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Le problème est la solution ; mais les solutions peuvent dégénérer en (bons vieux) problèmes

24 janvier 2021

David Holmgren (trad. Sébastien Marot), 24 janvier 2021  


Lorsque Bill Mollison commença à promouvoir la permaculture auprès des gens qui faisaient du maraîchage, il disait souvent, sur un ton malicieux, “vous n’avez pas trop de limaces… mais trop peu de canards”. La tendance de Mollison à renverser le point de vue sur un problème connu, et à voir comment il pourrait constituer une ressource insoupçonnée, relève de la pensée écologique : identifier des niches inoccupées qui pourraient être remplies pour rendre un (éco)système, horticole ou autre, plus résilient et plus productif.


Très souvent le problème auquel nous croyons être confrontés peut s’interpréter comme un message de la nature – son premier pas lorsqu’elle entreprend de corriger des déséquilibres[1].

On peut aussi voir l’inventivité de Mollison à changer les problèmes en solutions comme une expression du principe qui consiste à concevoir en allant “des motifs vers les détails[2]”, c’est-à-dire à prendre du recul sur n’importe quelle question pour la considérer dans son contexte plus large. Cependant, cette façon de dézoomer pour gagner un point de vue plus englobant (dans le temps aussi bien que dans l’espace) peut aussi, parfois, nous montrer que les chères stratégies et techniques que nous avons appliquées avec enthousiasme risquent de s’avérer contreproductives lorsque le contexte change.

Pire encore, nous pouvons nous retrouver à réinventer des vieux problèmes sous de nouvelles formes, lorsque la solution se métamorphose elle-même en problème. Cette conscience plus austère des limites énergétiques, écologiques et éthiques à la croissance a été l’un de mes thèmes permanents dans l’enseignement, la conception et la pratique de la permaculture. Il est nécessaire de corriger l’inventivité du “je peux le faire” qui, lorsqu’elle n’est pas contrôlée par la réflexion et les retours d’expérience, peut rapidement dérailler. Une bonne partie du scepticisme et des critiques à l’égard de la permaculture comme mode écolo naïve et non-scientifique peut être attribuée à ce défaut de retour (négatif) d’expérience pour s’auto-corriger. Le débat, qui n’avait que trop tardé, au sein des cercles de permaculture, sur les limites d’un certain nombre de stratégies et de techniques permaculturelles largement promues révèle comment une certaine maturation au sein du mouvement permet de trouver cet équilibre[3].

Echium

Pour clarifier ce débat, examinons un peu un exemple classique de cas où le problème pourrait littéralement être la solution. Les mauvaises herbes qui empoisonnent les fermiers et les jardiniers peuvent être exactement ce dont le sol a besoin pour accumuler tels minéraux rares, pomper une fertilité excessive avant qu’elle ne se lessive, ou stabiliser une dégradation de la terre par suite de mauvaise gestion. Dans les années 1980, on demanda aux écologistes du CISRO de trouver un moyen biologique de contenir l’Echium plantagineum – la “malédiction de Paterson”, ou au contraire la “Jane Salvatrice”, selon les points-de-vue. Ce contrôle biologique ne parvint pas à éliminer cette espèce pionnière commune des pâtures du sud-est de l’Australie qui étaient l’espoir de l’industrie de l’élevage. Cette dernière considère l’Echium comme une dangereuse invasive, alors même qu’il est une source très importante de nectar pour l’industrie apicole. Mais surtout, la diffusion rapide de cette espèce sur les collines qu’elle teintait en violet, était comme une pancarte géante avertissant du danger d’acidification de terres dominées par des herbes et trèfles annuels et données en pâture permanente à des troupeaux de moutons d’élevage. Cette acidification touche des millions d’hectares, et représente donc une forme de dégradation des terres beaucoup plus répandue que la salinisation.

Laisser paître de grands troupeaux de moutons sur des terrains de collines et de vallées, conduit à dénuder entièrement le sol en Automne, ce qui est parfait pour que l’Echium se répande. L’Echium (et d’autres invasives du même genre, comme les chardons) sont les meilleures armes de la nature pour tenter d’absorber l’azote soluble (et le calcium) avant qu’il ne soit lessivé. C’est ce lessivage des nutriments du sol pendant des décennies qui est la cause de l’acidification. Le remède traditionnel contre ce problème, qui consiste à répandre des tonnes de chaux agricole à l’hectare, n’est pas économique dans les régions de collines pâturées. La faible sapidité de l’Echium adulte lui a permis d’abriter la repousse des herbes, et, en cas de rotation des pâtures, même certaines herbes indigènes disparues reviennent.

Dans ce cas, le soi-disant problème était en fait la solution.


La reconnaissance de la valeur des invasives par les pionniers de l’agriculture biologique est antérieure aux origines de la permaculture[4], mais c’est grâce à l’enseignement de la permaculture que des attitudes invétérées d’hostilité contre les animaux et les plantes nuisibles ont été remises en question. Depuis des décennies, en recommandant d’observer et d’interagir avec la nature, de la laisser suivre ses voies, de répondre inventivement au changement, et à se débrouiller pour obtenir un rendement là où d’autres ne voient que des déchets, la pensée permaculturelle a permis à des maisonnées, des fermiers et des concepteurs de considérer les problèmes comme leur propre solution, ou en tout cas comme les pistes de solutions possibles. Cette réponse stimulante aux défis est même devenue l’un des crédos caractéristiques de la conception, de l’enseignement de l’activisme en permaculture partout dans le monde.

Cela étant, même si voir le monde au prisme de la permaculture peut parfois me donner une idée exagérée de son influence, il m’arrive de ressentir l’exact opposé.

Chevron

En 2009, je suis tombé sur un cas intéressant de cooptation de la permaculture par des entrepreneurs. Comme les prix du pétrole étaient montés en flèche après le tournant du millénaire, les grandes compagnies pétrolières, qui rivalisaient d’efforts pour ouvrir de nouveaux champs d’exploitation de plus en plus coûteux et de plus en plus complexes sur le plan technique, reprofilèrent leurs stratégies et leurs services de communication pour projeter de nouvelles images d’elles-mêmes. Un article de couverture consacré à Mollison fut publié dans Good Weekend[5], assorti des annonces publicitaires habituelles, la plupart pour des produits de consommation haut-de-gamme. Mais juste en regard de l’article figurait une publicité pleine page de Chevron qui ciblait le “problème” d’une population mondiale à 7,5 milliards. Elle déclarait que “le problème est la solution” (c’est-à-dire réglé par l’augmentation mathématique de la créativité humaine à tout résoudre) et que Chevron était à l’avant-garde en tant qu’entreprise de ressources humaines[6]. Je doute que les cadres de l’entreprise n’eussent jamais entendu parler de Mollison ou de la permaculture, mais il paraissait clair que les concepteurs de leur agence de pub cooptaient nos idées.

En dépit de toutes les intéressantes occasions et initiatives qui pourraient germer (et il peut en effet s’en présenter tout un éventail pourvu que l’on se débarrasse des œillères du consumérisme fondé sur l’endettement), la réalité est que l’humanité est confrontée à des impasses pour lesquelles il n’existe pas de “solutions”, mais seulement des stratégies d’adaptation capables de réduire la gravité de leurs conséquences. Si des solutions de transformation existent, je crois qu’elles sont à chercher plutôt dans le domaine intérieur de nos cœurs et de nos esprits plutôt que dans quête de nouvelles innovations en termes de complexité matérielle et énergétique. La recherche de solutions qui permettraient de poursuivre la croissance est condamnée d’avance. Alors même nous que nous croyons toujours que nous allons nous en sortir grâce à je ne sais quelle nouvelle trouvaille technologique, le problème est que l’humanité souffre déjà du trop grand succès de ses efforts à contrôler les gens et la nature.

Paradoxe de Jevons

Ma vision du futur est plus perplexe que celle de Mollison. L’une des raisons de cette perplexité est que je me suis rendu compte assez tôt du fait que leurs dysfonctionnements peuvent conduire les systèmes à s’effondrer alors même qu’existent des alternatives d’adaptation en douceur, sinon de salut. Par exemple, des gains en efficacité peuvent, même si c’est contre-intuitif, conduire à une augmentation, et non à une diminution, de la consommation des ressources. L’économiste Anglais Jevons fut le premier à identifier le paradoxe qui porte son nom, à l’occasion de ses travaux sur “la question du charbon”, en constatant que le doublement de l’efficacité des machines à vapeur au début du 19e siècle avait multiplié (et non divisé) par 2 la consommation de charbon, tout simplement parce que les machines à vapeurs ainsi améliorées furent utilisées à toutes sortes de nouvelles tâches qui stimulèrent une croissance économique rapide.

Mon introduction à ce phénomène d’une solution qui se retourne en problème remonte au début des années 1980. L’un de mes collègues venait de construire une maison solaire passive très efficace pour sa sœur, laquelle avait dépensé les économies ainsi réalisées sur ses grosses factures d’électricité et de gaz, pour aller passer des vacances à Bali, qui impliquaient une consommation de ressources au moins égale, voire supérieure. Ce collègue avait remarqué la même chose en réparant généreusement les voitures de mères célibataires ou d’autres amis dans le besoin : les moteurs bien réglés et les pneus bien gonflés conduisaient invariablement à une augmentation des kilomètres parcourus. Des années plus tard, nous apprîmes que c’étaient là des illustrations ordinaires du paradoxe de Jevons où des boucles de rétroaction positive amplifient une action ou un comportement particulier.

Fourrage arbustif [arbres fourragers]

C’est au milieu des années 1980 que je me rendis compte que certaines des solutions biologiques les plus iconiques et prometteuses de la permaculture pouvaient être adoptées par le capitalisme mondialisé mainstream et détournées pour produire les dysfonctionnements mêmes que ces solutions étaient censées surmonter.

La capacité et le potentiel des arbres à fournir des ressources et des services environnementaux étaient au cœur de la vision d’origine d’une agriculture permanente caractérisée par les arbres (et les plantes vivaces en général) plutôt que par les cultures d’annuelles. Même si la botanique économique des fruitiers et des arbres à noix inhabituels en était l’exemple le plus évident, les fourrages arbustifs faisaient tout autant partie du projet permaculturel. En dehors des arbres à croissance lente comme les chênes et les caroubiers qui fournissent des apports nutritifs concentrés pour équilibrer la pâture sèche dans les climats Méditerranéens, nous savions que les feuilles de certaines espèces d’arbres et arbustes rustiques à pousse rapide pouvaient fournir des bottes vivantes de fourrage vert pour compléter les pâturages secs en été. Confiner les animaux sur des pâturages intensifs de fourrages arbustifs situés sur des sommets de collines bien drainés pourrait réduire les dégâts infligés aux terres humides en hiver.

Au sud de l’Australie, les saules et les luzernes arborescentes étaient les plus prometteuses, tandis que dans les zones arides et semi-arides, une grande variété d’atriplex et d’acacias pourraient nourrir plus d’animaux de façon plus durable que les prairies. Dans les tropiques, la leucaena à pousse rapide était l’une des nombreuses espèces qui démontrent que les arbustes peuvent compléter les prairies pour un habitat et une alimentation animale plus équilibrés. Aujourd’hui, les systèmes de sylvopastoralisme sont considérés comme l’une des formes d’utilisation des sols les plus indiquées pour régénérer la terre et séquestrer le carbone à une échelle significative[7].

Dans les années 1980, des études démontrant que les fougères arborescentes produisaient deux fois plus de matière sèche comestible par hectare que nos meilleurs pâturages de ray- grass ou de trèfles confirmèrent que certaines de nos idées en permaculture ne relevaient pas juste du délire hippie. Étant donné mon intérêt croissant pour l’agroforesterie et l’arboriculture, la preuve que les arbres et arbustes fourragers pourraient représenter un gain de productivité potentiel aussi important que la révolution des trèfles souterrains et des superphosphates au lendemain de la guerre – tout en étant plus durables, avec quantité d’avantages écologiques – était pour le moins excitante.

La nouvelle qu’on avait semé 60 000 hectares de prairies en fougères arborescentes sur les terres littorales sableuses de Western Australia promettait le double bonus de systèmes pastoraux à la fois productifs et durables. Peu après, cependant, j’appris qu’il y avait des projets de réduire cette manne de fougères arborescentes en granulés et de les exporter au Japon pour augmenter encore la graisse intramusculaire des bœufs d’élevage Wagyu déjà suralimentés.

Je ne crois pas que ces projets d’exportation de fougères arborescentes en granulés aient abouti, mais ils montraient clairement comment le capitalisme mondialisé peut récupérer nos solutions écologiques “sacrées” et les transformer en obscénités de consommation gloutonne. Dans les années 1980, la plupart des solutions permaculturelles sensées et durables échouaient au test du “taux de rendement actualisé[8]” et des autres métriques de comptables et de banquiers qui consignaient la pertinence du bon sens, à la rigueur, aux projets de développement pour le Tiers Monde. Étant donnée l’abondance apparente des carburants et minerais fossiles, et des stocks de capital biologique vierge que l’on pouvait encore piller, toute productivité biologique assez profitable pour être remarquée était apparemment destinée à être transformée en un nouveau problème.

Au tournant du millénaire, les cultures fourragères à base de fougères arborescentes ou d’autres arbustes, ne représentaient encore qu’une petite part des surfaces pâturées en Australie Occidentale, et étaient la plupart du temps liées à des plantations subventionnées par le Service de protection des sols (Landcare) pour lutter contre la dégradation des terres. Ted Lefroy, un écologue des systèmes et spécialiste renommé de l’agriculture en couloirs (alley farming), qui travaillait avec beaucoup de fermiers de la Wheat Sheep Belt, me raconta en 1999 que le point d’achoppement de leur adoption était que les banques refusaient de les financer. Ces dernières préféraient le rendement annuel (les bonnes années) des céréales cultivées de clôture à clôture. Vingt ans plus tard, ces monocultures se sont déplacées plus au sud pour suivre les pluies déclinantes et s’étendre sur les terres de pâturage traditionnelles de la région du Grand Sud. Du coup, la plupart des parcelles restantes de fougères arborescentes ou d’autres fourrages arbustifs ont été labourées par la poursuite implacable du profit.

Plantation de forêts

Bien que la révolution néolibérale de ces décennies ait accéléré l’émergence de nouveaux problèmes, ces problèmes faisaient déjà clairement partie d’un schéma bien installé depuis longtemps.

Par exemple, les effets négatifs des grandes monocultures de pins et d’eucalyptus pratiquées par le gouvernement et par de grosses entreprises pour l’industrie du bois ont discrédité quelques-unes des meilleures essences d’arbres à bois d’œuvre. Je me suis insurgé contre la diabolisation très répandue de ces arbres en faisant remarquer que le problème était la monoculture mentale de l’industrie forestières et de ses cadres, et sûrement pas les espèces en question. Plus récemment, c’est l’un des palmiers à huiles les plus rustiques et les plus productifs qui en est venu à faire figure de fléau. Des écosystèmes entiers de forêt pluviale, de savane, et même de marais sont défrichés et brûlés pour produire de l’huile de palme bon marché afin que des occidentaux obèses mangent davantage de friture ou, pire encore, fassent tourner leurs voitures grâce aux subventions “vertes” de l’Union Européenne. Jeff Nugent, un pionnier de la permaculture en Australie Occidentale, a employé une bonne partie de son temps et de son énergie à cultiver, étudier, enseigner et écrire sur les palmiers, mais la croissance mondiale des monocultures de palmiers à huile est loin de faire une bonne publicité aux palmiers, pas plus que les plantations de gommiers bleus et de pins radiata n’en font à ces pauvres espèces.

Une partie de mon enseignement sur ces monocultures à rotation rapide a poussé les concepteurs et intendants de terres en permaculture à considérer ce problème comme une nouvelle opportunité de produire une abondance durable en diversifiant et en étendant le temps de rotation de plantations mal gérées que leurs propriétaires ne considéraient plus comme rentables ou opportunes. En effectuant des coupes d’éclaircie pour augmenter la taille et la durée de vie des arbres, en faisant des semis et des plantations étagées sous le couvert, et en développant des transformations à valeur ajoutée, je voyais autant de moyens de changer ces soi-disant déserts monoculturels en nouveaux écosystèmes forestiers, riches et divers, qui pourraient fournir toutes sortes de denrées et de ressources aux chaînes d’approvisionnement locales plutôt que globales.

Les méthodes impitoyables de la sylviculture industrielle sur les terres de pâture avaient fait le gros du travail de sape des écosystèmes de prairie. En plantant massivement des espèces indigestes à pousse rapide douées d’une “vigueur exotique” certifiée, la sylviculture industrielle fut la phase pionnière. Certes, elle aurait été bien meilleure si ces plantations avaient été plus diverses, si elles n’avaient pas été récoltées en rotations si courtes, et si elles avaient été judicieusement distribuées dans le paysage pour améliorer les pâtures d’élevage, et s’harmoniser avec elles, plutôt que les remplacer. C’est là ce que les visionnaires de l’agroforesterie, de la permaculture et d’autres mouvements se sont employés à faire à petite échelle et leurs exemples fournissent autant de modèles de la façon dont nous pourrions régénérer de vastes étendues de monoculture forestière plutôt que d’en revenir à un panorama de prairies à perte de vue, broutées par vaches et moutons, ou, au contraire, nous projeter dans la chimère d’une restauration indigène à grande échelle.

De la même façon que mes travaux et mes écrits sur la RétroSuburbia, [réadaptation des banlieues] ne sont certainement pas un plaidoyer en faveur de plus d’étalement suburbain[9], l’œil de l’écologue forestier qui me fait voir un grand potentiel dans les plantations d’arbres à pulpe à deux ou trois rotations n’est pas un appel à en créer davantage.

Malgré le constat déprimant que le capitalisme industriel s’ingénie à transformer l’abondance biologique en déchet et en désastre écologique, nous pouvons, en travaillant avec la nature, régénérer les territoires et les systèmes saccagés par ce capitalisme industriel, pour initier de nouveaux cercles vertueux. C’est là une solution bien meilleure que d’espérer qu’une régulation adéquate viendra améliorer ou renverser les cercles vicieux de l’exploitation et de l’iniquité.

Aquaculture

Un autre aspect de la vision permaculturelle était l’idée que l’aquaculture (des systèmes aquatiques gérés pour produire de la nourriture) est fondamentalement plus efficace que la plupart des systèmes terrestres pour produire des protéines animales[10]. En Asie orientale, l’aquaculture était plus importante que les ruminants pour soutenir des populations humaines très denses en protéines adéquates pendant des siècles avant que les engrais artificiels azotés produits grâce aux énergies fossiles n’augmentent la production mondiale de protéine, et par conséquent la biomasse de l’humanité.

Tandis que ma propre trajectoire en permaculture s’est davantage concentrée sur les arbres, Bill Mollison fut toujours très passionné et très renseigné sur les systèmes aquatiques, depuis les mares jusqu’aux pêcheries océaniques. Comme sur les sols terrestres, la polyculture nous paraissait nécessaire pour tirer parti de la lumière solaire et des nutriments en aquaculture. Plus décisive encore était notre focalisation les organismes situés en bas de la chaine trophique, tels que les silures ou les écrevisses – c’est-à-dire ceux qui se nourrissent de plantes ou de débris organiques – et non pas juste sur le rang élevé des poissons prédateurs tels que la truite, le saumon et le barramundi.

Depuis les années 1970, la croissance de l’aquaculture dans le monde a été considérable, et a été pilotée par plusieurs forces : l’extension de la culture culinaire asiatique, le déclin des pêcheries sauvages, depuis les rivières et les lacs jusqu’aux zones littorales et de haute mer, et l’efficacité biologique inhérente aux systèmes aquatiques pour la production de protéines. Cependant, plutôt que de se mettre à l’école des systèmes traditionnels ou des premières expériences de polyculture aquatique[11], le capitalisme industriel s’est engouffré dans des monocultures d’espèces prédatrices situées tout en haut de la chaine alimentaire, avec pour résultat que les mêmes dépendances et gâchis qui caractérisent l’agriculture industrielle furent répliqués dans l’abâtardissement de la vision aquaculturelle.

Le pire de tout, sans doute, c’est que la production de l’aquaculture industrielle n’a pas servi à fournir des protéines adaptées et bon marché aux populations fourmillantes des pays en développement, mais à continuer d’approvisionner les consommateurs riches et déjà suralimentés de la planète en toutes sortes d’espèces situées en haut-de-chaîne et que les zones de pêche traditionnelles ne pouvaient plus fournir. Et comme si cela ne suffisait pas, l’accaparement des protéines terrestres et océaniques nécessaires pour nourrir ces espèces s’est fait au détriment de la sécurité alimentaire des pauvres du monde entier. À l’extrême, nourrir des saumons captifs avec un mixte de légumineuses cultivées sur les sols déclinants et délabrés du monde, et de sardines ou autres espèces ratissées dans les pêcheries océaniques, n’est rien d’autre que la version aquatique de ce fléau emblématique de l’agriculture industrielle que sont les parcs d’engraissement de bovins.

Énergie renouvelable

Les énergies renouvelables sont l’une des autres grandes visions portées par la première vague de l’environnementalisme moderne dans les années 1970. Ces visionnaires ne voyaient pas seulement la nature renouvelable de l’énergie fournie par l’eau, le vent, le soleil et la biomasse, mais aussi le fait que ces sources d’énergie étaient largement dispersées dans les paysages et les biorégions. Cela laissait espérer des systèmes énergétiques bien répartis, qui favoriseraient à leur tour une meilleure répartition du développement économique, et par conséquent du pouvoir politique. Nous pensions tous qu’ainsi la concentration des populations, des richesses et du pouvoir dans de grosses villes soutenues par des mines et des puits d’énergie fossile souterraine, serait progressivement remplacée par des économies régionales florissantes, adaptées à leurs mixtes particuliers d’énergies renouvelables locales. Ceux qui reconnaissent que les trajectoires de la descente énergétique, sinon de l’effondrement, sont les futurs les plus probables auxquels l’humanité doit se préparer, comprennent que ces futurs impliqueront inévitablement la dispersion plutôt que la concentration, même si elle ne s’avère pas aussi utopique que nous l’espérions.

Origines de l’énergie éolienne

Après le rôle déjà centenaire de l’énergie hydroélectrique en ce sens, l’éolien fut la première énergie renouvelable moderne à promettre un futur post combustibles fossiles. L’industrie moderne de la turbine éolienne commença au Danemark, où furent ainsi jetées les bases de l’une des grandes industries du 21e siècle. Dans les années 1970, des communautés volontaires engagées dans l’énergie renouvelable et autonome s’associèrent à des ingénieurs locaux en génie rural pour construire certaines des plus grandes turbines énergétiques au monde. Lorsque nous visitâmes le Danemark en 1994, quelques-unes de ces turbines ne fonctionnaient plus, même si l’on m’assura que l’une d’entre elles, dans la communauté de Tvind (construite par des équipes paritaires hommes-femmes en psalmodiant des slogans du Petit Livre Rouge de Mao) était toujours en fonction. Ces exemples pionniers radicaux débouchèrent sur la formation de coopératives communautaires destinées à fournir une énergie locale. Mais dans un petit pays comme le Danemark, le gouvernement et les grosses entreprises ne furent pas long à prendre les commandes d’une industrie qui devint rapidement la plus grosse source de revenus à l’exportation du pays. Bien sûr, dans un monde de capitalisme globalisé, le taux de retour énergétique réel de l’éolien poussa les avancées technologiques et les sauts d’échelles jusqu’au point où de grosses entreprises Allemandes, puis Chinoises, devinrent les acteurs dominants du secteur.

En laissant de côté le débat très technique sur la question de savoir si les économies (et les écologies) d’échelles en matière de production d’énergie éolienne sont à la portée des seules multinationales, il est clair que l’éolien se prête parfaitement à des modèles de propriété répartis à l’échelle biorégionale, voire de la ferme individuelle (même si les turbines sont intégrées à des réseaux nationaux plus vastes). Cependant, en dehors de ses origines au Danemark, et de quelques exemples marginaux inspirés par le modèle Danois, comme notre propre Hepburn Winds, la propriété de l’énergie éolienne est aujourd’hui concentrée dans les mains d’entreprises en croissance rapide qui, si les tendances se poursuivent, se consolideront progressivement par fusions et acquisitions.

Là encore, la vision du pouvoir rendu au peuple s’est soldée en pouvoir aux grosses entreprises. La solution s’est renversée en problème.


La révolution de l’énergie solaire

Le caractère encore plus complexe de la fabrication des panneaux photovoltaïques fait que les origines de l’industrie n’ont pas été aussi populaires mais plutôt le résultat de recherches menées dans des laboratoires financés par les fonds publics et d’une production centralisée dans de grandes usines chinoises aseptisées. Cependant, la nature modulaire de cette technologie la rend parfaitement adaptée à son installation en toiture à toutes les échelles. Je crois que l’adoption extraordinaire des panneaux solaires sur les toits en Australie, qui avantageaient les petites entreprises et les propriétaires de maisons individuelles, a pris les décideurs par surprise et déclenché un modèle de développement économique en décalage avec les tendances invétérées du capitalisme mondialisé vers la concentration du pouvoir.

Je pense que l’échelle et le contexte où l’énergie photovoltaïque présente les meilleurs avantages économiques et sociaux au moindre coût écologique sont les systèmes d’échelle domestique et les micro-réseaux dans le Monde Majoritaire, où les infrastructures de distribution électrique sont absentes ou peu fiables pour la plupart des ruraux[12]. Mais au lieu d’être mobilisés par des programmes visant à fournir un peu d’énergie à ceux qui n’en ont aucune, la plupart des panneaux photovoltaïques sont aujourd’hui déployés à toute allure dans de vastes fermes solaires censées permettre à la classe moyenne mondiale d’éviter la moindre réduction de sa consommation et de son confort, et de continuer à payer des broutilles à ses esclaves énergétiques inanimés[13] en s’imaginant que cette forme d’asservissement est anodine.

Ainsi la perspective visionnaire d’une énergie électrique modeste qui viendrait compléter la manne fournie par les panneaux solaires de la nature (les feuilles des végétaux) a-t-elle dégénéré en une ruée pour couvrir le paysage de panneaux artificiels. L’impact écologique de cette ruée pourrait bien éclipser celui des éoliennes dans les campagnes, même si le tollé sera moindre parce qu’il faut disposer d’une vue aérienne pour apprécier l’échelle des fermes solaires aujourd’hui en chantier.

En raison de la densité moindre de l’énergie obtenue à partir du rayonnement solaire, comparée à celle tirée du vent, il faut de plus grosses infrastructures pour capter cette énergie. Bien que les fermes solaires comptent peu de pièces mobiles, la densité des réseaux de voirie nécessaires pour ne serait-ce que nettoyer et entretenir les dispositifs est bien plus importante que celle que réclame l’entretien des éoliennes.

Étant donné le déploiement extrêmement rapide des fermes solaires sur de vastes zones de pâturage, voire sur des terres agricoles de premier choix, il faudra imaginer des stratégies de gestion innovantes pour atténuer l’oblitération des terres de culture pour la production d’énergie. Beaucoup de fermes solaires sont installées dans les zones semi-arides où le potentiel énergétique est le meilleur. Dans ces zones, c’est l’eau, et non la lumière, qui est le facteur limitant pour la croissance végétale. L’eau versant des panneaux pourrait stimuler la croissance végétale sur les allées de service, voire même un peu sous les dispositifs. Des moutons pourraient ainsi trouver des fourrages verts sur une plus longue partie de l’année, et l’ombre dans les climats chauds améliorerait leur confort et leur engraissement. Si les sols s’y prêtent et que les opérations d’entretien peuvent être faites par temps sec, des allées de services pâturables et sans enrobé pourraient réduire leurs coûts et permettre à de nouvelles écologies d’espèces indigènes et exotiques de se développer à l’ombre des panneaux.

Des expériences d’horticulture plus intensives associant potagers et vergers ont déjà étonnamment bien fonctionné et suggèrent donc que des dispositifs de polyculture à échelle humaine pourraient être plus adaptées à l’exploitation des fermes solaires que les grandes monocultures très mécanisées[14].

Certes, la nature a pour habitude de coloniser tout ce que nous construisons. Un projet plus radical, proposé il y a quelques années pour la conception d’une centrale d’énergie solaire dans les environs désertiques de Mildura, me fit réfléchir à la façon dont ce projet pourrait générer des conséquences insoupçonnées. L’idée était de construire une toiture d’environ un kilomètre de diamètre convergeant sur une haute conduite d’aération, un peu comme la couverture de l’Arts Center de Melbourne. L’air chaud s’élevant dans la conduite haute d’un kilomètre devait faire tourner des turbines génératrices d’électricité : une cheminée solaire à courant d’air ascendant.

En examinant ce projet, je me disais que, les années humides, l’énorme quantité d’eau ruisselant de cette couverture pourrait créer des zones humides avec des bordures de forêts régénérées qui pourraient constituer un risque d’incendie menaçant la structure les années sèches. Par ailleurs, je me demandais si la transpiration de toute cette végétation, véhiculée à grande altitude par la conduite ne pourrait pas provoquer des orages fréquents susceptibles de réduire le rendement énergétique de la centrale tout en accélérant la croissance de sa forêt périphérique. Au fond, me disais-je, peut être cette centrale énergétique serait-elle une façon très chère de créer une oasis de forêt dans le désert, qu’un jardinier permaculteur pourrait transformer en magnifique forêt nutritive – destinée un jour à se résorber lentement en désert lorsque la centrale finirait par constater son échec et tomber en déshérence. Je fus très déçu que le plan de montage financier de ce projet tombe à l’eau, en songeant qu’on ne saura peut-être jamais si mes folles spéculations quant à ses complications (et aux réponses innovantes qui pourraient leur être faites) étaient fondées ou non.

Échelle et vitesse

Comme le montrent ces exemples, la poursuite de la méga-échelle et de l’uniformité des systèmes, combinée avec la vitesse de leur déploiement – en opposition totale avec le principe de permaculture qui veut que l’on préfère les solutions modestes et lentes – engendre inévitablement de nouveaux problèmes. Par ailleurs, ces exemples reflètent le présupposé selon lequel la gravité, l’échelle et l’urgence du changement climatique exigent des solutions massives et rapides que seul le capitalisme mondialisé est capable de fournir. Cette idée reçue, très répandue dans la mouvance environnementaliste dominante, est fausse pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, la façon la plus rapide d’affronter la crise climatique serait que les classes moyennes mondiales changent radicalement leurs comportements grâce notamment à des mesure politiques qui soutiendraient et encourageraient ce changement. Comme nous l’avons vu avec la pandémie, le changement de comportement peut, de fait, se produire rapidement si la société décide qu’il est nécessaire. Il peut même être mis en œuvre beaucoup plus rapidement que les exemples les plus miraculeux de chantiers d’infrastructures nouvelles, qui eux-mêmes supposent d’assez gros changements de comportement.

En second lieu, l’idée que toutes les solutions doivent croître pour réaliser (grâce aux énergies fossiles) des économies d’échelle est une illusion entretenue par l’exemple et la doxa de l’ère industrielle. Si les panneaux solaires en toiture ne sont peut-être pas tout à fait aussi économiques que les fermes solaires d’après les critères de mesures conventionnels, les avantages qu’il y a à produire l’énergie là où les gens vivent rendent la méga-échelle très discutable. Les solutions à petite échelle peuvent essaimer par réplication, et donner lieu à un cycle d’essais et d’erreurs qui peut s’améliorer à chaque itération, sans courir les risques associés aux projets à grande échelle. Les réseaux de communication modernes permettent aux leçons de l’expérience de se diffuser largement, même si le degré auquel des solutions écologiquement résilientes peuvent être transposées telles quelles d’un contexte à un autre est plus limité qu’on ne le pense en général.

En troisième lieu, quand on l’évalue de façon holistique et éthique, le meilleur investissement possible dans les renouvelables consiste à fournir de l’énergie à ceux qui n’en ont pas dans le Tiers Monde, c’est-à-dire à ceux qui sont en première ligne face au changement climatique. En améliorant leur résilience et leur productivité, nous réduisons l’échelle de la migration de masse qui est l’une des conséquences prévues de longue date et déjà en cours du dérèglement climatique. Comme l’avait démontré le mouvement des Technologies Appropriées dans les années 1970, ces types de technologies et de dispositifs exigent des échelles et des vitesses différentes de celles déployées par les systèmes capitalistes mondialisés, et ces applications locales, d’échelle plus modeste, fournissent aussi davantage d’emplois. Ironiquement, la pratique et l’activisme en permaculture à travers le monde ont découvert que ces technologies appropriées sont exactement les modèles dont nous avons besoins dans les pays surdéveloppés pour éviter de faire constamment dégénérer nos solutions en bons vieux problèmes.

Enfin, il a été montré[15] que les sauts d’échelle les plus rapide dans la fabrication et le déploiement des énergies renouvelables vont se solder par une augmentation des émissions de gaz à effet de serre dans les quelques décennies critiques qui viennent, même si elles conduiront à des réductions substantielles des émissions nettes à plus long terme. La façon dont les problèmes d’échelle et de rapidité s’aggravent mutuellement n’est pas nécessairement facile à saisir intuitivement, en particulier par des sociétés qui ont beaucoup profité d’une croissance rapide pendant plusieurs siècles.

Il est pourtant évident que pour éviter les pires conséquences des crises écologiques qui convergent aujourd’hui, l’humanité n’a pas d’autre choix que réduire drastiquement l’échelle de l’économie mondiale. La vraie question est plutôt de savoir s’il est possible de le faire d’une façon qui minimise la peine et la souffrance. Peut-être la pandémie, qui a touché les pays riches au moins autant, sinon plus, que les pays pauvres, fera-t-elle entrevoir des leçons, ou mêmes les voies grâce auxquelles l’humanité pourrait apprendre à ménager sa décroissance et éviter ainsi l’effondrement.

A contextes distincts, solutions différentes

Cette brève incursion dans quelques-unes de ces méthodes de conception petites et lentes souligne comment les principes de conception de la permaculture sont des outils de réflexion destinés à inverser ou transformer les formules et les habitudes (la plupart du temps inconscientes) que nous ont léguées au moins deux siècles et demi de modernité gavée aux énergies fossiles.

“Utiliser et promouvoir la diversité” est un autre principe de la permaculture qui, dans sa version plus restrictive, “promouvoir la (bio) diversité (indigène)”, relève de l’orthodoxie environnementale. Mais comme je le disais à propos des arbres, la monoculture de l’esprit est plus problématique que celle de la forêt. Cette monoculture de l’esprit s’exprime de la façon la plus persistante dans la croyance que les grandes solutions, depuis les logiciels jusqu’aux terrassements, peuvent être déployées à travers les cultures et les paysages sans égards pour les particularités du contexte, et qu’il suffit donc de trouver une bonne grosse solution qui surpasse toutes les autres pour l’étendre ensuite partout, en créant ainsi de nouvelles monocultures conceptuelles, quitte à les travestir aux couleurs locales. Comme les penseurs les plus sages dans le domaine des énergies renouvelables le savent depuis longtemps, le futur de l’approvisionnement énergétique sera non seulement réparti mais varié. Non seulement parce que des sources énergétiques différentes se complèteront pour satisfaire ensemble nos besoins, mais aussi parce que des territoires, des biorégions ou des pays différents seront caractérisés par des mix énergétiques différents.

En agriculture, qui fut la dernière et la plus importante des activités humaines à être industrialisée, les approches conventionnelles de la recherche, du développement et de la vulgarisation auprès des fermiers ont tendance à créer des monocultures mentales qui font resurgir les vieux problèmes sous des formes nouvelles. Pour garantir le futur de l’humanité, il est impératif que nous développions des systèmes finement accordés à la diversité des paysages et des contextes.

Cette réalité réclame un modèle d’innovation différent où le fermier, et non le chercheur, le bureaucrate ou l’entrepreneur, soit le personnage essentiel de l’affaire. Alors que cette idée paraît plutôt tomber sous le sens, elle renverse complètement, en pratique, la culture et les relations de pouvoir que nous avons héritées du capitalisme industriel et conduit à tout un bourgeonnement de solutions variées qui ne sont pas nécessairement amplifiables ni réplicables, et peuvent paraître opaques, voire mystérieuses, aux yeux de l’outsider. Les défis psycho-sociaux d’une telle révolution de pensée sont très profonds, au point que chaque fois que nous comprenons la force de telle solution authentique nous ne pouvons nous empêcher de vouloir la transposer partout.

Peut-être notre histoire culturelle frappée au sceau de la religion évangélique joue-t-elle un rôle dans ce désir de propager la parole de Dieu (ou même de la permaculture) pour sauver les masses ignorantes qui n’ont pas entendu le message. Mais c’est une autre histoire.

Après avoir escaladé les montagnes de l’impasse environnementale dans laquelle se trouve l’humanité, j’aimerais revenir maintenant à des exemples plus modestes de la façon dont nous avons tendance, même en permaculture et dans les réseaux assimilés, à transformer nos solutions en problèmes.

La construction en bottes de paille

La construction en bottes de paille a émergé dans les prairies américaines où les presses mécaniques à balles de foin opéraient sur des champs de céréales à perte de vue. Dans ce contexte où les hivers sont très froids et où les arbres manquaient, en particulier les forêts de bois d’œuvre récoltables, la construction en botte de paille donna lieu à une architecture vernaculaire bon-marché. Plusieurs décennies après, la technique fut propagée par les réseaux de construction écologique en quête de matériaux très isolants qui fussent à la fois peu chers et à faible énergie intrinsèque. En Australie, bien que l’intérêt des murs très isolants soit moindre que dans les climats continentaux de l’hémisphère nord, recourir à ce matériau accessible et largement disponible fait clairement sens dans les zones rurales (bien que les bottes de pailles de format traditionnel ne soient plus aussi communes qu’autrefois).

Lors d’un voyage au Japon en 2004, nous vîmes quelques exemples de bâtiments construits en bottes de paille, alors que les balles traditionnelles de bonne paille de céréales ne font pas partie des sous-produits de l’agriculture japonaise. On nous parla même d’un projet de maison en paille dont les constructeurs importaient les bottes depuis les États-Unis. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que le transport d’une telle cargaison de faible valeur à travers l’Océan Pacifique, plus les transits routiers vers et depuis les ports, n’est pas une pratique très soutenable. Voilà clairement un cas de solution convertie en problème.


Infrastructures des jardins

Un exemple plus subtil mais très répandu dans les projets inspirés par la permaculture concerne l’usage des infrastructures construites dans les jardins productifs : tout ce qui est treilles, clôtures, billons, abris et enclos pour les animaux, couvertures et serres, en dehors des cuisines, et tous les types de systèmes d’irrigation, depuis les simples baissières jusqu’aux systèmes complexes de goutte-à-goutte contrôlés par ordinateur. Partout dans le monde, le recours à ces infrastructures construites pour augmenter et diversifier la productivité est l’une des caractéristiques qui distinguent l’horticulture (les zones 1 et 2 dans le jargon de la conception des sites en permaculture) de l’agriculture proprement dite (zone 3).

Étroitement couplée avec l’habitation, l’horticulture nourricière peut tirer parti de microclimats créés par des parois réfléchissantes ou ombrageuses, de pergolas ou de treilles en prolongement des bâtiments pour modérer le climat, de gradins en pierres ou en bois pour profiter des terrains en pente raide, de clôtures et autres enclos pour contenir des animaux, et de l’eau qui coule des toits et des surfaces imperméables vers des réservoirs et des mares pour disposer de réserves ou favoriser son absorption dans le sol. Enfin et surtout, des systèmes d’irrigation réticulés et gravitaires basés sur la topographie existante peuvent assurer l’approvisionnement en eau du jardin maraîcher et le garantir assez longtemps contre les aléas d’un futur de descente énergétique[16].

L’installation des habitations ou des villages au voisinage direct de forêts de piémont, de bambouseraies ou d’affleurements rocheux à l’écart des terres arables est un autre modèle répandu. Il permet à l’horticulture de profiter de ressources de construction bon marché, abondantes et/ou déjà renouvelables, mais aussi de combustibles, de matière organique et d’un grand éventail d’espèces médicinales, nourricières ou fourragères qui contribuent toutes à l’économie non-monétaire du foyer et du village.

Toutes ces améliorations infrastructurelles sont plus coûteuses et plus difficiles à appliquer à l’agriculture de plein champ, et pas seulement en raison de la démultiplication de l’échelle. Les avantages secondaires associés à l’habitation sont moins utiles en plein champ où ces infrastructures peuvent représenter des obstacles considérables à la rotation des usages entre culture et pâture, ou aux changements d’équipements. Cela dit, la production maraîchère intensive implique souvent des infrastructures importantes et coûteuses. Il s’agit d’un problème important pour la viabilité financière, qui fait que le maraîchage moderne à l’échelle industrielle est une plus grande source d’émissions de gaz à effet de serre, de consommation de ressources et de pollution que les systèmes de culture plus extensifs mais plus simples en équipement. C’est une des raisons pour lesquelles la stratégie de la permaculture consiste à reruraliser la suburbia par une horticulture intensive, sous la forme de jardins nourriciers, et à laisser les meilleures terres arables à des cultures extensives de céréales et de légumineuses, plus exigeantes en espace.

De l’échelle suburbaine à celle de la petite ferme, l’usage extensif des infrastructures est une caractéristique essentielle des systèmes permaculturels. On en trouve une bonne illustration dans l’image donnée en pleine page du Manuel de Conception de Mollison, comparant une petite ferme en permaculture à un dispositif plus conventionnel. Cependant, il y a un hic : toutes ces infrastructures doivent être soigneusement conçues et intégrées pour remplir de multiples fonctions. Leur mise en œuvre réclame en effet des ressources et du travail, et même si elles sont régulièrement entretenues, elles finiront par se dégrader. Tant sur le plan financier que sur le plan écologique, il faut donc que la productivité, la résilience et les autres avantages de ces infrastructures soient supérieurs à leur coût, sans quoi elles deviendront elles-mêmes (à nouveau) une partie du problème.

Les bons projets en permaculture affrontent donc cette question en imitant d’abord les systèmes traditionnels qui utilisent des ressources abondantes et rapidement renouvelées telles que la terre, la pierre, le bambou et les branches de cépée ou d’éclaircie de petit diamètre. Au lieu de les construire, on peut même faire pousser des clôtures vivantes, voire des ponts, pour diminuer leur empreinte écologique. Dans les pays riches, et même dans les régions pauvres, le réemploi créatifs de palettes en bois, de vieux grillages, de fers à béton, de lavabos, de baignoires et de toutes sortes d’autres rebuts domestiques ou industriels tend à compléter le recours aux matériaux renouvelables traditionnels, en particulier dans les zones urbaines. Une autre stratégie importante est de bien distinguer entre les structures “rapides à construire mais rapides à se détériorer” qu’on improvise avec des matériaux de rebut ou qui repoussent vite, et celles qui, bien entretenue, pourraient durer toute une vie, voire au-delà, et qui justifient donc le recours à des matériaux de bonne qualité ainsi que plus de temps et de soin pour les construire.

Parfois, les systèmes permaculturels peuvent avoir l’air très bordéliques, jonchés qu’ils sont de matériaux de récupération, biodégradables ou pas. Dans certains sites, une succession d’expériences et d’essais peut créer une archéologie déprimante de vestiges que les propriétaires et occupants successifs tendent à faire disparaître comme les échecs du passé.

Malheureusement, il est assez fréquent de voir de nouveaux matériaux comme du fil de fer en acier galvanisé fixé sur des clôtures mal construites, des systèmes d’irrigation en tuyaux PVC tout neufs qu’on a mis en place pour arroser des plantations d’arbres sans trop penser aux tronçonneuses, et des outils en plastique ou en métal rutilants abandonnés à la rouille et aux intempéries. Il est toujours important de se demander : quelle fut la productivité, ou au moins les leçons, qui justifièrent qu’on extraie ces ressources de la terre ou (pour recourir à une métrique plus communément admise) qu’on émette la quantité de gaz à effet de serre générée pour les produire ?

Cette évaluation critique des projets inspirés par la permaculture pourra paraître un peu dure, et dans une certaine mesure elle l’est en effet. Si l’on compare le tâtonnement des amateurs qui s’essayent à la production nourricière, soutenus par des sauts à la recyclerie locale et par l’achat occasionnel de matériel à la quincaillerie, à d’autres hobbys et passe- temps tels que la pêche occasionnelle en hors-bord, la fréquentation des salles de sports ou de musculation, voire à des addictions plus sévères comme celle de passer son temps libre devant les machines à sous, alors même les tentatives de permaculture les plus défaillantes paraissent sans doute bien meilleures. Cela dit, les personnes qui s’adonnent à des activités récréatives ne prétendent généralement pas que ce qu’elles font représente une contribution au sauvetage de la planète, un marqueur d’autonomie significatif ou un pas vers un monde plus équitable, alors que nous autres, les permies, aimons penser que nous faisons ces trois choses tout en nous amusant davantage que ceux qui s’infligent leurs régimes d’exercice à la salle de sport.

Le jardinage sur planches surélevées

Pour examiner de plus près comment la solution peut dégénérer en problème lorsque nous n’y prenons pas garde, prenons l’exemple des planches surélevées qui sont l’une des infrastructures les plus communes dans les jardins en permaculture. Les planches en butte ou en billon ont beaucoup d’avantages, y compris dans l’agriculture de plein champ mais leurs pentes latérales consomment beaucoup d’espace et sont facilement érodées par l’eau et/ou les grattements des oiseaux. Les parois latérales construites transforment les buttes en planches surélevées qui sont plus facile à travailler et qui permettent de cultiver sur des sols contaminés. L’équilibre entre durabilité et renouvelabilité que nous évoquions plus haut est une question importante lorsque l’on fait des planches surélevées. Plus la planche est élevée, plus la force qui s’exerce sur les côtés est importante, en particulier dans les sols argileux qui ont tendance à se contracter et à enfler. Les sols jardinés riches en matière organique et en nutriments dégradent quasiment tous les bois à part les plus durs. Une variété de matériaux de récupération et/ou de matériaux facilement renouvelables peuvent réduire l’empreinte écologique, tandis que des planches peu élevées mais intensément cultivées peuvent littéralement produire une tonne de nourriture au cours de leur petite durée de vie.

La croissance considérable du jardinage productif (inspiré ou non par la permaculture) a conduit le commerce à proposer des systèmes de planches surélevées construits en matériaux nouveaux. Parmi les meilleurs de ces systèmes, on en trouve qui utilisent du bois naturellement dur récupéré sur les haies brise-vent des fermes et qui peut durer des décennies.

Une étape supplémentaire dans l’intensification est la planche en bac qui réduit drastiquement l’eau nécessaire et permet la production de légumes dans des endroits où des racines invasives représenteraient un sérieux obstacle. Cependant, cela requiert un container ou une membrane. Les meilleures options commerciales utilisent une membrane de haute qualité, qui représente un coût supplémentaire important, mais qui peut se justifier dans la mesure où il répond bien au défi de produire des légumes frais dans le cadre de l’économie domestique.

Comme la réputation des légumes cultivés maison est désormais très répandue, les magasins d’outillage vendent maintenant des micros-jardins-bacs de maraîchage entièrement en plastique, déjà pré-équipés de filets de protection pour écarter les oiseaux et insectes ravageurs. A ce stade, l’intensification de l’infrastructure transforme la solution du jardinage nourricier en une pollution et une dégradation écologiques, plus grave peut être que celle des produits conventionnels qu’on trouve au supermarché. A mon avis, il vaudrait sans doute mieux que les personnes soucieuses de l’environnement achètent leurs légumes à des producteurs commerciaux recourant à des techniques d’exploitation simples mais consommatrice d’espace, de préférence locaux et bios, à travers un marché de producteurs ou le réseau de la Community Supported Agriculture (CSA).

Y-a-t-il des situations où je pourrais imaginer que de tels systèmes de potagers domestiques pussent se justifier d’un point de vue permaculturel ? Pour ceux qui vivent dans des appartements disposant d’un balcon ensoleillé, la satisfaction de faire pousser quelques légumes et aromatiques pourrait bien faire pencher la balance. En guise d’analogie, comparant l’énergie grise des petites serres d’appoint en façade à toutes les économies de chauffage dans les appartements et les maisons en Scandinavie, un conférencier au congrès Européen de la permaculture en 1994 avait pointé le fait que le plaisir de pouvoir lire un livre à la lumière naturelle serait peut-être suffisant pour dissuader un Suédois de s’envoler pour l’Espagne en hiver — ce qui, pour le coup, représente une sérieuse économie d’énergie !

Parce que l’abondance boostée aux énergies fossiles a ouvert des possibilités que les générations précédentes n’auraient pas même pu imaginer, il y a beaucoup de situations où de nouveaux projets d’inspiration permaculturelle peuvent améliorer ce qui ne marche pas et, avec un peu de chance, initier un processus de transition depuis la consommation irresponsable vers une productivité responsable. Imaginez un jeune enfant vivant en appartement mais au contact de la nature, et produisant de la nourriture pour participer à l’économie du foyer, qui serait conduit peu à peu à vouloir devenir fermier ; ce serait là, potentiellement, un énorme retour sur investissement social pour des parents tirant le meilleur parti de leur situation.

Certes, le micro-bac de culture acheté en quincaillerie n’est pas le comble de la production nourricière très intensive en ressources, même si l’on laisse de côté les frankenfoods de la viande de synthèse cultivée en laboratoire et les autres réponses de l’industrie à la crise du système alimentaire. Les cultures hydroponiques en intérieur et sous lumière artificielle qui explosent absurdement les prix du cannabis illégal peuvent contribuer à l’illusion que les projets de cultiver de la nourriture dans de telles conditions pourraient être l’une des façons de nourrir les villes denses à l’avenir. On a là vraiment un exemple de solution débouchant sur un problème encore pire en termes de consommation de ressources et d’impact environnemental. Au-delà des cascades de difficultés pour gérer la fertilité et les nuisibles dans de tels systèmes, utiliser de l’énergie renouvelable pour produire la quantité de lumière nécessaire à la croissance de légumes ou d’autres plantes à grands rendements ne rimera jamais à rien sur le plan énergétique.

Au-delà de la critique

S’il est facile de se montrer acerbe sur les façons dont des professionnels du développement durable, même bien formés, promeuvent parfois des solutions environnementales qui ne passent pas la rampe des critères solides et holistiques de la permaculture, les forces qui réinventent des comportements écologiquement délétères sous de nouvelles formes continuent d’influencer tout le monde dans les sociétés riches modernes. Dans la nature comme dans la société, de puissantes boucles de rétroactions positives renforcent des modèles éprouvés, mais elles sont généralement équilibrées par des boucles de rétroactions négatives qui limitent les excès de toute nature. Malheureusement, des décennies d’augmentation de la consommation des ressources et de croissance économique alimentées par des rétroactions positives, dans ce que le spécialiste de la durabilité Darrin Qualman appelle l’e-civilisation[17], nous conduisent à l’effondrement.

Dans leur livre, Comment tout peut s’effondrer[18], les théoriciens français de la collapsologie Servigne et Stevens parlent notamment de verrouillage structurel. Ce verrouillage se produit lorsque des acteurs ou des modes dominants dans un domaine quelconque acquièrent un quasi-monopole sur la mentalité et les marchés, qui interdit l’émergence d’autres acteurs ou d’autres méthodes. Ils donnent pour exemple la façon dont, malgré l’évidence démontrée et globalement admise que l’agriculture bio est énergétiquement plus efficace que l’agriculture chimique et génétiquement modifiée, les financements et la recherche restent obstinément rivés sur le raffinement de ces impasses pour la production alimentaire future. Ce verrouillage très complexe fait intervenir des facteurs techniques, psychologiques et institutionnels. Analysé à partir des principes de conception de la permaculture, ce verrouillage procède d’une incapacité à valoriser les réponses modestes, lentes, diverses et marginales, d’une focalisation aveugle sur l’obtention de rendements immédiats et facilement quantifiables, et d’une ignorance de la jurisprudence sur les externalités négatives des moyens dominants.

La question qui se pose est donc de savoir s’il y a le moindre espoir qu’après le pic des énergies fossiles une descente prospère s’enclenche vers une économie plus équitable et plus fondée sur les réalités biologiques, qui satisferait les besoins (plutôt que les manques et les addictions) et qui favoriserait toute une floraison de développements et d’épanouissements personnels et collectifs non strictement matériels.

Tout en pensant que certains éléments de cette vision utopique sont encore techniquement possibles, je suis convaincu que leur émergence dépend surtout de la propagation virale d’efforts modestes vers davantage de résilience, plutôt que de grandes stratégies visant à réparer le monde grâce aux nouvelles technologies. Cela dit, il est clair que, sauf scénarios d’effondrement catastrophiques, des grands projets pour “sauver le monde”, plus ou moins bien intentionnés, sont déjà dans les tuyaux. Je crois malheureusement que la plupart de ces efforts répèteront les modèles du passé et convertiront des solutions potentielles en nouveaux problèmes. Parmi toutes les innovations biotechnologiques, deux me paraissent représenter des leviers assez puissants pour contribuer éventuellement à soulager la crise mondiale, mais l’une comme l’autre risquent inévitablement d’être corrompues par les routines du passé si l’humanité ne parvient pas à se défaire des modes de raisonnement du capitalisme industriel. Il s’agit du biochar pour une agriculture régénérative, et de la permaculture marine pour des communs océaniques régénérés. Ces deux techniques disposent de modèles indigènes et traditionnels, et d’un corpus croissant de recherches et d’expériences au service de nouvelles applications. Toutes deux, enfin, peuvent répondre à de multiples aspects de la crise mondiale, et sont accessibles à l’échelle des foyers, des communautés et des petites entreprises pour renforcer des économies locales, résilientes et redistributives.

Biochar de biomasse

Le biochar est un charbon de bois fabriqué et préparé pour augmenter la capacité de rétention d’eau et de nutriments des sols productifs agricoles, ainsi que leur activité microbiologique. Parmi ses multiples avantages, on peut citer une plus grande résilience face au changement climatique, une augmentation des rendements et de la qualité des cultures, et par conséquent une amélioration de la santé et du bien-être des populations humaines.

En outre, le biochar a pour vertu de séquestrer le carbone plus durablement que les techniques traditionnelles de l’agriculture biologique, et pourrait par conséquent jouer un rôle majeur dans la lutte contre l’aggravation du changement climatiques et d’un certain nombre d’autres crises écologiques[19].

Le processus de fabrication du biochar libère l’énergie volatile de la biomasse ligneuse (et d’autres types de plantes). La technique de gazéification du bois peut capturer cette énergie et l’utiliser pour produire de l’électricité, du chauffage, ou alimenter des véhicules. La dernière fois qu’on y eut largement recours fut pendant les pénuries de carburant de la Seconde Guerre mondiale. Mais ces dernières années, la hausse des coûts de l’énergie et le changement climatique ont relancé la recherche et permis de nouvelles améliorations. Le plus grand obstacle à l’application généralisée de cette technologie est sans doute la crainte compréhensible que les forêts et les autres sources de biomasse ne soient englouties et qu’une autre technologie renouvelable ne débouche ainsi, encore une fois, que sur une destruction écologique pire encore que celle qu’elle était censée contenir. Cela étant dit, ce n’est pas la technologie elle-même, mais bien le capitalisme industriel mondialisé qui, dans sa ruée vers des économies d’échelle réelles et imaginaires, et en ne se limitant pas aux rendements durables de la biomasse excédentaire, est la vraie menace.

Les rendements durables de la biomasse ligneuse sont un sous-produit naturel de la sylviculture durable partout où les précipitations sont adéquates, et en particulier là où des écologies du feu consument périodiquement la biomasse forestière excédentaire dans des feux de brousses gérés et/ou ravageurs. La sylviculture écologiquement durable donne la priorité au maintien des services écosystémiques, de la biodiversité, et des rendements à haute valeur des arbres, plutôt qu’à la biomasse énergétique, au biochar et aux autres produits de faible valeur comme la pâte à papier.

Mais les gestionnaires forestiers du monde entier savent que l’éclaircissement des repousses denses en sous-bois accélère la maturité écologique, augmente la résistance aux feux de brousse, améliore le paysage, et lègue aux générations suivante la promesse de bois d’œuvre de haute qualité et de toutes sorte d’autres rendements. Par ailleurs, ces éclaircies génèrent de grandes quantités de bois de faible qualité et de plus petit diamètre. Savoir à quoi utiliser ce bois encourage à son tour ce travail d’éclaircissement.

Comme nous l’avons vu plus haut, les grandes monocultures d’arbres à pousse rapide qui couvrent le paysage sont une solution qui se retourne en problème. Et ce problème est encore aggravé lorsque les plantations de gommiers bleus ne répondent pas aux attentes en matière de taux de croissance et de rendements, ce qui conduit à les raser et à les brûler, et à renvoyer ainsi d’énormes quantités de carbone dans l’atmosphère – un symbole tragique du rapport dysfonctionnel de l’Australie aux arbres et aux forêts.

Nos propres et modestes efforts en matière de sylviculture indigène durable au cours du dernier quart de siècle sont sur le point de franchir une nouvelle étape, au-delà de rendements soutenables en miel, bois d’œuvre et bois de chauffe durables. Nous allons mettre mieux à profit les coupes d’éclaircie et d’élagage par une gazéification du bois, dont les sous-produits de biochar viendront enrichir des jardins maraîchers en permaculture.

Notre projet entend démontrer deux applications importantes de la technique de gazéification sur les terres attenantes à Fryers Forest, propriété de la société Fryers Forest Research and Development qui a réalisé le projet original de l’écovillage dans les années 1990.

La première concerne des véhicules hybrides gaz de bois / électricité adaptés à la gestion agricole et forestière. Nous pensons que la conversion électrique de camions légers peut éviter le recours à d’énormes bancs de batteries grâce à l’utilisation de petites centrales électriques au gaz de bois permettant d’alimenter et d’augmenter l’autonomie d’équipements tels que des grues et des déchiqueteuses.

La seconde application concerne des systèmes de production d’énergie à l’échelle de la ferme ou de la communauté locale, qui combinent les panneaux photovoltaïques en toiture avec la génération d’énergie de réserve au gaz de bois pour les périodes d’hiver nuageuses ou de forte demande, mais aussi de chauffage pour la transformation des aliments, le séchage du bois et d’autres activités domestiques, agricoles ou de petit commerce. Ces systèmes peuvent être autonomes ou connectés au réseau.

En mettant en œuvre ces systèmes d’échelle modeste, nous espérons établir un modèle qui démontre comment l’énergie bois stockée à disposition est complémentaire des énergies renouvelables intermittentes du solaire et de l’éolien, en particulier dans les zones rurales et provinciales de l’Australie. De la même façon que le photovoltaïque en toiture a permis aux Australiens de reconnaître le rôle de l’énergie solaire dans leur vie, des systèmes de production d’énergie d’échelle humaine à base de biomasse sont nécessaires pour que les Australiens comprennent le potentiel énergétique de la biomasse. Une foule de possibilités s’ouvre aux entreprises locales qui pourraient reprofiler les véhicules existants et fabriquer localement des équipements de gazéification, au lieu de continuer à consommer des panneaux, des turbines, des batteries et des voitures produites par des multinationales.

Il est ironique de penser que la recherche d’énergie et de modes de transport plus durables pourrait être le moteur d’une action concertée pour traiter la terre comme à la fois la source et le puit de tout le processus : une gestion sensible et continue des friches et des forêts plantées comme source ; et des sols microbiologiquement actifs enrichis au biochar comme puits de carbone pour produire des aliments sains dans les jardins et les fermes locales.

Peu importe que nous soyons concentrés sur la recherche de solutions locales qui assurent l’abondance et la résilience dans un monde changeant, ou d’abord inquiets de savoir comment les limites globales à la croissance pourront être surmontées, les principes éthiques et de conception de la permaculture sont des outils dont nous avons besoin pour saisir les opportunités et éviter le déraillement des monocultures globales de l’esprit. Mais pour éviter que le capital industriel mondialisé n’abâtardisse une nouvelle fois nos solutions, il est essentiel que les modèles que nous développons à l’échelle de sites privés se reproduisent de façon organique pour régénérer nos forêts plus vastes, et garantir que les gouvernements futurs ne pourront pas céder nos communs aux intérêts du capital mondialisé.

Permaculture marine

Brian Von Herzen, de la Climate Foundation a forgé le concept de “permaculture marine” pour décrire des systèmes destinés à cultiver des forêts de varech ou de laminaires qui puissent fournir nourriture, fourrages et engrais, séquestrer du carbone, et créer des milieux propices à l’épanouissement d’espèces variées de poissons. Au-delà de la restauration des forêts de laminaires déjà perdues à cause du réchauffement des océans, la vision de Von Herzen s’étend à l’idée de coloniser des environnements de pleine mer en provoquant artificiellement des remontées d’eau froide riche en nutriments depuis les couches plus profondes.

En créant des écosystèmes de forêts de laminaires là où il n’y en avait pas, ces projets, propositions et visions sont analogues aux premières visions de la permaculture qui projetaient des forêts terrestres capables de restaurer des paysages désertiques ou dégradés avec des espèces susceptibles d’améliorer le climat local, voire biorégional, tout en fournissant aux gens une abondance de nourriture, de fourrage, de combustible, de fibres et de matériaux de construction. Mais les règles et limites de la nature qui définissent la permaculture en milieu marin sont passablement différentes de celles qui prévalent en milieu terrestre.

Les algues, et en particulier les espèces de laminaires massives et à croissance rapide des régions tempérées, ont besoin d’un substrat suffisamment proche de la surface pour garantir une lumière adéquate à la photosynthèse. Dans la nature, ces conditions se rencontrent dans les zones littorales où la faible profondeur et la turbulence des vagues se combinent avec le ruissellement des rivières pour fournir les nutriments nécessaires. De la même façon que les digues, les plates-formes offshore et les épaves peuvent constituer des récifs artificiels colonisés par les mollusques, les coraux et les espèces de poissons qui vont avec, des structures immergées expressément conçues à cet effet peuvent servir de substrat pour des forêts de laminaires éloignées des côtes. Étant donné l’impact réduit des ondes de tempête, la croissance des laminaires peut être régulée par les récoltes et par les prélèvements des poissons herbivores. L’approvisionnement en nutriments peut être fourni ou complété par les remontées des eaux plus profondes et plus froides riches en nutriments, dont le pompage peut même être effectué en utilisant l’énergie diffuse du gradient thermique entre les eaux de surface plus chaudes et les eaux profondes plus froides.

Les laminaires à croissance rapide séquestrent le carbone à un rythme plus rapide que les arbres forestiers. Elles peuvent être ensuite raffinées en biocarburants ou coupées et stockées au fond de l’océan dans des quantités qui correspondent à l’échelle du changement climatique. Von Herzen pense que la permaculture marine aurait le potentiel de ramener la Terre vers un climat sûr, sans les risques induits par la plupart des autres formes de géo- ingénierie. Cependant, les principes de la permaculture suggèrent de commencer par des fermes littorales de culture d’algues plus modestes, de l’ordre de l’hectare, avant de développer des exploitations de cent hectares en pleine mer. Naturellement, les grandes manœuvres de ce genre dans les communs océaniques, soumises aux lois de la mer plutôt qu’aux lois terrestres des États nations, soulèvent toutes sortes d’alarmes pour beaucoup de gens – et le risque que cette solution crée de nouveaux problèmes, anticipés ou non, dès lors que les règles de conception du capitalisme industriel mondialisé en prendraient les rênes.

J’ai participé à des discussions et des recueils de données avec Brian Von Herzen (et Scott Spillias, de l’Université de Queensland) autour d’un projet visant à articuler les principes éthiques et de conception de la permaculture comme cadre pour guider non seulement les projets de fermes d’algues mais plus généralement l’“Économie Bleue”, qui se concentre sur les moyens de soutenir l’humanité à partir des ressources des océans. Une grande partie de la rhétorique et des efforts des gouvernements et des entreprises pour développer l’Économie Bleue montre tous les signes d’une répétition des erreurs de l’aquaculture industrielle, et plus généralement de l’agriculture industrielle. Nous espérons amener les experts de la protection des océans, de la gestion des ressources marines et de la mariculture à soutenir un cadre qui, nous l’espérons, pourra guider les pêcheurs, les marins, les consommateurs, les investisseurs et les décideurs politiques vers des cercles vertueux d’abondance régénérative, plutôt que dans la répétition des cercles vicieux de la cupidité, de la simplification de la diversité naturelle, de la surexploitation, et de l’inégalité dans l’accès et le contrôle des fruits de la nature.

Notre vision inclut la revitalisation des cultures indigènes et traditionnelles des peuples de la mer et des littoraux en utilisant les nouveaux systèmes techniques et de communication pour régénérer des cultures de flux qui soient en phase avec le domaine océanique où l’accès est plus important que la propriété. Il est bien possible que ce que nous apprenons dans les communs océaniques puisse informer et réformer la façon dont nous harmonisons la gestion des communs terrestres où vivent la grande majorité des humains.

Conclusion La domestication du feu qui permit à nos ancêtres d’utiliser le bois pour cuisiner, se chauffer, chasser et ménager les paysages, fut le point de départ d’un long chemin qui a conduit à la combustion des énergies fossiles et à la crise climatique.

En même temps que nous nous débarrassons de notre addiction aux combustibles fossiles, il est tout aussi essentiel que nous capturions et stockions le carbone dans les sols et dans les océans. Il est peut-être ironique que le réapprentissage de la maîtrise des arts du feu soit la clé du piégeage du carbone dans les sols aussi bien que de la satisfaction de besoins modestes en énergie pendant la crise. Et ce n’est pas un hasard si l’Australie, qui est le continent ou l’art et la science du feu furent élevés au rang des beaux-arts par les peuples indigènes, pourrait jouer un rôle central dans le rétablissement de cet équilibre entre la terre, l’air, le feu et l’eau.

La créativité de l’humanité est mise à rude épreuve quand l’enjeu est de trouver comment prospérer en faisant moins avec moins, de trouver de nouvelles façons de transformer les déchets et des dysfonctionnements en occasions de répliquer ce qui fonctionne, et de cultiver l’humilité nécessaire pour accepter la situation difficile à laquelle nous devons nous adapter avec grâce. Pour survivre et s’épanouir dans l’ère de la descente énergétique, l’humanité dans son ensemble doit réapprendre la sagesse indigène qui évite soigneusement de laisser les meilleures solutions se convertir en bons vieux problèmes.

Traduction française : Sébastien Marot


Références
[1] Même si parler ainsi de la nature fait froncer les sourcils de la plupart des scientifiques qui mettent en doute qu’il y ait le moindre signe d’auto-organisation descendante, et a fortiori d’intelligence, dans la nature.

[2] Cf l’explication des principes de la permaculture sur permacultureprinciples.com.

[3] Cf par exemple Rafter Sass Ferguson, Permaculture’s Dogma Problem at liberationecology.org.

[4] Cf par exemple F. C. King, The Weed Problem: A New Approach, 1915.

[5] Good Weekend Magazine, Juillet 2009.

[6] Même si l’industrie du pétrole emploie sans doute moins d’humains par milliards de dollars investis, ou par ressources extraites, que n’importe quelle autre industrie.

[7] Cf les tableaux du projet Drawdown sur le potentiel de la sylvopasture pour la séquestration du carbone : https://www.drawdown.org/solutions/silvopasture.

[8] Il s’agit d’une méthode de calcul où des profits par ailleurs importants pour le futur sont dépréciés par le taux d’intérêt monétaire du marché pour les emprunts. Étant donné que la plupart des systèmes permaculturels impliquent des investissements élevés au départ (par exemple pour planter des arbres), et un plus long retour sur investissement, les taux d’intérêts élevés des années 1980 “prouvaient” que la permaculture n’était pas économique.

[9] Cf mon article The Melbourne Model sur retrosuburbia.com.

[10] Une partie de ce cette efficacité vient de ce que les corps des poissons et des autres organismes aquatiques sont supportés par la flottabilité de l’eau.

[11] Cf par exemple The New Alchemy Institute et Ocean Arks International.

[12] Par exemple Mobisol qui fournit des systèmes à la demande à travers l’Afrique, et qui fut originellement développé par l’entreprise sociale Lumeter.

[13] L’expression d’“esclave énergétique“ est une façon d’exprimer la puissance des systèmes énergétiques en capacité de travail physique humain.

[14] Cf Frank Jossi, “How land under solar panels can contribute to food security” sur resilience.org.

[15] Bien que cet excellent article, How sustainable is PV solar?, par Kris De Decker, remonte à 2015, il montre comment de multiples facteurs, y compris la rapidité de leur déploiement, sapent la durabilité des panneaux photovoltaïques.

[16] Sans installation de traitement et avec un entretien minimal des tuyaux, un système d’irrigation de base doit être complété par des citernes domestiques d’eau de pluie pour l’eau potable.

[17] Darrin Qualman, Civilization Critical: Energy, Food, Nature, and the Future, Fernwood Press, 2019.

[18] Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer : manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil, 2015.

[19] Cf par exemple Albert Bates, The Biochar Solution: Carbon Farming and Climate Change, New Society Publishers, 2010.