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Des limites de la terre aux limites planétaires

9 octobre 2024

Ainsi était titré un colloque international organisé par des philosophes, à l’Université de Rennes, les 2, 3 et 4 octobre 2024. Agnès et Yves eurent l’occasion d’assister à quelques demi-journées de ce colloque et en rendent compte subjectivement ici. La base scientifique omniprésente était constituée de la liste des articles initialisée par : Johan Rockström and alii, « A Safe Operating Space for Humanity », Nature, 23 September 2009. Cet article inaugural, le plus cité depuis quinze ans dans la littérature du système-Terre, introduisait le cadre de pensée des « Planetary Boundaries » (les limites planétaires), remplaçant ainsi les anciennes « contraintes écologiques » du « développement durable ». En 2024, neuf limites planétaires ont été évaluées et six d’entre elles sont dépassées :

La fécondité de ce point de vue et de sa représentation picturale permit son extension au domaine politique avec un premier article : Kate Raworth, « A Safe and Just Space for Humanity : Can We Live within the Doughnut ? », Oxfam, 2012. Puis son livre : Kate Raworth, Doughnut Economics : Seven Ways to Think like a 21st-Century Economist, Chelsea Green Publishing, 2017. 

Le « Doughnut Model » (le modèle du beignet) : Entre le plafond environnemental et le plancher social, existe un espace sûr et juste pour l’humanité, tel est exposé par Kate Raworth le vieux rêve des militants : réconcilier l’économie et l’écologie. Bien sûr, on devra préciser de quelle économie il s’agit, de quel niveau de vie parle-t-on, pour qui, et quelle est la désirabilité de ce modèle du beignet. « Dans un monde dominé par le libéralisme, ce modèle pourrait sembler liberticide » affirme Lauriane Mouysset (CNRS/CIRED), qui évoque néanmoins la possibilité d’un « écolibéralisme ». 

Avec un autre regard économique, Antonin Pottier (EHESS/CIRED) résume le classicisme de Malthus et de Ricardo par la place de la valeur dans la matérialité, dans les ressources, qui est donc encastrée dans l’écosphère et ainsi encline aux rendements décroissants imposés par les limites planétaires. Afin de sauver la croissance, les économistes néo-classiques ont inventé une conception subjective de la valeur, un modèle dénaturalisé, dématérialisé, de l’analyse économique : la valeur n’est pas dans les matières, elle est dans les idées. Il y a ainsi extériorité, désencastrement, de l’économie par rapport à l’écosphère, aux ressources naturelles. L’économie est close, autocentrée, autoréférentielle. L’économiste étasunien Robert Solow soutient qu’ainsi la croissance peut être illimitée, que les limites planétaires peuvent être oubliées. Quant à l’économiste Paul Romer, il développe une théorie de la « post-scarcity » selon laquelle la croissance peut être perpétuée grâce à la connaissance, le monde économique procède d’un choix instituant et peut ainsi s’affranchir des ressources naturelles. Cependant, la vision physicaliste, thermodynamique, de l’économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen et surtout le premier rapport au club de Rome – Meadows and alii, The Limits to Growth, 1972 – désenchantent le phantasme néo-classique : les watts et les matières, ça compte.

Pierre Crétois (Université de Bordeaux Montaigne) s’intéresse aux communs, au sens du célèbre article : Garrett Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, 13 december 1968. Rappelons l’argument central du texte : si un pâturage communal est libre d’accès, les éleveurs qui cherchent à maximiser leur prospérité, provoquent bientôt un surpâturage qui ruine le bien collectif. La morale de cette histoire est que l’autorégulation des humains, ça ne marche pas. Il faut donc contraindre à la vertu écologique. C’est l’écologie punitive, selon le mot de Ségolène Royal. Pour parer à cettecoercition, nos économistes dominants inventèrent deux ripostes : créer un marché des pollutions, promouvoir la consommation éthique. Autrement dit : combien est-on prêts à payer pour éviter que le pâturage communal ne s’épuise ? Plus généralement : combien est-on prêts à payer pour éviter une pollution ? Il y aurait ainsi autolimitation spontanée des marchés, une main invisible écolo dans une logique d’optimalité telle que soutenue par l’économiste britannique Ronald Coase ! Hardin soutient le contraire : il n’y a pas d’harmonisation vertueuse des marchés, il faut des règles politiques, il faut responsabiliser les individus par la propriété privée, adieu aux communs. Devant cette « tragédie », la grande Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, objecte que les communs sont des biens qui ne peuvent qu’être gérés en commun. Elle examine comment les droits de propriété affectent l’allocation des ressources et maintient la belle idée de biens collectifs, de propriété commune, par l’élaboration de règles convenues entre les éleveurs (dans l’exemple de Hardin) avec menaces de sanctions locales. De l’autre côté, le marketing de la consommation éthique s’est beaucoup développé selon l’idée que ce ne sont pas les producteurs qui orientent l’économie, ce sont les consommateurs, par leurs préférences d’achat. Nous sommes ainsi dans la démocratie économique : ce ne sont pas les propriétaires qui orientent les choix, mais les consommateurs, « chaque centime joue le rôle d’un bulletin de vote », à en croire l’économiste austro-américain Ludwig von Mises (1881-1973), inspirateur des libertariens. Inutile d’exproprier les capitalistes puisque ce sont les consommateurs qui décident : chaque euro est un vote. La révolution communiste est superflue, c’est par le bas, par les consommateurs, que l’économie évolue. On ne va pas se révolter, puisque c’est nous qui guidons l’économie. Cette fable – « De l’éthique sur l’étiquette » proclame un collectif d’associations qui depuis dix ans entend façonner les préférences pour qu’elles soient plus altruistes – rencontre aujourd’hui un grand succès, mais cette démocratie des consommateurs dépolitise le débat illustré par l’anecdote : quand vous achetez une paire de baskets, vous achetez aussi tout le système de production qui va avec, le libéral-productivisme mondialisé qui esclavagise, qui pollue, qui détruit le système-Terre et creuse les inégalités. Bref, derrière le geste d’achat, il y a des structures. Et rebref, il faut du normatif, il faut du politique.

Virginie Maris (CNRS-CEFE) présente les dilemmes des politiques spatiales de biodiversité. Le concept controversé de capacité de charge a été appliqué aux écosystèmes en tant que nombre d’êtres humains que la terre pourrait supporter. Aldo Leopold est l’un des premiers à utiliser le terme de carrying capacity d’un point de vue écologique. Selon lui, la « capacité de charge » détermine la taille d’une population d’espèces sauvages via sa reproduction et sa survie. Cette idée influencera les conservationnistes et est à l’origine du concept d’empreinte écologique. Selon Garrett Hardin, la capacité de charge a déjà été dépassée. Pour Hardin, le niveau de vie des plus riches n’est pas négociable. Il n’est pas question de réencastrement dans l’empreinte écologique.

Qu’en est-il de la notion de limite spatiale en faveur de la biodiversité ? Le concept de limites spatiales a été introduit par la biogéographie insulaire. La théorie de la biogéographie  insulaire a été proposée par Mc Arthur et Wilson.  Elle prend le parti d'une explication spatiale de la répartition des espèces. Elle concerne la richesse spécifique  d'une île en fonction de sa taille et de son éloignement par rapport à un continent. Le continent est considéré comme un réservoir d'espèces, l'île en reçoit un certain nombre au gré de l'immigration. Les seuls processus en marche dans ce modèle sont la migration et l'extinction d'espèces. Cette théorie est extrapolée au continent et donne lieu à la conception des réserves, des corridors et de la connectivité. 

Comment optimiser la diversité des espèces selon les designs de conception des milieux naturels ? Dans les années 1980, on débat de l’optimisation de la conservation de la biodiversité tout en nourrissant 7 milliards de personnes. Cf. Paul E. Waggoner. How Much Land can Ten Billion People spare for Nature ? (1996). Faut-il intensifier ou transformer l’agriculture ? Le land sparing va l’emporter, dans le contexte écomoderniste (BreakThrough Institute). Compatible avec les COP et les CBD, ce concept suscite des critiques issues du champ de l’écologie qui pointent un problème de cadrage initial. On reste dans un dualisme humain/ nature, dans l’insularisation des affaires humaines. Ce modèle est critiqué pour sa compatibilité avec les modèles d’accaparement.

Les débats ouverts par la popularisation du concept d’Anthropocène ont bouleversé les manières de penser la conservation de la nature. Concevoir que l’espèce humaine soit capable de transformer les grandes variables géologiques tel le climat implique de reconfigurer les relations entre humains et non-humains, d'un point de vue épistémologique autant que politique. Les différents pôles construits par ce débat ont dessiné en creux deux alternatives radicales à la conservation de la nature néolibérale dominante, portées d’un côté par les néo-protectionnistes (qui s’opposent au capitalisme) et de l’autre par les nouveaux conservationnistes (qui refusent le dualisme entre nature et culture). Des auteurs tels que Robert Fletcher, anthropologue, et Bram Büscher, politologue, membres du groupe de sociologie du développement et du changement à l’université de Wageningen, aux Pays-Bas, entendent dépasser la critique adressée au capitalisme par David Harvey et Andreas Malm : réserver des espaces d’autonomie à la nature « n’est qu’une manière de déplacer le problème de l’aliénation, qui ne résout en rien l’insoutenabilité structurelle du capitalisme » (Le vivant et la révolution, Actes Sud, 2023, p.115). Ils proposent de construire un nouveau paradigme de la conservation.

En écologie, la limite s’appelle écotone. Dans ce concept, la limite est par essence poreuse. Faut-il partager ou séparer les espaces ? L’alternative est à rechercher du côté du land-sharing, forme de conservation conviviale, proposée par des réseaux tels que Paysans de nature, Fermes sauvages. Le réensauvagement est le nouvel horizon. 

Sébastien Dutreuil (CNRS / Centre Granger, Histoire des sciences) propose un cheminement de pensée, de l’habitabilité de Gaïa aux frontières planétaires du système-Terre. Dans les années 1980 s’est affirmée une « écologie de cabine » avec le projet Biosphère II. C’est dans ce contexte qu’est déployée l’hypothèse Gaïa par Lynn Margulis et James Lovelock. Dans cette vision, la vie a pris le contrôle de la Terre. Ces théories de la Terre sont médiatisées par des concepts normatifs tels que les tipping points de Lenton, et les concepts de seuil, qui posent la question de l’habitabilité de la Terre. Ces concepts sont diffusés par des instances telles que l’IGPB, l’ICSU, qui élaborent une science parallèle du système Terre. Ces sciences du système Terre sont « un repaire de Gaïens » (H.J. Schnellhuber) et comptent en réalité une poignée de théoriciens, à la différence des rapports du GIEC qui rassemblent des milliers de scientifiques relevant de la physique du climat. Il est étonnant qu’un Lovelock se préoccupe des limites planétaires alors qu’il se trouvait au centre d’industries climatiques et pétrolières et était convaincu que Gaïa régulait naturellement les pollutions chimiques et industrielles, selon sa théorie de la prodigalité de la vie. Ainsi le concept de limites planétaires consiste en variables à maintenir stables dans un contexte d’équilibre entretenu par des forces compensatrices. Mais des limites pour qui ?

De son côté, Jeanne Etelain (Université Paris Nanterre) tente de penser la nature de l’espace terrestre à l’époque de l’Anthropocène. Elle introduit la notion de planétarité – ou spatialité - pour examiner les différents points de vue, idéologiques et politiques, qui partagent ou séparent les espaces. La première planétarité considère la Terre comme un globe homogène et divisible en États souverains égaux en droit sur leurs territoires respectifs. Au contraire, dans le cadre des limites planétaires, on peut introduire des différences – au moins écologiques – entre les espaces ou les entités terrestres. Les écosystèmes qui composent la France ne sont pas les mêmes que ceux qui composent le Nigéria. Plutôt que le globe Gaïa comme espace macroscopique de la vie, ou que la cellule microscopique, l’approche est d’ordre mésoscopique, à échelle humaine. Quant aux entités, on peut subdiviser (introduire des limites) le tout en parties : climat, eau, sol… Jeanne Etelain s’appuie sur le mot de « zone », polysémique et chaque fois mal défini. C’est « un concept manqué » : « Les zones sont des espaces qui s’imposent d’eux-mêmes et se distinguent par leur hétérogénéité par rapport à l’ensemble. Autrement dit, l’être de la zone est la différence ».

À réfléchir : « Il n’y a pas de zone abstraite, mais seulement des zones concrètes et singulières. Aussi mettent-elles à jour une hétérogénéité de l’espace. Non pas une étendue vide qui se conquiert, mais un réseau concret d’espaces avec lesquels il faut composer. Si l’espace est hétérogène, il ne pourrait alors y avoir un usage qui serait partout le même. Il faudrait à l’inverse se saisir des espaces dans leur particularité́ et les expérimenter localement plutôt que de les rassembler dans des grandes catégories abstraites. Les zones seraient donc des espaces de l’expérimentation plutôt que de l’interprétation. Elles sembleraient même être des laboratoires d’invention. Lieu de la variation et de l’intensité formelle, elles sont le là de la création contemporaine — poétique, technique, sociale, politique » [Jeanne Etelain, « Qu’appelle-t-on zone ? », Les Temps Modernes, n°692, 2017].

Conclusion (s’il en est). Écoutons Stefan Aykut (Université de Hambourg) :

-       La question des limites est consubstantielle à la modernité industrielle. Régulièrement contestée, écartée, refoulée, elle réapparaît ensuite sous de nouvelles formes.

-       Les débats sur les limites peuvent être saisis comme des controverses sociotechniques, où construction de la finitude et de l’abondance (ou du sans-limite) se répondent.

-       La mise en politique des limites se fait aujourd’hui sous un paradigme de gouvernance souple et performative, de plus en plus en décalage avec l’aggravation de la crise climatique.