Le politiste Luc Semal analyse dans une tribune au « Monde » la « situation inextricable » à laquelle ont mené cinquante ans de déni politique depuis la publication du rapport Meadows, en 1972. Nous reproduisons ici ce texte qui nous aide à voir plus clair dans le brouillard de la déception.
Cinquante ans après la publication du rapport Meadows sur les limites à la croissance, les résultats du premier tour de l’élection présidentielle peuvent donner une pénible impression de surplace. Impression fausse, car en réalité la situation a bien empiré depuis.
Avril 1972 : dans le cadre d’un référendum décidé par Georges Pompidou, les Français s’apprêtent à voter pour ou contre l’élargissement des Communautés européennes à quatre nouveaux pays, dont le Royaume-Uni. Le président en exercice de la Commission européenne, le socialiste néerlandais Sicco Mansholt, vient d’écrire que les conclusions générales du tout récent rapport Meadows – pas encore traduit en français – sont « si évidentes » qu’elles devraient désormais guider les décisions des instances européennes. Il s’attire ainsi les foudres de Georges Marchais qui, au nom du PCF, dénonce le « programme monstrueux » de Mansholt, lequel conduirait à un net recul du bien-être des Français. Puis d’autres personnalités de premier plan, dont Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre, critiquent à leur tour Mansholt en assurant, entre autres, que le nucléaire permettra bientôt de repousser toutes les limites énergétiques. D’autres au contraire, dont l’agronome René Dumont et le philosophe André Gorz, saluent l’initiative de Mansholt, tout en ajoutant que la thèse des limites à la croissance mériterait d’être mieux articulée avec la question des inégalités – car ce sont d’abord et surtout les plus riches qui doivent réduire leur train de vie et leurs aspirations matérielles.
L’épisode n’a pas duré longtemps mais, pour la première fois, le débat politique a brièvement porté sur ce thème nouveau : pour ou contre la croissance ? Pour ou contre l’expansion ? Alors que l’écologie politique française émerge comme une force politique nouvelle, la « controverse Mansholt-Marchais » est un épisode à la fois fondateur et frustrant pour les écologistes. Oui, on a enfin parlé des limites à la croissance ; oui, le thème trouve un écho inattendu et la dynamique du mouvement anti-nucléaire semble prometteuse pour les écologistes ; mais la virulence des critiques adressées de toutes parts à Mansholt montre que le monde politique et économique est vent debout contre toute remise en cause de la croissance et de l’expansion.
Avril 2022 : cinquante ans ont passé. Les Français viennent de voter pour le premier tour de l’élection présidentielle. La campagne a pu sembler agitée par des thèmes potentiellement porteurs pour l’écologie politique : un nouveau rapport du GIEC plus alarmant que jamais, une guerre en Ukraine qui fait craindre pour la sûreté des centrales nucléaires, une hausse des prix de l’énergie comparable à un choc pétrolier et gazier, etc. Mais non. Le second tour se jouera entre un Président sortant dont le bilan écologique n’est pas à la hauteur des enjeux, et une candidate d’extrême-droite dont le programme montre qu’elle ferait encore pire. Tous deux ont la conviction que la réponse à la crise écologique passe moins par la sobriété que par la relance de la croissance et du nucléaire. Depuis cinquante ans, la promesse de solutions techniques est restée un argument récurrent de relativisation des limites écologiques, qui transcende les différences partisanes et prétend que nous n’aurions pas à choisir entre transition écologique et abondance matérielle.
Les résultats décevants de l’écologie politique en 2022 ne sont que marginalement attribuables aux faits et gestes de tel ou tel candidat. Ils s’inscrivent dans une tendance longue : depuis cinquante ans, la simple idée qu’il puisse exister des limites écologiques à la croissance et à l’expansion est restée dissonante, minoritaire dans l’opinion publique, et carrément hérétique parmi les décideurs. L’idée de décroissance y est au mieux ignorée, au pire utilisée comme une invective facile pour disqualifier l’ensemble des écologistes comme autant de fous inconséquents. Le rejet est si fort que, même parmi les partisans de la décroissance, beaucoup préfèrent s’autocensurer – attention, ne nous enfermons pas dans la radicalité et la marginalité, tentons plutôt de rassembler autour de termes et de projets moins clivants, etc.
Le problème est que la situation climatique et écologique est telle qu’il faudrait aborder de front la question des limites. Le dernier rapport du GIEC montre que les réductions des émissions de gaz à effet de serre, et donc les réductions de consommation d’énergies fossiles, devraient être massives et rapides, voire fulgurantes : les longues années qu’il faudrait pour construire plusieurs nouveaux réacteurs nucléaires sont un problème. La guerre en Ukraine nous rappelle le danger qui entoure et entourera toujours les réacteurs. Notre difficulté à nous passer du gaz russe révèle crument la dépendance aux énergies fossiles qui demeure, et la vulnérabilité qui en découle. Cinquante ans de déni, de tergiversation, de procrastination ont conduit à une situation inextricable, où les questions du pouvoir d’achat et du prix à la pompe continuent à reléguer toute autre préoccupation au second plan. Lentement, le piège écologique, énergétique et climatique se referme.
Pour l’écologie politique, le principal enseignement de l’élection de 2022 est la confirmation que la question des limites à la croissance reste un immense impensé politique, consciencieusement confiné hors du champ du pensable par une écrasante majorité des décideurs. Quelques brèches apparaissent parfois ici ou là, mais sans durablement faire émerger un projet politique en rupture avec la croissance et son monde. Il revient à l’écologie politique la tâche ingrate de s’interroger à nouveau sur sa raison d’être, et de se réinventer dans un contexte d’assombrissement des horizons écologiques et climatiques. Elle pourrait être porteuse d’un projet assumé de réduction massive des surconsommations des plus riches, de protection des plus vulnérables, de partage des richesses et de répartition équitable des efforts de sobriété, dans le cadre d’une décroissance en urgence des flux de matière et d’énergie – d’où moins de voitures, moins d’avions, moins d’équipements… Mais qui veut entendre ça ?