Séminaire

Le pro­jet Terra Vitae, du retour à la terre à la société future

2 mars 2013

Séminaire du 9 mars 2012 par Jérôme Dehondt

Une nouvelle génération de paysans s’installe actuellement pour pratiquer une forme innovante d’agriculture biologique, peu mécanisée et appliquant les principes de la permaculture. De toute petite taille (de l’ordre d’un hectare environ), très productives, leurs fermes pionnières apportent des réponses à de nombreux problèmes contemporains.

Ce compte-rendu, réalisé et publié par la Revue des livres (n°7, septembre-octobre 2012), reprend les principaux éléments présentés par Jérôme Dehondt lors du séminaire du 9 mars 2012.

Nous remercions le Revue des Livres de nous autoriser à le publier rétrospectivement.
Retrouvez cet entretien dans le n°7 de la Revue des Livres (RdL), qui publie dans le même numéro un article d’Alice Le Roy : « Survivre au désastre ».

Appelées ‘fermes Terra vitae’, du nom de l’association créée pour porter ce concept, elles permettent d’envisager des coopérations à l’échelle de territoires en transition vers un autre modèle agricole plus solidaire.

Jérôme Dehondt est l’un des co-fondateurs et actuel coordinateur de l’association Terra vitae, association qui s’intéresse à l’application des principes de la permaculture à l’échelle d’une ferme. Paysan en cours d’installation dans le Maine-et-Loire (comme maraîcher bio), il est issu du militantisme associatif agricole (AMAP) dont il a été l’un des porte-parole au niveau national (MIRAMAP) et international (trésorier d’Urgenci).

Dans l’entretien suivant, il est interrogé par la Revue des Livres.


Dans un premier temps, on aurait aimé vous poser des questions sur la constitution du projet. Qui est à l’initiative de la fondation de la ferme du Bec Hellouin ? Quel était leur objectif au départ en fondant la ferme, et sur quoi s’appuyaient-ils (en termes aussi bien d’expériences pratiques que de connaissances théoriques) ?

JD : Charles et Perrine Hervé-Gruyer ont initialement fondé la ferme afin de créer un lieu en mesure d’accueillir leur famille, et où ils pourraient produire de quoi la nourrir sainement. « Non issus du monde agricole » (selon l’expression consacrée), ils ne possédaient pas les codes et les usages de ce milieu, ni par ailleurs de connaissances acquises lors de formations professionnelles, mais ont appliqué les enseignements de leurs vies passées et de leurs nombreuses lectures. Ainsi Charles était-il fortement inspiré par son expérience aux côtés des peuples premiers, rencontrés à l’occasion de ses voyages à bord de Fleur de Lampaul.

Le petit jardin vivrier initial, au pied de la longère familiale, s’est rapidement agrandi lorsque Charles et Perrine ont acquis un terrain agricole attenant, de l’autre côté du petit canal nommé le Bec. Charles souhaitait alors devenir un véritable agriculteur, et produire des légumes de qualité au-delà de sa propre famille. Aux difficultés initiales, notamment dues à un terrain inadapté au maraîchage (fond de vallée n’ayant jamais accueilli que des pâtures pour l’élevage), ils ont réagi en commençant à appliquer les principes de la permaculture que des proches leur avaient fait découvrir et sur laquelle ils avaient beaucoup lu (Perrine est plus tard allée se former en Grande-Bretagne).

La petite ferme très vertueuse qu’ils avaient alors réussi à créer était ainsi pour eux la réponse, à leur échelle, aux grands enjeux écologiques et sociaux de notre société, comme la raréfaction des terres agricoles ou encore la forte dépendance de l’agriculture aux énergies fossiles.

Quel rôle joue dans le projet la permaculture ? Si j’ai bien compris, ce n’était pas l’inspiration au départ, ça l’est devenu ensuite, pourquoi ? Est-ce que tu pourrais expliquer en quoi consistent ses grands principes, à quels problèmes elle prétend répondre et de quelle façon (tu parlais de raréfaction des terres mais aussi de dépendance aux énergies fossiles) ?

JD : La question qu’on se pose aussi est celle de savoir comment cette « science » s’est constituée : est-ce une branche dissidente de l’agronomie, quel rapport a-t-elle avec les principes de la culture (voire de l’habitat) traditionnelle ? C’est assez loin de la simple « agriculture biologique », manifestement, mais pourriez-vous dire en quoi ?

La permaculture a permis à Charles et Perrine de donner une assise conceptuelle à leur démarche, au départ très intuitive et appliquée en réaction aux difficultés rencontrées. Ainsi, pour illustrer et donner un exemple, le fait de n’avoir qu’une vingtaine de centimètres de sol avant d’atteindre la roche-mère calcaire (ce qui est très peu), les a amenés à pratiquer la culture sur buttes et à gagner ainsi de précieux centimètres de substrat.

Mais, au-delà des techniques utilisées par les tenants de la permaculture, il faut noter que la permaculture est avant tout une méthode de conception innovante, qui s’inspire des écosystèmes naturels et des principes qui les régissent. A partir d’une éthique universelle (prendre soin de la terre, prendre soin de l’humain, partager équitablement), les permaculteurs déclinent un certain nombre de principes directeurs qui vont constituer un mode de pensée, une vision et une compréhension du monde. Ce sont eux qui vont permettre de structurer une méthode de conception qualifiée de design.

Si la permaculture ne se place pas spontanément comme allant contre une forme d’agronomie dominante, elle a néanmoins été fortement influencée par des scientifiques comme Masanobu Fukuoka (auteur de La révolution d’un seul brin de paille), prônant une agriculture naturelle où l’homme travaille avec la nature plutôt que contre elle. C’est à partir de cette forme d’agriculture du non-agir qu’est née l’idée de permanent agriculture (Bill Mollison), ou permaculture (le terme a rapidement recouvert la culture au sens large, tant les aspects sociaux se sont avérés essentiels à la durabilité d’un système efficient).
Pour ce qui est de l’agriculture biologique, on peut en fait dire que les deux termes ne parlent pas de la même chose. L’agriculture biologique est une méthode de production agricole basée sur le respect du vivant et des cycles naturels. Ainsi, il est évident qu’une personne appliquant les principes de la permaculture pour concevoir son système agricole pratiquera une agriculture biologique, technique agricole au service d’une approche conceptuelle.

Par rapport à la permaculture, au niveau des principes mis en œuvre, il y a eu une distance prise. Pourquoi ? Ces divergences ont répondu à des problèmes rencontrés, je crois, quels étaient-ils et comment y avez-vous trouvé une solution ?
L’objectif de la ferme, sa raison d’être, était comme on l’a vu de produire des fruits et légumes, au-delà de la dimension vivrière et à destination de la communauté (les paniers étaient essentiellement commercialisés en vente directe, via des paniers et en AMAP1).


JD : C’est pourquoi il s’est rapidement avéré que les techniques fréquemment utilisées par les permaculteurs (butte en synergie par exemple) pouvaient être contraignantes ou bien qu’elles devaient être adaptées afin d’obtenir la productivité nécessaire. Ce terme ne doit pas choquer et nous rebuter : il s’agissait bien dans l’esprit de permettre à un producteur de vivre correctement de son travail, c’est-à-dire d’en tirer un revenu décent sans non plus se tuer à la tache.

Pour illustrer à nouveau mon propos, je prendrai l’exemple des salades qui étaient initialement plantées là où de la place était disponible, de manière à favoriser au maximum les associations positives et ne pas avoir une concentration de salades à un même endroit (aubaine pour les limaces et autres amateurs de feuilles tendres). Le problème se posait lorsque, le moment de la récolte venu, il fallait partir à la recherche du nombre de salades nécessaires pour composer les paniers… Ce véritable jeu de piste a cessé avec une certaine « spécialisation » des buttes et la mise en place d’un assolement2 plus classique.

Charles et Perrine ont bénéficié de nombreuses sources d’inspiration au premier rang desquels la permaculture bien sûr, mais aussi les écrits d’agronomes américains comme Eliot Coleman et John Jeavons, ou encore les maraîchers parisiens de la fin du 19e siècle ; c’est la synthèse de ces sources d’inspiration qui a donné la méthode mise en œuvre et enseignée sur le site de la Ferme du Bec Hellouin.

Dans un deuxième temps, je crois, le projet de la ferme s’est élargi à un réseau : le réseau des fermes Terra Vitae. En quoi consiste ce réseau ? Ce sont d’autres fermes qui se sont constituées au sein du projet ? Ou ce sont des exploitations qui ont rejoint le projet ? Comment fonctionne le réseau : il permet une entraide, une diffusion d’informations, d’autres circulations ?

JD : Ce dont nous n’avions pas forcément conscience au départ, c’était que de nombreuses autres personnes étaient lancées dans une démarche similaire, à savoir appliquer les principes de la permaculture à l’échelle d’une ferme. Qu’ils soient déjà installés ou en chemin pour l’être, les porteurs de projet étaient nombreux et il était impératif de les soutenir dans leur démarche – là où aucun organisme institutionnel ou alternatif n’était à même (ou désireux) de le faire.

C’est pourquoi nous avons fondé l’association Terra vitae, afin de faciliter la tache de ces pionniers, de leur donner le maximum d’outils leur permettant de créer plus facilement leur ferme. La première action d’envergure a d’ailleurs consisté à créer un cursus de formation à

1 Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne.
2 Division d’une zone en parties (nommées soles), en vue d’y exercer des cultures différentes.

Une forme de maraîchage appliquant les principes de la permaculture, et dont le premier cycle se termine cet été à la Ferme du Bec Hellouin.
Les fondamentaux ayant été établis, il s’avérait pertinent de s’ouvrir à ces acteurs, ainsi qu’à d’autres – chercheurs, personnes ressource, jardiniers expérimentés… Nous avons donc ouvert l’association et comptons à présent plus de 80 adhérents, dont plusieurs personnes morales ; parmi elles, un groupe de recherche, un centre de formation et plusieurs fermes.

Il y a donc au sein de ce réseau des fermes existantes, ayant peu ou prou suivi une démarche permaculturelle pour se constituer, ou bien ayant choisi de faire évoluer leur forme pour en appliquer les principes. Mais il y a surtout un grand nombre de fermes en devenir, projets portés par des personnes de tous horizons et aux parcours extrêmement divers.

C’est pourquoi nous avons imaginé les fermes Terra vitae comme pratiquant une forme nouvelle d’agriculture – et au-delà comme étant des lieux de vie incluant les autres dimensions dans une même démarche. Ses principales caractéristiques sont la pratique d’une agriculture biologique, une faible mécanisation (et donc une aussi faible dépendance aux énergies fossiles), des associations culturales systématiques et une grande diversité cultivée, la présence de l’animal sur la ferme, une valorisation des produits issus des jardins par vente en circuit court et transformation. Et surtout une réflexion poussée sur les interactions entre les différents éléments qui composent cet écosystème complexe.

Pour paraphraser un enseignant-chercheur d’AgroParisTech, partenaire de notre aventure, la ferme Terra vitae est plus à imaginer comme étant l’extension du potager plutôt que la réduction de l’exploitation maraîchère.

Il y a également un partenariat avec AgroParisTech. Comment cela s’est-il organisé, et qu’est-ce que vous en attendez ?

JD : Tout est parti d’une rencontre avec des chercheurs, organisée au moment de la création de l’association sur le site de la Ferme du Bec Hellouin. Pour ces scientifiques, cette initiative rejoignait les recherches qu’ils menaient et illustrait fort bien la complexité mais aussi l’intérêt de pratiques écologiques. De ces premiers échanges est ressortie la vocation de notre association de susciter des études permettant de modéliser les éléments de la ferme Terra vitae, ou du moins d’inviter les instituts de recherche à nous aider à résoudre certaines questions techniques voire donner un fondement scientifique à certaines pratiques empiriques. Se posait toutefois la question de la réplicabilité de l’expérience initiale, de la viabilité économique d’une telle forme d’agriculture. C’est donc à cela que s’intéresse notre premier projet de recherche, étude portant sur la performance économique mais aussi sur d’autres aspects comme la modification de la relation au travail et la « soutenabilité » sur un plan humain. Elle est aussi l’occasion d’élaborer des méthodes et des itinéraires techniques sous l’œil averti d’agronomes expérimentés.

La question qu’on se pose aussi est celle de l’extension possible du projet : l’expérience de la ferme du Bec Hellouin se veut un « modèle » qui pourrait se diffuser ailleurs, non ? Pourquoi estimez-vous qu’il n’est pas possible de « modéliser » entièrement son fonctionnement ? Et en même temps, comment pensez-vous qu’une « dissémination » soit possible ? Comment prend-elle forme effectivement, si c’est le cas ?

JD : A vrai dire, il nous apparaît illusoire de vouloir modéliser cette démarche : il y a autant de fermes, existantes ou en devenir, que de porteurs de projet. Et cette « biodiversité » est d’ailleurs une richesse qu’il ne faut surtout pas perdre au détour d’une louable volonté d’extension et de changement d’échelle.

Ce qui est en revanche modélisable, ce sont les différents éléments qui composent une ferme : bâtiments, production d’énergie, système de culture… C’est l’ambition que se donne Terra vitae, à savoir élaborer différents modèles de ces éléments afin de remplir une précieuse boîte

à outils qui permettra aux porteurs de projet de se concentrer sur le cœur de celui-ci en s’appuyant sur un travail conceptuel que personne ne pourrait réaliser isolément.
Ces modèles, ces outils, seront mis à la disposition de tous afin que s’opère une dissémination que l’on pourrait qualifier de « libre », une pollinisation anémophile en quelque sorte – le précieux pollen (l’information) étant transporté par le vent (les médias) jusqu’au stigmate de la fleur (le porteur de projet) qui pourra alors donner un fruit (sa ferme en devenir). Mais cette pollinisation pourra aussi être le résultat de l’accompagnement par un membre de Terra vitae, afin d’apporter l’information la plus adaptée et un soutien plus efficace.

Cet accompagnement se formalisera dans les prochains mois sous différentes formes, allant de la visite de fermes et l’organisation de rencontres, jusqu’à la mise en place de parcours de compagnonnage ou la création de lieux sur lesquels les porteurs de projet pourront tester leur activité.

Pensez-vous que les principes mis en œuvre dans le projet Terra Vitae puissent être généralisés à l’ensemble de l’agriculture, pour qu’elle soit enfin vraiment viable ?
Comme nous l’avons vu, les principes de la permaculture sont avant tout des principes qui s’inspirent de ceux qui régissent les écosystèmes naturels. Si l’on souhaite que l’agriculture soit plus soutenable, n’épuise pas les ressources naturelles et travaille plus en synergie avec son environnement, on ne peut que souhaiter qu’elle évolue dans un tel sens.


JD :  En revanche, le type d’agriculture que nous défendons n’a pas lui vocation à se généraliser. Nous osons espérer que de nombreux types d’agriculture, de pratiques, répondent aux critères de viabilité et de soutenabilité ; c’est ce panel d’agricultures qui permettra de répondre aux enjeux de notre société.

Néanmoins, tout en travaillant sur la brique de base que constitue la micro-ferme maraîchère, nous réfléchissons à une application à plus grande échelle. Le projet de Terra vitae est un édifice à plusieurs étages dont la micro-ferme est le socle (et la permaculture les fondations). Il nous paraît intéressant de se pencher dés à présent sur le cas d’une ferme de taille moyenne (44 hectares en France) et dont un grand nombre ne vont pas trouver repreneur dans les années à venir, alors que l’âge moyen des agriculteurs est de 47 ans et qu’il n’y a qu’une installation pour deux départs à la retraite. Dans le cadre étudié par Terra vitae, combien de fermes, d’emplois, d’activités rattachées pourrions nous y développer ? Et quel impact pour le territoire d’accueil, en matière de souveraineté alimentaire, de résilience, de qualité de vie ?

Travaillez-vous par ailleurs à l’inscription dans le territoire plus généralement de l’expérience de la ferme, et comment ?
Dans votre réflexion et vos démarches pour l’extension du projet, la multiplication des « micro-fermes », est-ce que vous visez certains territoires en particulier ? Les zones urbaines et péri-urbaines sont-elles unes de vos cibles ? Est-ce qu’il y a des initiatives qui se sont montées dans ce contexte ?


JD :  Le territoire est l’écosystème de la ferme, et les acteurs du territoire des éléments qui pourront être en interaction avec celle-ci. Il est donc primordial de penser dés le départ cette inscription dans le territoire ; ce que, dans la méthode du design permaculturel, nous désignons sous le vocable de boundaries ou bordures.

Une ferme Terra vitae peut bien entendu s’inscrire dans tout type de territoire. Mais l’une de ses caractéristiques essentielles, sa faible superficie (de terres cultivées pour générer un revenu décent pour celui qui les cultive), en fait un objet tout à fait intéressant pour les territoires urbains et périurbains. C’est pourquoi nous travaillons spécifiquement à l’élaboration de micro-fermes urbaines, à leur intégration au territoire d’ancrage grâce à la méthode de design permaculturel et à l’effet qu’elles pourraient avoir sur la résilience territoriale, sur la souveraineté alimentaire locale notamment (mais pas uniquement). Nous

débutons actuellement une étude dans ce sens, étude qui se veut pratique puisqu’elle portera en même temps sur des cas concrets de création de lieux répondant à ces préoccupations.

L’autre question que nous nous posions est celle de votre rapport à d’autres mouvements ou d’autres pratiques du monde agricole. Avez-vous des liens avec le mouvement du « retour à la terre » et les néoruraux qui se sont installés et ont voulu faire revivre les campagnes depuis les années 1970 ?

JD :  Quels sont vos rapports avec les « villes en transition », qui elles aussi s’appuient sur les principes de la permaculture et cherchent à trouver les moyens pratiques de limiter notre dépendance au pétrole ?
Avez-vous des liens avec la Confédération paysanne ?

Les liens qui existent avec d’autres acteurs de la société civile et mouvements du monde agricole sont le fait de l’appartenance de nos adhérents à ces mouvements. C’est ainsi que notre président est par exemple administrateur de l’association Terre de Liens Île-de-France, ou que j’étais – il y a encore peu de temps – l’un des porte-parole du MIRAMAP3. Plusieurs d’entre nous sont impliqués dans le mouvement des Villes en Transition, très naturellement puisque ce mouvement a été lancé par un professeur de permaculture, Rob Hopkins.

En revanche, nous n’avons pas de lien avec les néoruraux des années 70 (mais peut-être certains de nos membres en sont-ils) ni avec la Confédération Paysanne. En effet, pour le monde paysan, nous apparaissons encore comme un OVNI difficilement classifiable et parfois mal perçu (car étant le fait de « bobos », ou véhiculant une image de la campagne qui ne correspondrait pas à sa dure réalité).

Par ailleurs, vous parlez de « solidarité » ou de dimension « sociale » de votre projet. En quoi consiste-t-elle ? À vous entendre, le projet n’est pas simplement guidé par des préoccupations écologiques au sens restreint, mais aussi par un souci de changer notre rapport au travail ou à la communauté. Pourriez-vous nous expliquer le lien entre ces dimensions ?

JD :  Nous ne pourrions en fait pas dissocier ces différentes dimensions car nous nous intéressons avant tout à des projets de vie. Les personnes qui se lancent dans la création d’une ferme appliquant les principes de la permaculture ne veulent pas seulement produire des fruits, des légumes ou autre chose ; ils veulent en tout premier lieu changer de vie, choisir une voie qui leur convienne mieux, à eux et à leurs proches.

C’est pourquoi ils n’envisagent pas la pratique de leur nouveau métier comme le feraient la plupart des agriculteurs. Leurs attentes sont aussi celles de personnes non issues du monde agricole, ayant connu le salariat, une vie sociale et culturelle dense ; ces attentes doivent être entendues si nous voulons qu’une nouvelle génération de paysans et de paysannes trouve sa place dans le monde agricole.

Vous insistez beaucoup sur le fait que la ferme du Bec Hellouin et le réseau Terra Vitae constituent une « expérimentation », une recherche. Quelles sont donc les questions que vous explorez, quels sont les problèmes que vous cherchez encore à résoudre ?

JD :
  Avant tout, il s’agit d’une expérimentation car rien n’est abouti. Nous construisons en avançant, ce qui est passionnant et nous amène à ne pas considérer que nous soyons arrivés où que ce soit, mais aussi à rester ouverts aux autres innovations et acteurs du domaine.

Les questions que nous nous posons touchent à de nombreux domaines : agronomique bien sûr (comment maintenir la fertilité du sol d’une butte dont le sol ne serait jamais travaillé, tout en assurant un bon apport de nutriments aux légumes successivement plantés ?), écologique

3 Mouvement Inter-Régional des AMAP.

(comment favoriser les interactions entre l’écosystème naturel du territoire de la ferme et les espèces cultivées ou élevées ?), économique comme nous l’avons vu avec l’étude menée en partenariat avec AgroParisTech; mais aussi social (comment favoriser une approche collective de l’installation, à rebours de ce qui est promu par les organismes institutionnels ?), architectural (quelles possibilités de constructions écologiques pour des bâtiments s’inscrivant dans le patrimoine local ?) ou encore énergétique (quelles sources d’énergies pour permettre une autonomie maximale et un impact écologique minimale ?).

Toutes ces questions pourraient trouver des réponses grâce à la coordination d’équipes pluridisciplinaires. Nous retrouvons l’idée consistant à modéliser des éléments du système, ou les interactions entre certains de ces éléments ; la méthode du design permaculturel venant ensuite apporter la cohérence d’ensemble, l’approche globale.

Sans vouloir faire un « bilan » d’une expérience en cours, nous aurions aimé vous demander

ce que vous pensez que ce projet apporte dès à présent, ce qu’il a permis, ce qu’il rend possible aujourd’hui qui n’existait pas avant.
Avant tout, il a permis de donner un espoir à de nombreux porteurs de projet, l’espoir de voir un jour leur projet se réaliser. L’existence de la Ferme du Bec Hellouin permet de dessiner un champ des possibles qui était auparavant difficilement envisageable. Sa grande force est de susciter le rêve et de donner la force d’aller plus loin pour s’approcher de sa vision.

Terra vitae a permis d’élaborer les premiers outils et surtout de donner un interlocuteur, un point d’entrée, aux créateurs de ferme appliquant les principes de la permaculture. Les projets ne manquent pas, et nous souhaitons notamment apporter notre contribution à la réflexion sur l’agriculture urbaine.

Ce qu’il faut à présent, c’est donner les moyens au plus grand nombre de passer du rêve à la réalité. Car les fermes Terra vitae répondent aux enjeux de société auxquels nous commençons déjà à devoir faire face, ainsi qu’aux aspirations d’un nombre de plus en plus important de citoyens du monde.

Par rapport au projet des « Transition Towns », partir du développement d’une agriculture biologique durable, plutôt que de partir de notre dépendance au pétrole et du modèle de civilisation qu’elle suppose, n’est-ce pas un peu éviter de poser les questions qui fâchent? C’est clair quand on vous lit, cette expérience n’aurait pas de sens, ou beaucoup moins, si elle restait isolée, mais alors pour qu’elle puisse vraiment engager des perspectives plus générales, n’y a- t-il pas des questions politiques, forcément plus polémiques, à poser, comme celle de notre modèle de société?

A chacun son rôle. Un mouvement comme celui des Villes en transition a justement pour vocation de poser la question du modèle de société, en s’appuyant sur des initiatives concrètes et locales comme les nôtres pour mettre en œuvre une ébauche d’un nouveau modèle. Nous sommes heureux de pouvoir ainsi contribuer en construisant une brique de l’édifice.

Ce qui n’enlève rien à la dimension politique de notre initiative : nous sommes des acteurs de nos territoires et avons des messages à faire passer, messages que nous énoncerons lorsque notre légitimité aura été acquise. Notre militance se fait sur le terrain, en réalisant une utopie. Faire et le faire savoir, « mettre les décideurs devant le fait accompli » (pour citer Sjoerd Wartena de Terre de Liens), telle est notre manière d’agir et de participer à la transition de notre société.