Cet article introduit et synthétise une étude sur les politiques de décroissance énergétique du point de vue des ONG environnementales réalisée entre février et août 2020. Hébergé au sein de l’Institut Momentum sous la direction de Mathilde Szuba (IEP Lille), ce travail s’inscrit dans le cadre d’un mémoire de recherche (19/20) pour le double master Sciences et Politiques de l’Environnement (Sorbonne – Marie Curie et IEP Paris). Bien plus qu’un objet strictement académique, cette recherche engagée, presque embarquée, s’adresse directement à nos camarades de l’associatif qui œuvrent quotidiennement et concrètement pour des idéaux des plus louables. L’un des objectifs de ce travail est de se rendre utile au monde associatif ; j’espère ainsi qu’il pourra contribuer, ici ou là, à la réflexion stratégique sur les politiques énergétiques.
Prémices du mémoire
Étudier la décroissance énergétique revient à engager une recherche sur l’obsolescence physique de la civilisation occidentale. Approcher cette question avec les organisations non gouvernementales environnementales (ONGE) françaises permet d’ancrer cette réflexion dans la réalité contraignante du fonctionnement politique contemporain. Deux postulats encadrent ce travail : la décroissance énergétique est physiquement inévitable à moyen-terme ; il est encore possible d’organiser cette décroissance avant qu’elle ne s’impose, de manière chaotique, aux sociétés humaines occidentalisées. Avec ce cadrage, l’étude du positionnement des ONG – en tant qu’éclaireuses – en matière de politiques énergétiques fait émerger des dynamiques et des atonies qui structurent les modalités présentes et futures de la diminution des consommations énergétiques. Recueillir les témoignages de dix-neuf personnes en responsabilité dans le monde associatif offre l’extraordinaire opportunité de dépasser les discours publics pour appréhender, avec intimité et confiance, la complexité des phénomènes qui opèrent sous la scène. Loin de refermer le sujet, cette enquête propose au contraire d’accentuer largement l’intérêt de la recherche universitaire et des ONGE pour l’organisation politique de la raréfaction de l’énergie.
Le rationnement, un impensé politique
Toutefois, à l’aune des entretiens et à l’étude des travaux pertinents, quelques éléments importants peuvent déjà être identifiés. L’étude historique des périodes où l’approvisionnement énergétique se contracta, qu’il soit alimentaire (endosomatique) ou proprement énergétique (exosomatique), montre que la répartition instaurée en dernier ressort est le rationnement. Lorsque des biens essentiels se font absents, il n’y a plus d’autres solutions acceptables que de casser l’allocation par le prix pour instaurer la répartition par le quota. Seule cette organisation assure une répartition égalitaire du produit en empêchant les excès de celles et ceux qui en ont les moyens. L’histoire française du rationnement est cependant tragique puisqu’elle est largement associée à un régime de privation injuste et affamant lors de la Seconde Guerre Mondiale. Cette mémoire particulière a des effets dans le présent des politiques énergétiques. Bien que relativement connus, les quotas carbone individuels n’entrent pas véritablement dans le champ des discussions politiques.
L’inertie de la taxe carbone, une impasse stratégique
Pourtant très impopulaire depuis le mouvement des Gilets Jaunes, la plupart des ONGE s’accrochent à la taxe carbone – considérée comme le chef d’orchestre de la lutte contre le changement climatique – en la proposant redistributive et écologique. Par la correction des inégalités de la fiscalité carbone, les associations espèrent sauver la taxation indirecte qui souffre pourtant de nombreux écueils indépassables. En ajoutant à cela le souci de faire peser davantage l’effort sur les entreprises, les ONGE éloignent les personnes, comme sujet ou comme collectif, de l’engagement pour transformer la société. Préférer la taxe carbone à d’autres politiques comme le rationnement revient à s’adresser à l’agent économique automatique plutôt qu’à des sujets conscients et capables d’autodétermination en vue d’une émancipation collective. Bien qu’elle s’entende dans le contexte actuel, cette dynamique stratégique du monde associatif, si elle se pérennise, peut mener à une impasse politique.
Le déclin asymétrique de la lutte antinucléaire
De manière concomitante, il semblerait que le nucléaire dispose du potentiel politique de bouleverser les positionnements des ONGE sur l’énergie. Si les ONGE majeures n’imposent plus véritablement l’agenda des luttes antinucléaires, d’autres organisations déploient largement, à l’inverse, la pensée de la décarbonation sur la société, notamment auprès d’une jeunesse très éduquée et engagée prioritairement contre le réchauffement climatique. Plus surprenant encore, l’avenir de la lutte antinucléaire semble menacé par la jeune génération militante qui s’implique dans des ONGE de jeunesse toutes publiquement indifférentes à cette question. Toutefois, l’écologie des ZAD entend bien continuer la lutte antinucléaire et des relais anticapitalistes urbains pourraient être capables d’imposer le sujet dans le monde écologiste. Simultanément, la perspective de l’effondrement peut même intervenir de biais pour renouveler l’argumentaire antinucléaire : face à la possibilité d’un effondrement, peut-être vaut-il mieux démanteler au préalable le parc nucléaire ?
Le potentiel de la perspective fantomatique de l’effondrement
La puissance transformatrice du discours sur l’effondrement dépasse néanmoins largement la question du nucléaire, elle s’immisce totalement dans les esprits pour assombrir les horizons et engloutir tout espoir résiduel dans le progrès. De tels bouleversements s’accompagnent d’une violence que tout émetteur de discours effondristes se doit de considérer. Les ONGE décideront donc en responsabilité de manier ou non un discours si puissant tout en s’assurant de rester en prise avec le monde social et politique, c’est-à-dire en gardant la possibilité de le modifier. De nos jours, bien que la perspective de l’effondrement soit dans tous les esprits du monde associatif, elle ne transparaît pas dans les activités des ONGE à l’exception d’Extinction Rebellion. Bien utilisé, le récit de l’effondrement pourrait néanmoins être un opérateur fondamental d’une décroissance énergétique fondée sur l’autonomie, la solidarité et la résilience. Si l’effondrement ne constitue pas en lui-même un projet politique, il peut agir comme une modification du rapport ontologique au monde et à sa fin, permettant peut-être d’ouvrir d’autres champs politiques qui sont aujourd’hui, si ce n’est indicibles, du moins inaudibles. Tout compte fait, s’atteler à la décroissance énergétique, comme le font les ONGE, pourrait s’enrichir de l’histoire pour s’orienter, de la recherche pour explorer, du terrain pour expérimenter et surtout de l’imagination pour déverrouiller des trajectoires sociotechniques incompatibles avec la dignité humaine et la vie sur Terre.
Le mémoire complet
Si vous souhaitez développer le propos présent, vous trouverez ci-dessous le mémoire entier (pdf). Par transparence, utilité et scientificité, une attention toute particulière a été portée à la méthodologie et à la restitution des entretiens que vous trouverez dans les nombreuses annexes. Soyez libre, et encouragé·e, d’utiliser ces éléments récoltés de longue haleine en citant ce travail.
Mémoire complet : Décroissance Energétique et ONG françaises (PDF).
Suggestion de citation : Mallet L. (2020). Les perspectives françaises de décroissance énergétique au regard du positionnement des associations environnementales [mémoire de master, Sciences Po Paris & Sorbonne Université – Pierre et Marie Curie, Paris, France] Institut Momentum. https://www.institutmomentum.org/le-rationnement-un-impense-politique/
Pour des questions ou des remarques relatives à cette étude, vous pouvez écrire à l’adresse mail suivante : lois.mallet@sciencespo.fr.
Loïs Mallet a étudié conjointement les sciences informatiques et les sciences sociales avant d’effectuer un double master en politiques environnementales à Sciences Po Paris et en sciences environnementales à Sorbonne Université - Pierre et Marie Curie. Engagé au cœur de la mobilisation de la jeunesse pour le climat, il a assuré la présidence du réseau français des étudiants pour le développement durable (REFEDD) en 2018-2019. À la suite de la réalisation d’un mémoire sur la décroissance énergétique, il étudie désormais la philosophie politique et éthique à la Sorbonne où ses recherches portent sur la pensée de Günther Anders au temps des catastrophes écologiques. Dans le cadre de ses recherches et pour l’organisation de séminaires, il collabore avec l’Institut Momentum depuis 2019.
Crédit : Ferdinand Hodler - la chute IV (1894)