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Naviguer dans la polycrise, retour sur le symposium de l'ASRA

16 juin 2025

 « Le monde devient ce que nous avons rêvé ou ce que nous avons laissé advenir. Les pires réalités de notre époque sont des réalités fabriquées. Il nous incombe donc, en tant que participants créatifs dans l'univers, de repenser notre monde. Le fait de posséder de l'imagination signifie que tout peut être repensé. » C’est sur ces propos emprunts de solennité tenus par le poète et romancier nigérian Ben Okri que s’est ouvert le premier symposium transdisciplinaire mondial sur les risques systémiques, près de Paris, le 7 juin 2025, en présence de quelque 300 participants venus d’une cinquantaine de pays. Yves Cochet et Agnès Sinaï y ont participé au nom de l’Institut Momentum, à l’invitation de David Korowicz

Yves Cochet et Agnès Sinaï au symposium de l’ASRA le 9 juin 2025

L’initiative est portée par un nouveau réseau international, l’ASRA (Accelerator of Systemic Risk Assessment) qui se veut un « accélérateur d’évaluation du risque systémique », et bénéficie du soutien de fondations telles que Vkrf (Villum Kann Rasmussen Foundation) et Mc Knight. Depuis son lancement en 2022, l’ASRA entend catalyser « le développement d'outils pratiques dont les décideurs ont besoin pour faire face à la polycrise et s'en sortir [1]». 

L’ASRA a pour ambition de « fédérer un réseau mondial de penseurs et d'acteurs qui repensent radicalement le risque afin d'améliorer la politique et la prise de décision au profit de la nature et de l'humanité ». Sa directrice, Ruth Richardson, exprime en ouverture du symposium la vaste ambition du réseau : réduire les effets de la crise systémique, se préparer, s’adapter, transformer. 

Ouverture du symposium le 7 juin par Ruth Richardson, directrice de l'ASRA

Lancement d’un outil d’évaluation des risques systémiques

L'ASRA définit le « risque systémique » « comme la possibilité d'impacts multiples, de plus en plus graves, abrupts, différenciés mais interconnectés, et potentiellement durables et complexes sur des systèmes naturels et humains couplés ». Le réseau ASRA en appelle à lancer de nouvelles méthodologies et de nouveaux outils d'évaluation du risque systémique, ainsi que de nouvelles sources de données et de preuves, qui intègrent de multiples approches de la connaissance, tant quantitatives que traditionnelles. « Il est essentiel de changer d'état d'esprit et de passer d'une réaction à court terme aux crises à une prospective stratégique à long terme, et d'une réflexion disciplinaire cloisonnée à une véritable transdisciplinarité ».

Face à ces risques qui se répercutent en cascade et se cumulent, l’ASRA a présenté le 8 juin l’outil STEER (Systemic Tool for Exploring and Evaluating Risks) qui se veut « inédit, conçu pour aider les individus et les organisations à comprendre ces complexités et à y répondre efficacement [2]». STEER mettra en œuvre « les principes fondamentaux de l'ASRA pour faire face au risque systémique, notamment : la justice, la responsabilité universelle, la complexité, le caractère sacré de la personne non humaine et la multiplicité des modes de connaissance ».

Les systèmes alimentaires au cœur des dynamiques écologiques, sociales et économiques, sont un point nodal des risques systémiques, à la croisée du climat et de la culture, des droits humains, de la santé et de la justice économique. La subvention de 150 000 dollars, accordée par le programme Global Collaboration for Resilient Food Systems (CRFS) de la fondation McKnight, servira à financer des projets pilotes en Afrique et en Amérique latine en mobilisant les méthodes de l'ASRA pour renforcer l'analyse des risques locaux, « guider les réponses transformatrices et découvrir les catalyseurs de résilience ». 

La Grande Accélération, à la racine de la polycrise

Nous ne pouvons que souscrire au constat déployé par l’ASRA dans son rapport Facing Global Risks with Honest Hope (2024) : « Cette polycrise n'est pas une simple tempête parfaite d'événements éclatant au même moment par coïncidence, mais découle de racines communes : la grande accélération du développement social et économique de la société depuis le milieu du 20e siècle[3] ». Si la Grande Accélération s'est traduite par des progrès sur le plan économique, social, humain et technologique, permettant à des millions de personnes dans le monde de bénéficier de plus de richesses, d'éducation, de soins de santé et de sécurité, ce développement a été inégalement réparti, tout comme les risques qui en ont résulté. Il s'agit notamment de l'accroissement des inégalités, d'une plus grande vulnérabilité aux impacts climatiques pour les pays pauvres par rapport aux pays riches, ainsi que pour les femmes par rapport aux hommes, et de la prévalence des « zones de sacrifice » - des zones de contamination extrême où les groupes vulnérables et marginalisés souffrent de manière disproportionnée en termes de santé, de conditions de vie et de droits humains. 

Comprendre les interactions des risques 

La vocation de l’ASRA est de créer une cristallisation politique autour de la prise de conscience d’une polycrise en cours. Le terme, emprunté au sociologue Edgar Morin[4] qui l’avait forgé dans les années 1990, prend un sens aigu dans le contexte actuel de la Grande Accélération anthropocénique. La polycrise est une conjonction de risques interconnectés. Le terme est entré dans l'air du temps au début de l'année 2023 à l’occasion du Forum économique mondial à Davos.

Son utilisation évoque l'enchevêtrement actuel des problèmes dans le monde - pandémies, guerres, extrêmes climatiques, pénuries d'énergie, inflation, montée de l'autoritarisme et autres. Une autre manière de parler d’effondrement systémique, thème qui a fait l’objet d’une série de séminaires à l’Institut Momentum dès 2011.

Pourquoi tout semble aller de travers au même moment ? interroge le politologue canadien Thomas Homer-Dixon[5], qui dirige le Cascade Institute de l’Université Royal Roads au Canada, en Colombie britannique. Ce centre de recherche se focalise sur la convergence des crises et a lancé un site dédié. Lors d’une session consacrée à la polycrise à laquelle nous avons participé le 8 juin, le Cascade Institute a présenté le modèle STC (Stress-Trigger Crisis) de crise systémique combinant un stress de fond avec des événements déclencheurs (triggers). La combinaison entre un stress de fond (érosion de la résilience d’un système) et un événement déclenche une situation de déséquilibre. La résolution de la crise survient lorsque le système revient soit à son état d’équilibre antérieur, soit se reconstitue autour d’un nouvel équilibre

Le Cascade Institute dénombre quatorze stress systémiques (systemic stresses), catalogués en trois formes principales : des pressions qui s’accumulent dans le temps et qui peuvent être libérées du jour au lendemain (par exemple la dégradation écologique ou le réchauffement climatique), des contradictions qui minent le système de l’intérieur (par exemple les inégalités sociales ou la fragmentation idéologique), des vulnérabilités qui constituent les points d’entrée d’une défaillance systémique dans un système dont la complexité augmente (par exemple le déclin des institutions publiques ou la concentration en monocultures de la production alimentaire).

Exercice de simulation de polycrise lors d’une session en groupe le 8 juin 2025, symposium de l’ASRA.

Dilemmes et « honnête espérance » (« honest hope »)

Le fait que tout semble aller de travers au même moment constitue le predicament que William Catton, sociologue américain, plaçait au cœur de sa vision de l’Age de l’exubérance caractérisé par l’antagonisme écologique sur lequel sont fondées les sociétés coloniales et industrielles. En ne reconnaissant pas le facteur écologique, nous avons bâti notre histoire sur un contresens. Notre capacité à outrepasser la capacité de charge de la planète résulte de cette erreur d’analyse. « Je parle de « situation difficile » (predicament), et non de « crise », parce que je me réfère à des conditions qui ne datent pas d'hier et qui ne sont pas près de s'atténuer[6] », écrit-il dès 1982. 

La notion d’« honnête espérance » est mobilisée. Comme le souligne Thomas Homer-Dixon, connu pour ses travaux sur le lien entre conflits et stress environnemental, « nous avons tous besoin d'espoir pour nous épanouir, et dans le monde d'aujourd'hui, nous avons plus que jamais besoin d'espoir, d'imagination et de courage. Mais face à la multiplication des menaces mondiales, les idées d'espoir dont dépendent la plupart des gens aujourd'hui sont de plus en plus fausses, naïves ou passives. Certains placent leur confiance dans les percées technologiques, d'autres dans un leadership autoritaire, et d'autres encore dans l'idée que les choses finissent toujours par s'arranger. Mais ce sont là des espoirs qui ne nous aideront pas à l'heure actuelle[7]».

Compte rendu établi par Agnès Sinaï et Yves Cochet

15 juin 2025


[1]  Facing Global Risks with Honest Hope: Transforming Multidimensional Challenges into Multidimensional Possibilities. Accelerator for Systemic Risk Assessment, 2024. https://asranetwork.org/insights/facing-global-risks-with-honest-hope-report

[2]  https://www.asranetwork.org/news/asra-announces-steer-first-of-its-kind-tool-to-assess-systemic-risks

[3]  Facing Global Risks with Honest Hope: Transforming Multidimensional Challenges into Multidimensional Possibilities. Accelerator for Systemic Risk Assessment, 2024. https://asranetwork.org/insights/facing-global-risks-with-honest-hope-report

[4]  Edgar Morin, avec Anne-Brigitte Kern, Terre-Patrie, Seuil, Paris, 1993.

[5]  Thomas Homer-Dixon, « Why so much is going wrong at the same time. Lots of things are going wrong. Does that make it a polycrisis? », Vox, 18 octobre 2023. https://www.vox.com/future-perfect/23920997/polycrisis-climate-pandemic-population-connectivity

[6]  William R. Catton, Jr, Overshoot. The Ecological Basis of Revolutionary Change, University of Illinois Press, 1982, p. 5.

[7]  Thomas Homer-Dixon, Commanding Hope, Toronto: Vintage Books Canada, 2022.