Dans ce séminaire d’une grande intensité tenu à l'Institut Momentum le 10 février 2024, Benoît Pelopidas présente une argumentation solide à l’encontre du discours qui voudrait nous faire croire que la détention d’armes nucléaires et leur prolifération sont inévitables, tandis que leur abandon serait inconcevable. Le chercheur rappelle que les soixante-dix-neuf années qui nous séparent d’Hiroshima ont vu davantage de pays renoncer à mettre au point des armes nucléaires que décider de s’en doter. Benoît Pelopidas propose de saisir le problème nucléaire en termes de vulnérabilité plutôt que de prolifération. Ce concept de vulnérabilité intègre la possibilité d’explosions nucléaires non désirées à l’heure où il y a sur notre planète plus de 12 000 armes nucléaires, dont la plupart ont une capacité supérieure à l’explosif qui a rasé Hiroshima le 6 août 1945.
Entré en vigueur le 22 janvier 2021 après avoir été ratifié par cinquante États, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) demande non seulement l’interdiction des armes nucléaires dans le monde, mais la destruction des forces et des stocks existants. De leur côté, les puissances nucléaires mondiales, dont la France, n’ont pas pris part aux négociations du TIAN. Elles poursuivent la modernisation de leur arsenal afin de garantir qu’il demeure opérationnel jusqu’à la fin du XXIème siècle. La planète sera-t-elle plus sûre si l’on préserve l’ordre nucléaire en place, dans lequel une poignée d’États continuent de détenir des armes atomiques, ou si l’on décide de renoncer à ces dernières et de les éliminer totalement de la surface de la Terre ?
L’objectif du travail de recherche que nous menons au sein du programme de recherche indépendante Nuclear Knowledges, programme d’études des savoirs nucléaires de Sciences Po (CERI) est de clarifier les justifications, mémoires du passé et imaginaires de l’avenir sur lesquels se fondent les décisions politiques en matière d’armement nucléaire afin que la définition des grandes orientations devienne un processus plus transparent et plus démocratique. Pourquoi des explosions nucléaires non désirées demeurent possibles ? Et pourquoi le débat s’articule autour de deux catégories éminemment problématiques que sont la catégorie de la dissuasion et la catégorie de la prolifération ? L’ouvrage Nuclear France comprend tout le travail de l’équipe depuis 2017 sur le cas français.
Un ordre de grandeur : il y a environ 12 500 armes nucléaires et 1800 tonnes d’HEU (Highly Enriched Uranium) et de PU(Plutonium) sur la planète. Et si, à partir de demain matin on essaie de démanteler l’ensemble, il nous faut environ dix ans pour démanteler ces systèmes d’armes. Donc ce n’est pas du tout impossible, mécaniquement on peut le faire,mais dix ans n’est pas une durée négligeable, ce qui veut dire qu’on a encore à faire à ces systèmes d’armes pendant au moins dix ans, peut-être pour bien plus. Et il n’est pas possible de choisir de ne pas être affecté par les politiques nucléaires même si la guerre nucléaire n’a pas lieu. Les matières fissiles sont dans notre environnement pour des dizaines de milliers d’années et la raison pour laquelle j’insiste sur le label « recherche indépendante », c’est que les justifications présentes dans l’espace public des arsenaux nucléaires existants ne permettent pas de rendre compte de ce qui a été effectivement construit et déployé.
Si les justifications publiques étaient les causes déterminant les arsenaux construits et déployés, nous aurions des arsenaux d’une taille considérablement inférieure. Donc un des objets centraux de la recherche indépendante, c’est de remettre en adéquation les régimes de justification publics avec les politiques d’armements effectivement mises en œuvre.
L’université a abandonné la question aux experts et l’expertise s’est rendue incapable d’évaluer les politiques publiques, en raison d’une série d’erreurs systématiques. Le label d’une recherche indépendante est défini par des critères clairs, à savoir qu’elle est non-partisane, transparente sur ses sources de financement. Depuis 2017, le programme des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges) est financé sur la base de la reconnaissance de l’excellence académique, par une évaluation par les pairs à l’échelle internationale. Ce programme refuse tout financement porteur de conflit d’intérêts, qui serait par exemple issu de fabricants de l’arsenal, du ministère de la Défense, d’un État doté de l’arme nucléaire ou de militants anti-nucléaires. Ce choix relève du principe de précaution, car il est prouvé dans la littérature académique que les financements de recherche porteurs de conflits d’intérêts produisent des biais dans la production de connaissance.Dans le domaine nucléaire, personne ne pose la question des effets des financements porteurs de conflits d’intérêt. Donc nous avons fait ce travail, recensé.
La recherche indépendante pose la question : quels systèmes d’armes pour quelle politique de défense, au service de la possibilité d’un choix pour les élus ? Il s’agit de rendre possible le choix, pas de défendre un choix particulier. C’est ce qui nous distingue du militantisme pro ou anti-nucléaire. Tous les résultats de l’équipe sont en accès libre. Et ce qui est vrai en général en politique internationale se révèle aussi en politique nucléaire : les 45 think tanks sur le nucléaire s’autocensurent en raison des bais induits par des financements porteurs de conflits d’intérêt.
Tout en étant amateur de l’essai de Bruno Villalba les collapsologues et leurs ennemis, je suis surpris que les armes nucléaires soient absentes dans la reflexion collapsologique, c’est-à-dire qu’elles n’en soient pas le point d’entrée, alors qu’un souci de l’énergie nucléaire est très fréquemment présent (Cochet, Servigne, Chapelle et autres), alors que Günther Anders est une référence partagée, pour qui la bombe atomique n’est pas un sujet périphérique… !
POURQUOI LA CATASTROPHE DEMEURE POSSIBLE
Pour que tout ce que je vous dis ne soit pas un exercice d’érudition bizarre, il faut que je commence par établir pourquoi des explosions nucléaires non désirées demeurent possibles. Parce que si l’on pouvait prouver qu’elles n’auront plus jamais lieu, une grande partie de ce que je vais vous dire aurait un statut différent.
Tout d’abord, tous les États détenteurs de l’arme nucléaire (EDAN) pratiquent une doctrine de la dissuasion nucléaire, or cette doctrine exige que la possibilité de la guerre nucléaire reste ouverte.
Deuxième raison, les exigences de la dissuasion n’expliquent pas la taille des forces déployées aux États-Unis et en Russie. Exemple historique : dans les années 1960, une note du secrétaire d’État à la Défense Robert Mac Namara au président Lyndon B. Johson affirme qu’avec 400 bombes de 1Mt (mégatonne) on arrive à dissuader l’URSS. Aujourd’huiaux États-Unis il y a plus de 5000 armes. C’est dire à quel point on est en très largement excédent par rapport aux exigences de la dissuasion telles que définies par le Secrétaire à la Défense lui-même. Dans l’après Guerre froide, même le Pentagone dit : les missions de dissuasion doivent être toutes remplies avec seulement 1000 armes. On est très au-delà !
Il y a un critère dimensionnant supplémentaire qui ouvre aussi une possibilité de l’emploi des armes: si la dissuasion échoue, alors il faut être capable de détruire le plus grand nombre possible de têtes nucléaires ennemies avant qu’elles ne soient lancées contre nous. C’est vrai à la fois pour l’arsenal russe et pour l’arsenal des États-Unis.
Ensuite, les EDAN et l’OTAN n’ont pas adopté de doctrines de « non-emploi en premier » en dépit de demandes répétées et des promesses de campagne du candidat Biden. En outre, suite à une définition stricte des cas de chance par opposition au cas d’évitements contrôlé d’explosions nucléaires non désirées et d’un travail d’archives, on peut démontrer que plusieurs explosions nucléaires non-désirées ont été évitées par chance, et non par des procédures de contrôle. Et encore, seules des archives américaines et britanniques en attestent, presque rien sur les autres EDAN ou sur les trente à cinquante dernières années, c’est dire qu’il y a sûrement eu plus de cas d’évitement d’explosions nucléaires non désirées par chance.
Autant dire que parler de protection reste impropre.
En outre, plusieurs simulations récentes ont fini en guerre nucléaire. Par exemple, une attaque russe des Pays Baltes pourrait déclencher une escalade nucléaire, d’après une simulation américaine. Les protections possibles sont inefficaces. Depuis l’invention de missiles balistiques intercontinentaux qui ne peuvent pas être interceptés ou rappelés, la protection des populations contre une attaque nucléaire délibérée ou accidentel n’est plus possible : pour toutes ces raisons, il reste impropre de parler de protection. La capacité des armes nucléaires est gigantesque.
Un des défis de la nucléarisation du monde, c’est la question de l’échelle.
L’idée de cette vidéo est de donner l’échelle de la capacité de destruction des arsenaux nucléaires des années 2020, sans inclure l’effet de l’hiver nucléaire, par comparaison avec Hiroshima + Nagasaki + la totalité des explosions qui ont eu lieu pendant les six ans de la Seconde Guerre mondiale. Ce que vous allez voir commence par un « bang »… jusqu’à la totalité de la capacité des arsenaux existants dans la décennie 2020. En plus de cela, ce qu’il y a derrière, c’est évidemment des matières fissiles, des traces, en termes de plutonium et d’uranium hautement enrichi, soit assez pour produire 195 000 bombes simples supplémentaires, ce qui veut dire plus que la totalité des armes nucléaires que l’on a jusqu’à présent produites et démantelées (au nombre de 120 000).
Pourquoi nos armes nucléaires ne nous protègent pas contre « toutes les menaces » d’origine étatique ?
En France, on a cette idée que nos armes nous protègent contre toutes les menaces d’origine étatique. Or ce n’est pas exact. Pour les raisons suivantes :
En cas d’attaque nucléaire délibérée ou accidentelle, nous ne pouvons pas protéger notre population ;
La possession d’armes nucléaires fait de la base de l’Île Longue (Finistère) et des bases des forces aériennes stratégiques des cibles prioritaires à détruire de la stratégie russe qui cible et prévoit de détruire le plus d’armes nucléaires ennemies possibles avant qu’elles ne soient lancées contre elle ;
Une guerre nucléaire limitée entre l’Inde et le Pakistan produirait un hiver nucléaire ayant des effets sur la totalité du monde y compris sur la France. Nos armes nucléaires ne peuvent pas l’empêcher ;
Elles ne protègent pas contre la possibilité qu’un État devienne capable de les hacker, possibilité prise très au sérieux aux Etats-Unis (Lin 2021; Johnson 2023).
LES CHOIX NUCLEAIRES SE DECLINENT SUR DES TEMPORALITES EXTREMES
D’un côté quelques armes nucléaires peuvent anéantir notre nation en moins d’une heure puisque nous ne disposons pas d’une défense efficace contre une explosion nucléaire délibérée ou accidentel. D’un autre côté, si la loi de programmation militaire prévoit de consacrer 37 milliards d’euros au maintien de l’arsenal nucléaire français jusqu’en 2025 et 54 milliards jusqu’en 2030, les modernisations en cours sont destinées à fonder la politique de Défense nationale sur des systèmes d’armes nucléaires pendant au moins 70 ans. Ces choix sont structurants et peuvent affecter plusieurs générations.
Ces politiques industrielles nous conduisent sur des horizons temporels de très longue durée. En France par exemple, les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) actuellement construits ont pour vocation d’être en service jusqu’en 2090, nous dit Mme Parly. On doit être capable de la garder et de faire en sorte que les charges nucléaires n’explosent pas jusqu’en 2090.
Dès lors, il faut requalifier la dissuasion comme un pari en situation de vulnérabilité. Il s’agit de reconnaître qu’il n’y a pas de protection du fait de la vitesse de circulation des missiles balistiques. La possession et la localisation claire des armements accroît cette vulnérabilité, vulnérabilité à l’accident technologique et à la détermination de l’ennemi.
L’ARGUMENT DE LA CHANCE : L’ENVERS DU CONTROLE (Repenser les choix nucléaires pp. 208-213 ; 283-291)
Depuis les années 1960, un nombre substantiel et croissant de dirigeants politiques et militaires affirme que la chance a joué un rôle dans l’issue des crises nucléaires dans lesquelles ils étaient impliqués. Ces déclarations nécessitent d’autant plus d’être prises au sérieux qu’elles mettent à mal l’image de responsable en situation de contrôle parfait de leurs auteurs. Citons notamment Robert McNamara, secrétaire à la Défense lors de la crise de Cuba de 1962, mais aussi dans l’après-guerre froide, le général Lee Butler, ancien commandant en chef des forces nucléaires américaines, William Perry, ancien secrétaire américain à la Défense et Hans Blix, ancien directeur de l’agence internationale de l’énergie atomique.
On peut distinguer trois types de cas dans lesquels la chance a été nécessaire pour éviter au moins une explosion nucléaire non désirée : lorsque ce qui a évité l’explosion s’est produit indépendamment des pratiques de contrôle grâce à la défaillance d’au moins une des pratiques de contrôle ou en dépit de la défaillance d’au moins une des pratiques de contrôle. Ces trois manifestations de la chance sont l’envers du contrôle. Si seule une défaillance a permis qu’il n'y ait pas eu d’explosion nucléaire non désirée, c’est un signe de la fragilité du système ; si cette défaillance a eu lieu mais qu’il n’y aurait pas eu d’explosion nucléaire en son absence, c’est un signe de défaillance du contrôle mais de robustesse du système dans son ensemble.
En France, cet aspect de la recherche fait l’objet dans les publications des experts d’un déni qui verrouille d’emblée la possibilité de rendre visible le rôle que la chance aurait pu jouer dans un cas ou l’autre. En résumé, les experts civils des armes nucléaires, en France, reproduisent les postulats officiels sur le contrôle des arsenaux qui font partie du paradigme de la prolifération, n’adoptent pas une posture suffisamment distanciée pour révéler la fonction performative du discours sur la dissuasion nucléaire, négligent les critiques et objections publiées depuis des décennies dans des revues scientifiques et s’empressent d’invalider toute tentative de prise de distance. Ils ne peuvent donc ouvrir aux citoyens un panorama général des vulnérabilités nucléaires.
Un exemple : Goldsboro
L’exemple de Goldsboro dans le ciel de Caroline du Nord le 24 janvier 1961 et l’incendie de Grand Forks dans le Dakota du Nord le 15 septembre 1980 sont emblématiques. Dans le premier cas, le ravitaillement en vol d’un B 52 s’est mal passé. L’avion s’est disloqué et deux bombes de 3,8 mégatonnes - plus de 250 fois la capacité de la bombe de Hiroshima chacune - se sont retrouvées en chute libre. Seul un interrupteur (qui coûte 4,50$ !) a empêché l’explosion. On ne peut même pas arguer du bon fonctionnement du système de contrôle puisque, dans les vingt années qui suivent, les archives montrent que ce même interrupteur a été défaillant plus de vingt fois comme le prouvent des archives du laboratoire Sandia aux Etats-Unis et leurs études sur la sûreté des armes que j’ai obtenues. C’est bien grâce à la chance que nous vivons dans un monde dans lequel deux explosions thermonucléaires n’ont pas frappé la Caroline du Nord il y a soixanteans.
La nuit du 15 septembre 1980, le moteur numéro cinq d’un B 52 a pris feu sur la base de Grand Forks dans le Dakota du Nord. En dépit de l’intervention des pompiers, l’incendie a duré plus de trois heures. À bord de ce bombardier se trouvaient des armes nucléaires Mark 28 et des systèmes d’armes SRAM-A dont on apprendra qu’ils étaient hautement sensibles au feu. Les trois facteurs qui ont empêché la catastrophe sont strictement indépendants des pratiques de contrôle : la force du vent qui a maintenu les flammes à distance jusqu’à l’extinction du feu, le fait qu’il ne change pas de direction pendant ces trois heures et le fait que le B-52 en flammes soit garé au bon endroit sur le tarmac pour que cet effet soit possible.
Le pari à long terme sur la dissuasion nucléaire est donc aussi un pari sur la chance. Parce que croire en une dépendance moindre à la chance exigerait de prouver des progrès de sûreté dans tous les États dotés : or les incitations institutionnelles à la surévaluation de la performance, et le maintien du secret empêchent de vérifier que tous les cas de chance ont été dévoilés. Prenez le cas de la crise de Cuba, qui et le cas le plus étudié, le cas quasi-unanimement considéré comme un cas dangereux au milieu de la guerre froide, combien de temps a-t-il falllu pour prendre la mesure du rôle de la chance dans la crise de Cuba : plus de trente ans. Certains intellectuels d’ambiance rétorquent que ces cas sont anciens donc obsolètes et qu’il n’y a pas de cas de chance récente. Or il est très probable que les 30 à 50 dernières années recèlent des cas de chance que nous ne pouvons pas encore connaître. Croire le contraire voudrait qu’alors que nous avons établi de nombreux cas sur 35 ans aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, il n’y en a eu aucun au cours d’une durée bien plus longue dans les huit autres Etats dotés. Transformer la certitude de l’absence de connaissance en certitude de l’absence de chance est une faute méthodologique qui relève d’une faute morale grave.
Il faut également tenir compte du fait que l’innovation introduit de nouveaux modes d’accidents compréhensibles seulement a posteriori, comme le montre la sociologie des organisations. Si on fait de l’innovation, on ouvre des possibilités accidentelles qu’on ne connaît pas encore et qu’on ne pourra connaître qu’a posteriori, soit au niveau des systèmes complexes et étroitement couplés (Charles B.Perrow) soit au niveau des savoirs ingénieurs (John Downer). De manière générale, les efforts pour éviter le hacking des commandement et de contrôle aboutit à une complexité augmentée qui ouvre des possibilités imprévisibles d’accidents systémiques.
De la même manière, la recherche de crédibilité et d’automaticité de la riposte dans les systèmes de commandement et de contrôle équivaut à une demande de perte délibérée de contrôle délibérée par automatisation des systèmes de commandement et de contrôle aux Etats-Unis.
Dernier point, sur lequel je préférerais avoir tort, est le suivant. Un des éléments des paris sur la chance est ce que j’appelle le pari sur la désobéissance opportune. Dans le chapitre 8 de mon ouvrage Repenser les choix nucléaires (pp. 261-263) vous pourrez lire que la peur et la chance interviennent dans le pari de la perpétuation des politiques de dissuasion nucléaire pour les 70 prochaines années. En l’occurrence, l’infraction aux injonctions de la procédure de frappe nucléaire pourrait être causée par une peur fondamentale qui aboutirait à l’effet souhaité, à savoir la dissuasion comme auto-dissuasion. Dès lors la désobéissance comme modalité de la chance, puisqu’elle est contraire au contrôle, n’est pas un problème pour l’objectif fondamental de l’absence d’explosion nucléaire non désirée. Mais cela veut dire que l’on compte sur la possibilité de la désobéissance seulement quand elle est nécessaire, et à chaque fois qu’elle est. Dès lors, le sort de la nation ne dépend pas vraiment de la décision du président, mais de celle de quelqu’un d’autre qui n‘exécutera pas l’ordre de frappe. Lors d’une audition au Congrès des États-Unis le 14 novembre 2017, le général Robert Kehler, ancien commandant en chef du Strategic Command américain, illustre la confiance des responsables du complexe nucléaire en leur capacité à gérer parfaitement de telles circonstances au prix de contradictions et d’illusions. Face àl’inquiétude des parlementaires sur la possibilité de résister à un « ordre fou », il répond d’abord très confiant sur le fait qu’il n’est pas obligé d’obéir qu’à un ordre légal et ne s’exécutera pas autrement, ce qui suffira à stopper le processus. Il insiste même sur le fait qu’il aurait une obligation de désobéir.
C’est bien un pari sur la chance. Un système qui dit : on forme tout le monde à ne jamais désobéir, mais on prend le pari qu’ils sauront quand même désobéir au bon moment. Cette conviction de la désobéissance opportune irrigue aussi les prises de parole de militaires de plateau s’agissant de la guerre en Ukraine.
REQUALIFIER LA DISSUASION NUCLEAIRE
La dissuasion rend possible les agressions conventionnelles. Staline a avalisé l’attaque Nord coréenne sur le sud et a ordonné le transfert de d’armement à l’armée nord-coréenne seulement après avoir obtenu un arsenal nucléaire (Bell 2021: 16). Les incursions pakistanaises en Inde à Kargil en 1999 et les attaques de 2001 et 2008 ont été rendues possibles par la supposition d’un effet dissuasif de la menace d’escalade nucléaire. Les menaces et gesticulations nucléaires ont précédé l’entrée en guerre de la Russie et l’ont rendue possible (discours du 24/2/22) (Arceneaux 2023). Donc, si un effet dissuasif des menaces nucléaires devait être démontré, il le serait au bénéfice de l’assaillant russe.
Autre élément de requalification de la dissuasion nucléaire, c’est qu’à l’exception de l’Afrique du Sud, la dissuasion s’appuie sur des essais nucléaires dont les effets sont systematiquement sous-estimés. Tous les Etats dotés d’armes nucléaires le justifient au nom de la « dissuasion » et tous sauf l’Afrique du Sud ont conduit des essais. Le discours commun insiste sur l’impossibilité de savoir du fait de l’absence d’accès aux archives et l’existence d’efforts pour limiter la contamination des populations locales.
Or l’ouvrage Toxique (2021) et le chapitre co-écrit par S. Philippe dans Nuclear France s’appuient sur des archives non-exploitées mais disponibles depuis 2013. Une simulation inédite de la trajectoire des nuages radioactifs établit que l’essai atmosphérique Centaure a contaminé plus de 90 000 personnes en Polynésie à des niveaux qui leur donneraient droit à compensation en droit français, et que les autorités ont choisi de ne pas confiner les populations. Voir aussi le travail de Robert Jacobs (Yale Univ Press 2022) qui montre une contamination globale de la biosphère. Il n’est donc plus possible de dire : la dissuasion, c’est une stratégie strictement défensive qui n’a pas d’autres effets. Les intentions peuvent être défensives, pas ces effets.
LA PROLIFERATION EST TRES RARE ET SE TROUVE A UN NIVEAU HISTORIQUEMENT BAS
Depuis 2006, nous sommes dans une période sans précédent de rareté de la prolifération horizontale. La courbe rouge des EDAN diminue depuis la guerre froide. Depuis 2006, il n’y a pas eu de nouvel entrant dans le club nucléaire. Jamais dans l’histoire nucléaire on n’a eu de période aussi longue de non entrant.
Autre critère : les programmes d’armement nucléaire en cours. Il n’y en a jamais eu aussi peu. La partie en gris clair prend en compte les armes stationnées dans un Etat hôte. Pendant la guerre froide, il y a eu jusqu’à 17 Etats, on est descendu à 5. Avec la Biélorussie qui héberge des armes nucléaires russes, on repasse à six, mais cela reste historiquement faible. Ce qu’il faut retenir, c’est que la plupart des États, au nombre de 143, ne se sont jamais intéressés à ces systèmes d’armes (cf. ch.5 de mon livre).
Le renoncement est donc plus fréquent que la prolifération aboutie et maintenue, et ce à trois niveaux :
Parmi les Etats avec des activités liées aux armes nucléaires : 30 sur 40 y ont renoncé
Parmi les Etats hôtes : quinze ont cessé de l’être et n’ont pas acquis d’armes nucléaires
Parmi tous les Etats: au moins 143 n’ont jamais eu d’activités liées aux armes nucléaires.
Chypre, Taïwan, les Philippines, l’Espagne, le Canada, la Bulgarie, la Corée du Sud, l’Allemagne de l’Est, la Mongolie, la Tchécoslovaquie, la Pologne et la Hongrie cessent d’héberger des armes nucléaires sur leur sol. De la même manière, le programme nucléaire sud-coréen s’interrompt entre 1980 et 1981 et ne reprend pas après le retrait des armes américaines en 1991. La Norvège a toujours considéré qu’une garantie nucléaire de sécurité dégraderait sa sécurité (ch.4). Entre 1975 et 1993, les États-Unis retirent leurs armes nucléaires de 12 pays : ces 12 pays n’entament pas de programme nucléaire.
Dans les années 1990, c’est un travail idéologique qui permet à ce récit de s’installer (Pelopidas, Taha et Vaughan, 2024). Au cours de cette période, trois types d’événements nouveaux apparaissent : la prolifération nucléaire opaque, avec la découverte du programme nucléaire irakien de Saddam Hussein, le désarmement unilatéral avec l’Afrique du Sud, et la découverte qu’un EDAN peut imploser avec l’effondrement de l’URSS.
Autre phénomène, les Etats dotés ont joué un rôle décisif. (Voir pp. 72 à 80 de l’ouvrage pour des preuves détaillées)Parce que quand on parle de prolifération aujourd’hui, on la décrit du point de vue de celui qui prolifère. Tout le monde pense à l’Iran, ou la Turquie, ou l’Arabie Saoudite. On ne pense pas à celui qui dissémine la technologie. Il est intéressant de montrer que :
Aucun État aujourd’hui doté n’y est parvenu sans l’aide au moins un Etat doté membre permanent du Conseil de sécurité reconnu par le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui distingue cinq États dotés d’armes nucléaires (P5) (qui ont testé des armes nucléaires avant le 1er janvier 1967 : France, États-Unis, Russie, Royaume-Uni, Chine) et des États non dotés d’armes nucléaires (tous les autres États).
De la même manière, aucun Etat doté reconnu par le TNP/P5 n’est irréprochable en matière de prolifération
Le regime de non-prolifération qui octroie à ces armes le statut d’objets rares et interdits suscite du désir
Le discours de la dissuasion comme protection et comme garantie ultime et irremplaçable de la sécurité nationale alimente aussi le désir
Le cadrage du problème comme “prolifération” plutôt que dissémination invisibilise la responsabilité de celui qui dissémine.
L’ILLUSION DU CONSENSUS EN FRANCE ET AU ROYAUME-UNI
La possibilité d’une guerre nucléaire ou d’explosion nucléaire non désirée demeure invisible dans le débat public, les engagements afférents le restent tout autant. Or les sondages que nous avons conduits en juin 2018 et octobre 2019 auprès d’un échantillon représentatif des populations de la France et du Royaume-Uni, les deux États dotés de l’arme nucléaire sur le continent européen, suggèrent qu’une fois confrontés explicitement aux engagements attendus deux par leurs États respectifs, seule une minorité les accepte.
Ainsi, seuls 19 % des sondés en France (IFOP) et au Royaume-Uni (YouGov) se disent en accord complet tout à fait d’accord ou partielle plutôt d’accord avec la proposition suivante : « il est acceptable que les résidents de ce pays soient les cibles d’une attaque nucléaire de la part d’autres pays parce que cela s’inscrit dans une politique nationale de dissuasion nucléaire. » Le sondage que nous avons conduit auprès des états hôtes d’armes nucléaires américaine en Europe (l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et la Turquie) aboutit à des résultats similaires : seuls 18 % des sondés dans ces cinq pays se disent au moins partiellement en accord avec le fait qu’il est acceptable pour les résidents de ce pays d’être le cible d’une attaque nucléaire de la part d’autres pays parce que cela fait partie de la politique de dissuasion du pays ou de l’un de ses alliés ». Les résultats nationaux varient entre un minimum de 12,5 % en Belgique et un maximum de 26,5 % en Turquie.
Il ressort de ce sondage qu’il est inexact d’affirmer un consensus français ou britannique quant à la politique relative à l’armement nucléaire. Cela reste vrai même si l’on entend par consensus une adhésion passive à des choix gouvernementaux que l’on ne partage pas. Plutôt qu’un consensus, ces politiques ont produit un sentiment d’illégitimité à participer à la discussion à ce sujet faute de connaissance, la seule attitude qui rassemble plus de 50% des sondés.
PENSER UN FUTUR A 70 ANS EN EVITANT LE PRESENTISME
Le biais présentiste aboutit à supposer implicitement que ce qui n’a pas encore eu lieu ne peut pas survenir. Or la guerre nucléaire n’a pas eu lieu. Elle constitue littéralement un événement sans précédent. Les frappes d’Hiroshima et Nagasaki impliquent seulement deux armes d’une capacité de destruction très inférieure à la grande majorité des armes contemporaines et leurs conséquences sont sans commune mesure avec ce qui pourrait être aujourd’hui un hiver nucléaire. Trois jours les séparent, ce qui constitue une période plus longue que celle d’une éventuelle guerre nucléaire qui exigerait aujourd’hui une vitesse de réaction bien plus importante.
En fonction du type d’ennemi que l’on imagine à long terme, les armes nucléaires sont soit indispensables, soit nuisibles. Envisageons quatre imaginaires de l’ennemi à venir :
Un ennemi dissuadable seulement avec des armes nucléaires
Un ennemi dissuadable avec des armes nucléaires ou d’autres
L’ennemi non-dissuadable ou non dissuadable avec des armes nucléaires
Quid d’un ennemi capable de hacker nos armes nucléaires ? Il devient alors urgent de se débarrasser de ces armes.
Je ne sais bien sûr pas lequel de ces avenirs va se réaliser mais le débat public et le débat expert font comme si nous savions que les deux seuls premiers avenirs sont possibles sur les soixante-dix prochaines années, ce qui est faux. Il faudrait plutôt définir un scénario de l’avenir sur soixante-dix ans et à partir de quel scénario vous opérez et de quel type d’armes vous avez besoin.
Les modèles climatiques à 2050 du Giec occultent les armes nucléaires. Qu’est-ce qui est arrivé aux 12 500 armes nucléaires ? Le Giec ne les prend pas en compte. Le champ de la climate security s’intéresse aux conséquences du changement climatique sur la sécurité nationale. Nous proposons d’abord d’inverser la question : quelles sont les conséquences des politiques de sécurité nationale, de guerre, de destruction de la biodiversité et d’agression sur les limites planétaires sur la sécurité climatique ? Or la question n’est posée que dans un sens.
Les quatre scenarii proposés supposent aussi une absence d’explosion nucléaire non désirée pendant soixante-dix ans dans notre arsenal et tous les arsenaux des États qui ciblent la France ou pourraient produire des effets catastrophiques sur elle.
La vulnérabilité associée à la possibilité de la guerre nucléaire est en partie de nature anthropologique et psychologique. Elle regroupe l’ensemble des mécanismes qui nous empêchent littéralement de croire à ce que l’on sait. Le philosophe allemand Günther Anders pose un diagnostic aigu sur le problème du décalage prométhéen. Les systèmes d’armes nucléaires nous ont octroyé une capacité de destruction qui excède l’imaginable et à laquelle nous ne pouvons nous relier moralement.
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Né en 1981, Benoît Pelopidas est fondateur du programme d’étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges) de Sciences Po et chercheur associé au Center for International Security and Cooperation (Cisac) de l’université Stanford (États-Unis). Lauréat de subventions pluriannuelles de l’Agence nationale de la recherche et du Conseil européen de la recherche, Benoît Pelopidas a notamment publié Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible (Sciences Po-Les Presses, 2022), essai dans lequel il promeut une discussion publique autour d’un sujet classé « secret défense » : l’armement nucléaire. Il discute en détail le film Oppenheimer et ce qu’il dit sur le contemporain dans ce podcast.
A lire :
Benoît Pelopidas, Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, Presses de Sciences Po, Paris, 2022.
Benoît Pelopidas (dir.), Nuclear France. New questions, new sources, new Findings, Routledge, 2023.
Sébastien Philippe, Thomas Statius, Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, PUF, coll. Disclose,Paris, 2021.
https://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/faire-face-aux-vulnerabilites-nucleaires/