Article

"L'effondrement ne devrait pas être l'alpha et l'oméga de l'écologie politique"

par
10 octobre 2019
Les discours sur la catastrophe écologique ne sont pas nouveaux, nous rappelle le chercheur Luc Semal dans son ouvrage "Face à l'effondrement. Militer à l'ombre des catastrophes" (PUF, 2019). Le gain de notoriété récent de ces thèses marque en revanche leur « démarginalisation » : elles se diffusent désormais dans des groupes moins politisés, ce qui interroge profondément l'avenir de l'écologie politique comme force de mobilisation collective.

Cet article a été initialement publié dans le numéro 36 de Socialter, "Et si tout devenait gratuit ?", disponible en kiosque le 7 août ou sur notre boutique en ligne.


Dans votre dernier ouvrage Face à l'effondrement, vous défendez que la catastrophe a toujours été au cœur du mouvement écologiste. L'idée d'effondrement est-elle consubstantielle à ce militantisme ?


L'idée d'effondrement est présente dès les débuts de l'écologie politique dans les années 1960-1970. On la trouve dans le « Rapport Meadows » (1), qui a été l'un des premiers best-sellers à poser la question des limites à la croissance et donc à poser aussi l’horizon catastrophiste propre à l'écologie politique. Dès le départ, l'écologie politique a cette perspective catastrophique ; c’est un ensemble de discours, mais aussi une dynamique de pensée et de mobilisation qui annonce la fin de la civilisation thermo-industrielle, fondée sur la consommation massive d’énergies fossiles nous permettant de transformer le monde à une échelle inédite mais qui ne durera pas éternellement. Dans ce cadre, « l’effondrement » est un mot qui s’invite rapidement. Il est immédiatement utilisé pour nommer le moins désirable des scénarios de sortie de la civilisation thermo-industrielle : l'hypothèse d'une sortie rapide, brusque et violente, qui balaierait tous les secteurs de l'économie et de la société. Mais d’autres termes sont aussi  employés dans cette perspective. Par exemple, Nicholas Georgescu-Roegen parle de « déclin » en anglais et de « décroissance » en français. L’effondrement n’est ni le seul mot ni nécessairement le meilleur.

Justement, dans le livre précité, vous préférez parler de « catastrophe » plutôt que « d'effondrement ». Pourquoi ?


Si je parle de catastrophe et de catastrophisme, c'est parce que dans les années 2000, j’ai travaillé sur deux mouvements écologistes – la décroissance et le réseau des villes en transition (2) – en rupture avec l'idée de continuité qui sous-tend la croissance verte et le développement durable. Il fallait trouver un terme pour désigner la part sombre et dure de l'avenir telle que l'anticipaient ces mouvements. Au même moment, je travaillais sur Bestiaire disparu (Éditions Plume de Carotte, 2013), qui m'a amené à creuser la notion de sixième extinction de masse. Or, dans l’histoire des sciences de la nature, il y a des approches plutôt « gradualistes », qui insistent sur le fait que l'évolution de la vie sur Terre est très lente et graduelle, sur des temps très longs, de l’ordre des millions d'années, et d'autres approches plus « catastrophistes », qui insistent sur les moments assez brefs de rupture, de réorganisation radicale de la vie, présentant clairement un avant et un après – par exemple, l’extinction des dinosaures. Puisqu'il fallait trouver un mot pour désigner la situation écologique présente, mon idée était que, si nous prenons au sérieux l'idée de la sixième extinction des espèces, mais aussi le réchauffement climatique, l'acidification des océans, le pic pétrolier, la prolifération nucléaire, la déforestation, etc., alors il n'est pas absurde de dire que nous vivons un processus catastrophique, qui est lent à l'échelle de nos vies individuelles, mais qui est d'une rapidité fulgurante, météorique, à l'échelle de la vie sur terre.


En 2015, Paul Ehrlich et Gerardo Ceballos montraient que les disparitions d’espèces ont été multipliées par 100 depuis 1900, un rythme sans équivalent depuis la disparition des dinosaures il y a 65 millions d'années. La catastrophe fait en réalité déjà partie de notre quotidien...


La notion de sixième extinction de masse est en réalité une manière d'évoquer un problème plus général, celui de l'accélération du déclin des populations. On estime que les populations de vertébrés sauvages ont décliné de 60 % en un demi-siècle, c’est une forme d’effondrement du vivant. Cette catastrophe est en cours, elle est déjà notre quotidien, on ne peut pas se contenter de la conjuguer au futur… Mais en même temps, il ne s'agit que du début d'une trajectoire. C’est délicat : la catastrophe doit se conjuguer au présent, mais si on dit simplement qu’elle est déjà là, on n’exprime pas le fait que ce n’est que le début. C'est pour ça que je parle plutôt de trajectoire catastrophique ou de perspective catastrophiste et que j'avais intitulé ma thèse Militer à l'ombre des catastrophes. L'idée d'ombre renvoie à la fois à la présence et à l'absence. Elle renvoie à quelque chose de réel, mais de difficile à cerner. La catastrophe, même sans être déjà pleinement présente, l’est déjà suffisamment pour peser sur les manières de penser et de faire vivre le projet écologiste, parce qu’elle suscite de l’angoisse, de la frustration, voire de la désillusion et un certain sentiment d'impuissance. Elle assombrit nos horizons.

Avez-vous été étonné par le succès du livre Comment tout peut s'effondrer de Pablo Servigne et Raphaël Stevens paru en 2015 ?


Pas vraiment. Pour avoir travaillé depuis 2006 sur les réseaux de la décroissance et des villes en transition, j'avais depuis plusieurs années le sentiment que les discours sur l’effondrement, sans être « mainstream », étaient plus recevables qu'ils n’y paraissaient. L’inquiétude perceptible dans les réseaux écologistes s’est renforcée à mesure que s’enlisaient les conférences sur le climat et que l'objectif des deux degrés devenait malheureusement de moins en moins crédible. Avec ce constat d'échec sans cesse réitéré, il y a forcément une logique de désillusion qui se diffuse ; c'est là que la perspective catastrophiste regagne en vigueur. Déjà en 2009, la frustration née de la COP de Copenhague a été un moment d’accélération de cette désillusion dans les réseaux écologistes. Et depuis, les choses ne se sont pas améliorées. Donc le succès actuel des livres sur l'effondrement me semble assez logique. Aujourd’hui, c’est ce terme d’effondrement qui cristallise l'assèchement des espoirs de limitation de la crise écologique. Je lui trouve un mérite : il dit clairement une part de la rudesse de ce qui nous attend, là où le développement durable s’enfermait dans l’euphémisation permanente en promettant encore et toujours la conciliation entre croissance et environnement. Mais il a aussi des défauts, dont celui d’être une source inépuisable de malentendus et de caricatures, parce qu’il est trop absolu, trop monolithique. Le fait qu’il soit devenu assez « tendance » pose problème. L’effondrement ne devrait pas être l’alpha et l’oméga de l’écologie politique.

Est-ce un tournant pour les thèses liées à l'effondrement et la réception de ces idées par la société ?


Ce qui se joue maintenant, c'est peut-être une forme de « démarginalisation » de la perspective catastrophiste. Dans les années 2000, c’était dans quelques rares réseaux militants que l’on trouvait des individus et des groupes assumant cette perspective. Alors qu’aujourd’hui, cela semble plus varié. D’abord, il y a une plus grande diversité des réseaux d’activistes assumant cette perspective, avec des positionnements politiques très divers : la décroissance et les villes en transition, toujours, mais aussi des groupes comme Extinction Rebellion, Deep Green Resistance, etc. Ensuite, il y a des dynamiques nouvelles, comme les grèves scolaires pour le climat, où l’on sent la dimension catastrophiste gagner des cercles moins politisés. Enfin, on voit des séminaires et des conférences sur l’effondrement être organisés dans des lieux inattendus, par exemple à l’Ademe ou à EELV – ce n’est pas massif, loin de là, mais c’est assez nouveau. Tout cela dépasse le cadre de la seule « collapsologie » (3). Le succès actuel de ce mot s’inscrit à mon avis dans un processus plus large, où nos sociétés sont en train de prendre acte que certains seuils d’irréversibilité sont passés et qu’il faut passer d’une rhétorique des générations futures à une rhétorique des générations présentes. On se fait à l’idée que les jeunes d’aujourd’hui verront sans doute le réchauffement atteindre les 2°C de leur vivant. C’est un changement de perspective assez effrayant, potentiellement désespérant. Alors c’est là qu’il faut réintroduire de la lutte politique, sans s’enfermer dans l’idée qu’il est trop tard et que tout va s’effondrer. Cela pose une autre question, très lourde : comment vont se recomposer les luttes écologistes à mesure que la perspective catastrophiste va se diffuser ?

En quoi ce que Pablo Servigne et Raphaël Stevens appellent « collapsologie » se distingue des mouvements de la décroissance et des villes en transition que vous étudiez sur le terrain depuis plusieurs années ?


Collapsologie, décroissance et villes en transition ont en commun de s'inscrire dans une tradition écologiste qui insiste sur les limites à la croissance – pas seulement à la croissance économique, mais à la croissance en tant que dynamique d'expansion tous azimuts des sociétés humaines, de leurs activités et de leurs impacts. Là où ils se différencient davantage, c’est dans la capacité à articuler un discours très sombre sur les limites écologiques, avec un projet politique visant à préserver la paix, la solidarité et la démocratie dans la grande descente énergétique qui s’annonce. Par exemple, les villes en transition s’efforcent de créer des collectifs locaux pour délibérer et tenter d’agir à l’échelle du territoire du quotidien qu’est la commune. On parle d’effondrement dans ces collectifs locaux, mais sans se focaliser dessus. On essaie d’inventer des plans de descente énergétique pour éviter ou amortir les ruptures et les chocs à venir. Le risque, à trop se focaliser sur l'effondrement, c'est que l'articulation entre le discours (sombre) et le projet politique faiblisse. Et c'est regrettable parce que la perspective catastrophiste peut être un aiguillon démocratique si elle est associée à des espaces de délibération ou à des pistes d'action collective. Ce qui est très intéressant dans les villes en transition, c'est que les collectifs sont ancrés dans des territoires précis, où ils s’efforcent d’agir collectivement.

Avec les villes en transition, il était évident de s'engager dans le cadre du territoire dans lequel on vit. Désormais, on observe une volonté beaucoup plus forte de s'écarter de la société pour rejoindre des communautés locales, quitte à déménager. Comment expliquer ce changement ?


Les villes en transition présentent la résilience locale non pas comme la solution, mais comme la meilleure réponse possible au pic d’exploitation des ressources et au réchauffement global. On a souvent retenu le côté inclusif et optimiste, l’aspect apparemment naïf et très « bisounours » de leur approche. Je pense pourtant qu’il y avait là un choix politique très original et très fort : assumer qu’en cas de désastre ou de crise majeure, notre seule option serait de chercher des réponses locales avec les gens qui nous entourent, avec nos voisins directs, aussi imparfaits et peu conscientisés soient-ils. Qu’il n’y aurait pas d’échappatoire à cela. Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, où le Royaume-Uni a été obligé de presque tout relocaliser en urgence en réponse au blocus allemand, occupe une place importante dans l’imaginaire de ce mouvement. Donc c’est très pragmatique… En regardant bien, je pense que ce n’est pas aussi « bisounours » qu’il y paraît.

Alors bien sûr, ces initiatives locales de transition, comme toutes les autres, se heurtent à la terrible inertie omniprésente. Dans ce mouvement, beaucoup de personnes expriment de la frustration et admettent que ce n’est pas assez. Mais là où ça a le mieux marché, c’est lorsqu’ils ont su donner du sens et de la cohérence à tout le tissu d'initiatives locales que constituent les jardins partagés, les coopératives énergétiques, les circuits courts, etc. Ça dessine le début d’une grande transition où s’entremêlent le choisi et le subi. Ce travail au long cours du territoire n’est pas sans effet ; la ville de Totnes est aujourd’hui plus résiliente qu’avant, tout simplement parce qu’une bonne part de sa population est désormais consciente que le monde pourrait changer très rapidement.

On observe sur les réseaux sociaux la multiplication de commentaires se réjouissant de l'effondrement : « La civilisation, bon débarras », « Vivement l'effondrement, que l'on puisse construire autre chose ». Est-ce le retour d'un discours millénariste ?


Personnellement, je ne parle pas de millénarisme parce que c'est un mot qui renvoie à une double caricature, d’abord en réduisant des mouvements médiévaux complexes à l’expression de peurs religieuses irrationnelles et ensuite en réduisant les discours contemporains sur l’effondrement à une simple répétition de ces peurs. Mais il est vrai qu’avec la démarginalisation de la perspective catastrophiste, on voit fleurir des utilisations un peu caricaturales de la notion d'effondrement, qui réveillent le fantasme de la table rase : l'effondrement comme un moment brusque, datable, précis, qui permettrait ensuite de reconstruire une société nouvelle sur une base vierge. C’est la limite de ce terme, qui évoque trop l’image d’une chute rapide, d’un bloc. Nous sommes plutôt sur une trajectoire catastrophique, un processus qui va potentiellement s'étaler sur plusieurs décennies, même si elle peut connaître des phases d’emballement ou d’effondrement. Avec les armes nucléaires, on pourrait basculer dans un autre monde en seulement quelques minutes. Mais les choses peuvent aussi aller aussi plus lentement, avec des à-coups. Dans le fond, on n’en sait rien.

Tout le monde s'interroge sur la marge de manœuvre politique qu'il nous reste. Qu'en pensez-vous ?


Je ne pense pas que, par une sorte de vertu spontanée, les sociétés industrielles vont soudain se soucier du long terme et choisir la décroissance. Mais si la perspective catastrophiste gagne en consistance aujourd'hui, c'est parce qu'il est de plus en plus difficile de faire abstraction des contraintes écologiques : les canicules qui se répètent, les difficultés d’accès à l’énergie, l’assèchement du développement durable… Ce sont autant d’indices allant en ce sens. Ce qu’on peut espérer, c’est une dialectique entre d'une part une situation écologique qui se dégrade et, d'autre part, des sociétés qui prennent progressivement acte que nous changeons d’époque. La marge de manœuvre dont on dispose, c’est d’essayer d’inventer des réponses solidaires et démocratiques à cette situation. Et là, l'un des gros enjeux me semble être la concurrence des minorités actives qui s’efforcent de donner un sens à ce qui est en train de se passer. C’est une bataille d’interprétations ou une lutte des récits, un conflit de cadrage, entre des grilles de lecture totalement opposées les unes aux autres. Les extrêmes droites expliquent que dans ce nouveau monde, il faut d’abord penser à soi, fermer les frontières et défendre notre mode de vie. Les écologistes, eux, avancent au contraire qu’il faut sortir en aussi bon ordre que possible de la civilisation thermo-industrielle, en tentant de mieux partager les ressources restantes et les efforts de sobriété.

Vous concluez votre livre avec cette mise en garde : « Il faut désormais contrebalancer les effets potentiellement très déstructurants de la logique sociale de désillusion qui nourrit le catastrophisme actuel. » Comment éviter qu'au moment où nous nous rendons compte de notre échec collectif à empêcher le pire, celui-ci ne se transforme en conflit stérile ?


Il ne s'agit pas d'un échec absolu, le pire n’est pas certain. C’est pour cela que le catastrophisme n’est pas un pur fatalisme. Il laisse de la place pour l’engagement, pour la lutte politique. Certes, les aspirations à enrayer le réchauffement global en-deçà du seuil des 2°C perdent rapidement en pertinence et en crédibilité. Mais ce n'est pas parce qu'on a peut-être déjà échoué dans cet objectif qu'il faut s'arrêter de se battre. Certains seuils d’irréversibilité sont passés – ou sont en passe de l’être –, mais d'autres ne le sont pas encore, et c’est là qu’il y a des espaces de lutte. Le problème, c'est que l'échec est déjà important et qu'il y a quelque chose de très violent dans ce qui est en train de se jouer car la possibilité de se projeter vers l'avenir avec un minimum de confiance est un élément fondamental de la liberté humaine. Ce qui est poignant dans les grèves scolaires pour le climat, c'est qu'on voit émerger des jeunes générations qui deviennent conscientes qu'elles vont payer cher pendant leur vie car elles vont hériter d'une situation dont elles ne sont pas les premières responsables : c'est ça l'effet déstructurant dont je parle. Cela génère de l'angoisse et de la colère. Si les enfants et les lycéens s'emparent de cette question, c'est parce que les adultes ne le font pas.


Qu'est-ce qu'on peut faire ?


Il faut en finir avec les discours faussement rassurants, être lucides et francs sur le diagnostic, sans être tétanisés par la question de l’effondrement, et reposer très clairement la question de la décroissance. Parler des problèmes ouvertement est la condition nécessaire pour faire émerger des réponses démocratiques au problème majeur du XXIe siècle, qui est la sortie en bon ordre – ou pas – de la civilisation thermo-industrielle.

(1) Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens III, The Limits to Growth, The Chelsea Green Publishing, 1972.
(2) Luc Semal, « Politiques locales de décroissance », dans Agnès Sinaï (dir.), Penser la décroissance. Politiques de l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, p.139-158.
(3) Néologisme employé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens pour désigner dans leurs travaux l'étude des limites systémiques au développement des sociétés thermo-industrielles.