes, réductionnistes, utilitaristes. Nous partageons la remarque de Kant sur le vivant en le caractérisant comme un « être organisé qui s’auto-organise ». Mieux : les multiples niveaux d’organisation qui composent l’inanimé comme l’animé empêchent toute réduction d’un niveau supérieur aux éléments d’un niveau inférieur. Le tout est plus que l’ensemble de ses parties. Il y a des propriétés émergentes à chaque niveau. Ainsi les particules élémentaires, les atomes, les molécules, les cellules, les organes, les êtres vivants ; mais aussi les individus, les communautés, les sociétés, l’humanité.

Dans l’économie, comme dans la société européenne par exemple, l’individualisme, méthodologique autant que comportemental, gagne du terrain. Depuis Jeremy Bentham et Adam Smith, Tocqueville et Max Weber, jusqu’à Friedrich Hayek, l’individu est la base indépassable de la sociologie et de l’économie. À l’inverse, dans les sciences dures comme en politique, l’approche système gagne en pertinence. Cela est évident en écologie scientifique, mais aussi en politique dès les écrits de Thomas Hobbes sur la communauté politique, jusqu’à la cybernétique contemporaine qui associe deux points de vue : d’une part la théorie de la commande, au sens où les systèmes sont conçus comme des mécanismes de contrôle eux-mêmes soumis à une volonté qui les dirige, et la théorie de l’autonomie, au sens où les systèmes sont conçus comme des processus d’auto-organisation (par exemple, l’évolution selon Darwin). L’approche systémique rééquilibre la relation politique entre l’individu et le collectif.

Avec cette approche système, la pensée sur le monde change considérablement par l’introduction de nouveaux concepts et d’un nouveau vocabulaire tels que système dynamique, transition de phase, points critiques, réseaux de neurones, poids synaptiques, perturbation, bifurcation, non-linéarité, seuils, limites, rétroaction positive, émergence, auto-organisation, attracteur, résilience, systèmes dissipatifs, thermodynamique loin de l’équilibre, et même interaction spéculaire (mais cela nous mène déjà loin)…

Une troisième conviction nous rapproche, c’est celle de la nécessité de la décroissance des biens matériels. Comme nous l’avons revu lors du séminaire avec notre amie Natacha Gondran il y a six mois, l’analyse géobiophysique du système Terre révèle l’existence d’une dizaine de grands paramètres globaux qui présentent des limites (Tipping Points) à ne pas dépasser sous peine d’Overshoot. Cette représentation du tableau de bord du monde matériel est principalement due à Johan Rockström et Will Steffen et leur équipe du Stockholm Resilience Center. Depuis dix ans, ils affirment l’existence d’un seuil critique global qui, lorsqu'il sera dépassé, basculera le système-Terre dans un état inconnu, nanti de températures moyennes plus hautes que depuis un million d'années. En août 2021, un résumé non officiel du sixième rapport du GIEC évoquait même la possibilité « d’extinction de l’espèce humaine ».

C’est pourquoi nous sommes objecteurs de croissance, amis de la décroissance, comme nous l’avons écrit dans trois livres collectifs publiés aux Presses de Science-Po en 2013, puis 2015, puis 2017, et dont les chapitres seront bientôt réunis dans un seul gros volume intitulé « Politiques de l’Anthropocène », publié aux Presses de Science-Po, sous la direction d’Agnès Sinaï.

À propos d’Anthropocène, terme encore assez confidentiel malgré ses vingt ans d’âge[1], une petite polémique s’est instaurée parmi les penseurs qui analysent le monde sous cet angle. Beaucoup critiquent l’idée qui semble désigner l’espèce humaine en tant que telle comme coupable des dégradations environnementales du système-Terre, au sens où les activités de cette humanité ont désormais un impact sur la dynamique de ce système aussi considérable (et néfaste) que les grands cycles géobiophysiques (cycle de l’eau, de l’azote, du carbone, du phosphore…). Pour préciser un peu les culpabilités différenciées des uns et des autres, certains emploient plutôt le terme « Capitalocène » susceptible de cibler le mode de production dominant contemporain : le capitalisme. Je ne crois pas que ce terme soit adéquat. D’une part, depuis un siècle, d’immenses pays communistes ont tenté d’autres modes production sans que l’on puisse distinguer – du point de vue des atteintes au système-Terre – des différences entre ces modes de production. L’URSS était largement impactante jadis, la Chine l’est aussi aujourd’hui ! Un réacteur nucléaire autogéré par une association à but non lucratif est tout aussi critiquable et dangereux que s’il l’était par un propriétaire privé capitaliste ou par un soviet activé par le plan du Comité central. Pour nous, ce qui est en cause, est la substance même de la production, que cela soit la source de l’électricité, la mobilité automobile massive, l’agriculture chimique industrielle… De ce point de vue, nous sommes antiproductivistes. Nous nions qu’ainsi nous aurions naturaliser, déshistoriciser, dépolitiser les débats de société. Au contraire, nous semble-t-il, croire que le capitalisme est le principal responsable des désastres environnementaux, est un aveuglement sur l’histoire matérielle et institutionnelle des « démocraties populaires » et dépolitise le conflit central actuel entre les productivistes et les antiproductivistes. D’autre part, parmi les ressorts masqués de ce productivisme que nous combattons, se trouve la question de la taille des établissements et artefacts humains (voir la seconde partie de ce texte) et la question épistémologique des rapports individu/société, qui divise la sociologie (voir, ci-dessus, notre « deuxième conviction »).

Une cinquième conviction nous rassemble. Nous sommes antinucléaires. Je souhaite souligner ce point concernant le nucléaire, aujourd’hui peu questionné et même, parfois, accepté comme une source d’énergie propre. Aux nombreuses raisons d’être opposés au nucléaire, nous voulons en ajouter une, d’ordre anthropologique : l’édification, la conduite et la surveillance de la filière nucléaire réclament un certain type de société à la fois très technologique, très sécurisée et très stable à long terme. On peut considérer comme une chance pour le monde qu’aucun conflit, aucun attentat n’ait, depuis soixante ans et pour l’instant, affecté de zones munies d’installations nucléaires. Mais qu’en sera-t-il pendant le vingt-et-unième siècle qui commence ? Qui peut parier que la France ou les États-Unis, ou la Chine, ou l’Inde, ou le Japon, ou tout autre pays nucléarisé demeureront des sociétés technologiques, sécurisées et stables pendant un siècle encore ? C’est mal connaître l’âme humaine et l’histoire sanglante du vingtième siècle, c’est s’aveugler devant les bouleversements qui s’annoncent face aux déséquilibres croissants entre les régions du globe, c’est rêver innocemment à un monde de paix et de fraternité comme il n’en a jamais existé, que de croire possibles la poursuite et le développement du nucléaire sans désastres majeurs, qu’ils soient civils ou militaires, fortuits ou volontaires. La sortie du nucléaire est un impératif.

Il y a bien d’autres domaines de consensus entre nous, mais ils sont aussi partagés par d’autres groupes : la permaculture, les Low Tech, la carte carbone (rationnement), le care… la critique du solutionnisme californien (toute question peut être résolue par plus de technologie, notamment numérique…), la critique de la croissance verte, de l’accélérationnisme, du transhumanisme… et, bien sûr, justice, solidarité, démocratie, laïcité, liberté, égalité, fraternité…

II - Ce qui nous désassemble


Un premier dissensus apparaît dans le domaine des institutions, ou plus précisément à propos des dimensions territoriales et politiques des institutions qui forment l’assemblage actuel des pays de l’ONU. Sans doute parce que les écologistes forment une galaxie assez jeune et qu’ils n’ont pas connu, en tant que collectif, la seconde guerre mondiale, nous pouvons dire que l’écologie politique manque d’idée de l’État. Certains considéreront que cette lacune révèle aussi une certaine dépolitisation de cette galaxie, au point d’affirmer parfois que l’écologie ne possède pas une vision complète de la société, qu’elle n’a pas besoin de parti, qu’elle devrait être partagée par la gauche comme par la droite, qu’elle est apolitique. Ces sentences superficielles, souvent issues d’un discours de droite, nous paraissent la marque de vieilles conceptions de la vie politique, peu congruentes avec la dynamique du monde actuel. Ainsi, la plupart des commentateurs contemporains insistent sur le mouvement multiséculaire d’édification des États-nations comme composantes privilégiées des rassemblements humains, en ajoutant parfois que les pays de grande taille sont plus désirables que les plus petits. Au sein de Momentum, quelques personnes semblent également penser que les pays de l’Union européenne, et la tentative de supranationalité de l’Union elle-même, sont des modèles de bonne taille, même s’il faut sans cesse améliorer les règles démocratiques de ces regroupements humains. D’ailleurs, les écologistes politiques sont considérés comme assez pro-européens, avec des arguments concernant la taille de l’Union qui serait plus adaptée à la résolution de beaucoup de problèmes, notamment écologiques. Il est vrai que nous ne sommes pas nationalistes ou souverainistes, au sens commun de ces termes. Une posture assez proche consiste à croire à la ville, à l’urbain, en considérant d’ailleurs que l’urbanisation croissante des populations du monde est un phénomène qui continuera de s’affirmer, accompagné de l’exode rural.

Cependant, d’autres d’entre nous ont récemment mis en avant la question de la taille, comme dit Olivier Rey[2] à la suite de Kirkpatrick Sale[3], Léopold Kohr[4] et Ivan Illich[5]. La taille des pays politiques, la taille des villes. Certains[6] ont même publié, il y a deux ans, un rapport sur la vie en Ile-de-France en 2050, en promouvant le concept de biorégions comme communautés autonomes, concept alternatif voire opposé aux pays comme aux villes de grandes tailles. Jusqu’au choix de promouvoir la nécessité de l’exode urbain.  Dans ce rapport, nous affirmions que la biorégion sera bientôt la construction territoriale et politique la plus décisive pour la vie individuelle et collective de ses habitants, au détriment du gouvernement français et de l’Union européenne, s’ils existent encore !

À propos de la taille territoriale et politique des établissements humains, j’ajoute quelques remarques géométriques, thermodynamiques et systémiques. Lorsque les côtés d’un carré ou ceux d’un cube sont multipliés par deux, la surface du carré est multipliée par quatre et le volume du cube est multiplié par huit. Donc le rapport entre le volume et la taille est multiplié par deux.  Ceci peut paraître anodin, mais a de multiples conséquences dans le monde réel, naturel et culturel, écologique ou social. Du point de vue thermodynamique, pour un système vivant (une cellule, un humain) comme pour un système territorial et politique (pays, ville), le métabolisme (la consommation d’énergie) est dépendant de cette loi géométrique de la taille : l’énergie consommée par un système dépend d’abord de son volume (et de sa masse), tandis que sa capacité à échanger de l’énergie avec le milieu extérieur dépend d’abord de sa surface. Autrement dit, plus un système est grand, moins il dépense d’énergie par unité de masse (car les pertes thermiques dépendent de la surface d’échange avec l’extérieur). Il est donc plus efficace. Analogie purement massique : un éléphant n’a pas la même morphologie qu’une souris car son poids est plus important par unité de surface : son poids est supporté par la section de ses os : l’unité de section (la surface) supporterait un poids double (comme le volume) si la taille doublait[7].

Le physicien américain Geoffrey West a transposé cette loi biologique au métabolisme des villes et des entités politiques. Il a montré que les grandes entités sont plus efficaces pour gérer leur métabolisme que les petites. Par exemple : transports en commun plutôt que voiture individuelle, logements serrés les uns aux autres plutôt que maison exposée aux quatre vents, chauffage centralisé plutôt que chaudière individuelle… Donc, semblerait-il, small ne serait pas beautiful, alors qu’une certaine taille, une certaine centralisation serait plus « écologique ». Mais ce raisonnement purement thermodynamique doit être contrebalancé par un raisonnement systémique en termes de complexité de gestion : une ville deux fois plus grande révèle, par habitant, plus de délits, de crimes, de pollution, d’embouteillage, de corruption, de nuisances générales. La taille pèse sur la ville, intrinsèquement. La grandeur produit des externalités négatives plus marquantes que les aménités positives. En 2021, un chauffeur de taxi parisien quelconque estime que la politique mobilitaire d’Anne Hidalgo engendre des embouteillages. Pour ma part, fréquentant Paris depuis cinquante ans, je peux attester que, quel/le que soit le/la maire de Paris, il y a toujours eu des embouteillages, tout simplement parce que c’est une question de taille. Ceci n’a rien à voir avec la politique mobilitaire, encore moins avec la personne, de la/le maire de Paris.

Ivan Illich a beaucoup écrit sur la perte de convivialité et la contreproductivité des organismes de grande taille : l’école, la médecine, les transports, mais aussi les firmes transnationales, les grandes banques, etc. Ceci est confirmé par Joseph Tainter[8] : au-delà d’une certain seuil de taille, une entité voit son gain marginal de satisfaction devenir négatif. Plus vous augmentez la taille, plus les bénéfices initiaux, les économies d’échelle, se retournent en leurs contraires. Quelle est donc la taille optimale des entités politiques (pays, villes…) ? Pour les villes, par exemple, Platon estimait qu’il ne faut pas dépasser 5000 habitants ; Auguste Comte disait 3 millions d’habitants… En fait cela dépend des technologies disponibles, mais surtout de la taille des entités concurrentes ou adversaires ainsi que du bien-être démocratique des habitants, ce qui est décisif. Dans les grands ensembles politiques, vous existez moins que dans les petits. Au contraire, dans les biorégions, dans les petits établissements humains, vous bénéficiez d’aménités sociales spécifiques : les relations de proximité, les habitudes ordinaires, la confiance établie, par un sens de l'intérêt général et des valeurs, par le donner-recevoir-rendre cher à Marcel Mauss[9], par le partage, le prêt, la dette, la réciprocité, bref par le souci de la communauté et la volonté d'agir collectivement pour atteindre des objectifs communs : une histoire d'interactions. Ce qui se traduit, dans la procédure institutionnelle, par la démocratie participative, la subsidiarité, la synergie (recherche de consensus, arrangements mutuellement bénéfiques...), la spontanéité peu encadrée par l'officiel, la débrouillardise multifonctionnelle (chacun exerce plusieurs activités), la reconnaissance de l'auto-organisation par les autorités (en fait, l'ensemble des sept principes caractéristiques des communautés pérennes identifiés par Elinor Ostrom[10]) , le droit à l'expérimentation, et autres processus inclusifs.

Un deuxième dissensus apparaît derrière ces questions de taille des biorégions, c’est celui, ultra-politique, des rapports avec les biorégions voisines, le rapport amis/ennemis de Carl Schmitt[11]. Cette question est tellement immense qu’elle est inabordable aujourd’hui. Néanmoins, une remarque sur les limites, les frontières de chaque biorégion : Dans toute entité vivante, on doit distinguer le soi et le non-soi, le dedans et le dehors, c’est le rôle du système immunitaire humain, par exemple. C’est aussi le cas pour l’organisation des systèmes politiques : on distingue le dedans et le dehors, l’ami et l’ennemi, le citoyen de celui qui ne l’est pas, le soi et le non-soi, plus précisément le nous et le eux. Dans le brouillon de Manifeste, nous avons pour l’instant écrit : « Les humains qui composent une biorégion forment une communauté autonome au sens où ses membres se reconnaissent entre eux et sont reconnus par les tiers comme lui appartenant, et où cette communauté n’est soumise à aucun autre arbitrage politique que le sien propre. Cette communauté n’est ni isolée, ni indépendante, elle entretient des liens avec les autres communautés extérieures. Elle est ouverte aux autres cultures et hospitalières aux non-membres. Elle s’épanouit dans la rencontre avec d’autres cosmologies que la sienne ». Ainsi, de même qu’en biologie cellulaire, la bonne notion politique de frontière semble être celle de perméabilité sélective, c’est-à-dire un chemin entre ouverture et fermeture, entre les flux migratoires sortant et entrant, entre sa production intérieure et ses échanges commerciaux[12]. Délicat problème, que reconnaissait cependant Claude Levi-Strauss (conférence Race et Histoire, 1971) en faveur de la préservation de la diversité culturelle et contre l’uniformisation du monde.

Un troisième dissensus apparaît aussi au sein des amis de Momentum, celui qui oppose un certain déterminisme de l’avenir versus une certaine ouverture des futurs et des solutions possibles. Pour faire court, j’aborderai en même temps la question de l’effondrement et celui de nos représentations de l’avenir.

La quasi-totalité des pensées politiques et religieuses de l’avenir, qu’elles soient libérales, conservatrices, socialistes, anarchistes, communistes, écologistes… sont finalistes et progressistes (mélioristes) : il y a un but à atteindre et les voies et moyens pour y parvenir. Il y a une société meilleure qui nous attend, et il faut tracer le chemin qui nous y conduit. Ce sont des conceptions de l’Histoire (et donc aussi de l’avenir) par les « causes finales », comme le pensaient Aristote, Leibniz, Hegel, Marx et autres « progressistes ». Au sein de Momentum, comme au sein de presque toutes les populations du monde, une bonne partie d’entre nous est ainsi finaliste, utopiste, mélioriste, optimiste, développementiste. Certes, ici ou là, il se produit des régressions affreuses telles que l’esclavagisme, l’impérialisme ou les guerres mondiales du XXème siècle, mais, dans l’ensemble, depuis 10 000 ans, la pensée dominante admet un progrès, un mieux-vivre, une complexification bénéfique qui devrait continuer. Il y a comme une nécessité de l’Histoire vers le mieux. L’Histoire a un sens, soit par fatalité divine (christianisme, hindouisme…), soit par constructivisme politique. Pour les laïcs, un avenir meilleur est ainsi possible grâce à la volonté d’action des peuples et des élites, grâce aux rêves des penseurs, grâce aux avancées des savants. Bien sûr, il y a de nombreuses idéologies différentes, mais on espère que la discussion plutôt que la guerre permettra de s’accorder sur des compromis provisoires, toujours en recherche d’amélioration.

Une partie des Momentumiens ne voient pas les choses ainsi. Il n’y a pas de finalité. L’Histoire n’a pas de sens. Elle ne poursuit aucun but. Elle n’est pas un chemin continu, une linéarité vers un mieux, bien qu’elle soit accidentée. Elle est contingente. L’Histoire est donc plutôt une succession de ruptures, de bifurcations, de catastrophes régionales et, ce qui est entièrement nouveau, de catastrophes globales (cf. les limites de la biosphère). Si l’on veut penser l’avenir, il faut sortir de nos habitudes, il faut ouvrir les yeux en grand sur ce que disent nos « tiers de confiance », c‘est-à-dire les scientifiques. Tous les rapports contemporains sur l’évolution de l’état du système-Terre depuis presque cinquante ans (rapport Meadows et premier sommet de la Terre à Stockholm en 1972, rapports du GIEC et de l’IPBES, du PNUE depuis trente ans) constatent une dégradation qui s’accélère. C’est pourquoi je suis collapsologue, au sens que l’effondrement est, à mes yeux, le scénario le plus probable dans les trente ans à venir, au détriment de tous les autres scénarios plus ou moins alarmistes, plus ou moins optimistes. Il y a donc de ma part, en effet, un certain déterminisme de l’avenir, et même un déterminisme certain. Bien sûr, j’ignore les détails et la succession des événements qui conduiront à cet effondrement dans les prochaines années. Mais son évidence me semble aveuglante, au point que je m’autorise à critiquer les négateurs de l’effondrement, comme je critiquais les négateurs du changement climatique il y a cinquante ans pendant la campagne présidentielle de René Dumont en 1974. Je ne crois pas que cette croyance soit un pur effet d’une psychologie complaisante à la tristesse, la noirceur et la délectation morose. Je regarde les réalités en face.

Entendons-nous bien je pense à un effondrement mondial et systémique, c’est-à-dire, un effondrement des vies individuelles et collectives dans tous les pays, et dans tous les domaines. Il ne s’agit pas de catastrophes locales dans le temps et dans l’espace telles que Seveso, Bhopal, Tchenobyl ou Fukushima. Non. L’effondrement que je pressens sera le plus grand changement dans la biosphère et au sein de l’humanité depuis l’avènement du néolithique, mais en plus bref. Jusqu’à, écrivent certains experts du GIEC, la possible extinction de l’espèce humaine. Cet effondrement est certain, inévitable. On ne peut que réduire ses conséquences funestes, diminuer les souffrances, minimiser le nombre de morts. Bref, l’effondrement est notre destin.

Références


[1] Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, « The “Anthropocene” », Global ChangeNewsLetter, no 41, p. 17-18. IGBP, 2000.

[2] Olivier Rey, Une question de taille, Paris, Stock, 2014.

[3] Kirkpatrick Sale, Human Scale, New York, Coward, McCann & Geoghegan, 1980.

[4] Leopold Kohr, Small is Beautiful: Selected Writings from the complete works, Vienne, Posthumous collection, 1995.

[5] Ivan Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973

[6] Agnès Sinaï, Yves Cochet, Benoit Thévard, Le Grand Paris après l’effondrement, Marseille, Wildproject, 2020.

[7] Vincent Le Biez, Platon a rendez-vous avec Darwin, Paris, les Belles Lettres, 2021.

[8] Joseph Tainter, The Collapse of Complex Societies, Cambridge University Presse, 1988.

[9] Marcel Mauss, « Essai sur le don », L'Année Sociologique, seconde série, 1923-1924, tome I.

[10] Elinor Ostrom, La Gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Louvain-La-Neuve, De Boeck, 2010.

[11] Carl Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan, Paris, Champs classiques, 2009.

[12] Vincent Le Biez, op. cit.